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Résumée à trois grands traits, elle s'énonçait ainsi:
supériorité de la guerre défensive (incluant le cas particulier d'être "anticipée");
nécessité de la destruction des forces ennemies;
fonction de la guerre comme "simple continuation de la politique avec d'autres moyens".
Deux notions lui étaient essentielles, en ce qu'elles décidaient de la "décision de guerre": "moyen" et "fin".
L'essence de la guerre étant violence totale, illimitée, Clausewitz ironisait sur ceux qui pensent que la guerre peut être enchaînée, adoucie, intrinsèquement. À ce titre la guerre est toujours virtuellement "guerre absolue".
Par conséquence, si la guerre, acte de violence par essence illimité, était en situation de remplacer la politique en s'en rendant indépendante, elle en prendrait la place, et ne suivrait plus que ses propres lois (I.1. 23). Clausewitz insistait: "Si la guerre cessait d'être un instrument, elle détruirait jusqu'au concept de la Politique". D'où, que la fin politique -en tant que motif fondamental de la guerre- sera aussi la mesure pour le but qui doit être atteint par l'action guerrière et pour les effets requis (I.1.11).
Clausewitz subordonnait donc la guerre au politique, au principe que la politique réunit en elle les intérêts de l'administration intérieure des nations et des hommes, et -y compris- ceux de l'humanité. Plus précisément ceux de la Menschlichkeit, du "sentiment d'humanité" (VIII.6B). Ainsi pour Clausewitz la guerre réelle, du moins entre peuples non barbares n'était jamais une "guerre absolue". Mais toujours limitée, retenue, par les fins politiques, et sa conduite soumise à celles-ci.
Clausewitz ajoutait encore qu'une "saine politique est défensive dans son essence". Toute agression illimitée dans ses fins, ne pouvant que déchaîner la violence de tous.
Rien qui allait donc chez Clausewitz dans le sens de la "guerre d'anéantissement", option du Grand État major allemand en 1914. Rien qui aille dans le sens de la Totale Krieg, la "Guerre totale", théorisée en prolongement de la Vernichstungskrieg, par le général en chef des armées allemandes de 1916 à 1918, Éric Ludendorff. Soutien actif, par la suite, de la création du Parti national socialiste, et député du NSDAP en 1924.
Avec la "Guerre totale", Ludendorff installa a contrario de Clausewitz, la primauté du militaire sur le politique. Chez Ludendorff perçait, non pas une pensée de la guerre, mais un trait d'omnipotence et de destructivité qui ne met plus la guerre "absolue" en virtualité empêchée par les fins politiques comme chez Clausewitz, mais au contraire la plaçait en position séminale. La Paix comme finalité politique cède alors la place à la trêve, en intermède dans un état de guerre permanente. Une telle "Guerre totale" nomme tout à la fois la levée en masse de toutes les populations enrégimentées, sacrifiées, par le Pouvoir, et la guerre faite à toutes les populations adverses sans distinction civils/ militaires, combattants et non combattants. Elle englobe toutes les instrumentations qui lui servent; à commencer par celle organisée de la propagande mensongère, notamment sur les prétendues atrocités commises par les adversaires en effort d'exciter la rumeur, pour mobiliser "l'enthousiasme" des troupes et l'arrière des fronts; et d'autres propagandes pour déstabiliser les populations adverses.
Somme de violences protéiformes qui tuent en masse, une telle "Guerre Totale" en premier lieu efface tous les codes de la guerre que les diverses civilisations (l'Islam compris) avaient tenté au fil des siècles d'élaborer.
Première et Seconde Guerres mondiales effractèrent et affectèrent les montages de Civilisation, dans une hubris dont les sociétés contemporaines sont restées encore aujourd'hui entachées et dépendantes.
Un ensemble de cadrages de sécurités de base, de normativités et repères intangibles de l'état de culture, y disparurent, engloutis: l'air pouvait être empoisonné, la confiance en la vérité par principe démolie par l'arme affutée du mensonge de propagande systématisé, l'immunité de principe des populations civiles profanées, les actes de barbarie les plus archaïques sollicités. Et "matériel humain", nouveau syntagme chosifiant, devint dans les terres déchirées d'obus, un syntagme sémantiquement installé.
Un pattern fécond des guerres à venir, génocides et terrorismes contemporains, prenait forme. L'historien George Mosse le consigna sous le nom, encore débonnaire pour le coup, de "brutalisation".
Nous vivons dans ce monde d'après. "Cassure" et "rupture de civilisation" ont saccagé l'entendement auquel des siècles européens avaient travaillé à la construction. Ont aggravé l'état de carence éthique, comme on dit "carence alimentaire", et "carence affective". L'œuvre de Raison s'est dégradée en "raison instrumentale", et démaillée des exigences éthiques de Justice et de Vérité sans lesquelles elle n'est pas Raison.
En lieu et place, une scénographie formatée s'est installée en standard dans la "doxa". Devenue un substitut de pensée et un empêcheur de penser, cette scénographie distribue dorénavant les conflits dans le monde entre apparents "faibles" et manifestes "forts", figurés dans un jeu de rôle binaire. Il lui est inconcevable que le présupposé "faible" puisse être quelquefois autre chose que "bon" et que le stipendié "fort" puisse être autrement que "mauvais".
Elle trouve ses véhicules dans l'économie cognitive implicite des médias contemporains qui en guise d'évènements, aiment que le "facteur ait mordu un chien"; et en guise d'artifice moral, aiment tendre d'abord leurs micros à ceux qui savent communiquer sur leur dol, qu'ils fussent réels, ressentis, ou joués... Jusqu'à se détourner de tout fait qui contreviendrait à cette scénographie.
Cette scénographie érotisant l'ignorance, domine l'entendement immédiat des conflits guerriers d'intensités variées, ou bien "asymétriques", qui se multiplient sur les lignes de fracture et de partage entre cultures démocratiques fussent-elles approximatives et précaires et diverses formes de Terreur, tyranniques ou totalitaires, qui mènent des combats affines à la guerre suivant Ludendorff. Elle écrira ainsi, du terrorisme en général ou des missiles tirés depuis Gaza en particulier, qu'il s'agit de "la forme contemporaine internationalisée du combat éternel du faible contre le fort". S'y conforte au passage la perte de toute envie et toute curiosité de distinguer la vérité et du mensonge.
Aveugle au fait que ce sont deux modalités et mentalités de guerre, qui se font face à l'Est de la Méditerranée. Que l'armée d'Israël reste arrimée aux préceptes clausewitziens de la guerre. Bricolant, avec plus ou moins de maîtrise, des pratiques inédites en terrain fortement urbanisé, adaptées à l'époque technologique et communicationnelle: frappes ciblées, usages de drones, avertissements par tracts, sms, coups de téléphone.
Tandis que ses adversaires agissent et innovent dans les dimensions d'une guerre menée suivant Ludendorff. Certes disposant de moyens de portée limitée, limitée surtout par les systèmes de défense type "Dôme de fer", mais dans un dessein illimité destiné à tuer ou faire tuer en masse indistinctement populations israéliennes visées par les missiles et populations palestiniennes instrumentalisées en "boucliers humains". "L'enthousiasme" religieux y offre de surcroît la certitude en valeur absolue, la garantie de l'absence de doute. Mais sous ses apparences prémodernes, c'est pour mieux servir une modalité totalitaire toute moderne: "l'industrialisation de la mort". Syntagme dispersé hors d'Europe, dès 1938, chez par exemple Hassan Al Banna et sa Confrérie.
Sans oublier les fausses "nouvelles de guerre", manipulations lexicales et d'images, racontars et truquages, trop bien servies par une surmédiatisation piégée, sans la distanciation analytique requise pour faire son office bon d'information exacte...
Le Hamas, le Djihad Islamique, et groupes similaires, n'incarnent pas "les Palestiniens" dont ils n'ont pas plus à faire que des populations israéliennes. De même que les nazis n'étaient pas tous les Allemands. Par contre, ils sont des acteurs d'une résurgence inédite d'un totalitarisme par structure mortifère autant que meurtrier, qui multiplie les fronts en Irak, en Syrie, au Mali, au Caucase, au Nigéria, au Liban, au Maghreb, etc.
Critiquer la politique du gouvernement d'Israël, témoigner de son empathie avec les populations palestiniennes, se déjugent à escamoter ces réalités qui en effet contrarient aux représentations et balivernes massifiantes des opinions virales.
Il n'y a pas de Raison sans éthique, sinon elle n'est que chosification des humains. Il n'y a pas d'Éthique sans raison, sinon elle n'est que posture "angélique", définie par la philosophe Jeanne Hersch : "Attitude qui consiste à se procurer à bon marché des solutions moralement satisfaisantes et la conviction d'avoir bon cœur en se dissimulant les dures contraintes du Réel".
Raison instrumentale et angélisme sont dans notre époque les deux manières assurées d'enterrer le laborieux et précaire Travail de civilisation. Sans lequel aucune Paix ne saurait demeurer longtemps.