Tribune
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Publié le 5 Décembre 2014

La formation du ghetto (antisémite)

Par Marc Knobel

Avec beaucoup de justesse, le sociologue Didier Lapeyronnie a montré dans  « La demande d’antisémitisme. Antisémitisme, racisme, exclusion sociale », Les études du CRIF, septembre 2005, Paris, 44 pages, que l’antisémitisme et son expression dans les quartiers populaires en France sont un phénomène « récent » : malgré une réalité sociale en bien des points tout à fait comparable du point de vue de l’exclusion subie, ils n’existaient pas jusqu’à la fin des années 1980. 

Cependant, depuis cette période, trois changements se sont produits :

– Les possibilités de promotion sociale et d’intégration économique se sont fortement réduites pour les habitants des « quartiers sensibles », alors qu’à l’inverse, la discrimination et la ségrégation se sont renforcées.

– Les relations entre les habitants des quartiers et les institutions publiques se sont dégradées, tant avec la police qu’avec l’école, voire avec les services sociaux ; cette dégradation est perceptible dans le ressentiment et le rejet suscités par ces institutions et dans la montée de la violence exercée à leur égard.

– Enfin, la vie sociale interne des quartiers est marquée par un fort repli, la recherche d’un « entre soi » protecteur qui se traduit par la mise en place d’un « ordre social » spécifique aux quartiers de banlieues, ordre social marqué par une forte segmentation entre les groupes, l’absence de communication entre les sexes, l’ethnicisation des identités et le poids croissant de la religion.

Au fond, remarque Didier Lapeyronnie, en France aujourd’hui, l’antisémitisme semble bien accompagner la formation du « ghetto » et constituer l’une de ses expressions, l’une des manifestations du repli d’une partie de la population des quartiers populaires sur elle-même. Cependant, l’antisémitisme « d’en bas » repose sur un paradoxe : le sentiment antisémite ne se généralise par dans la population des quartiers populaires (malgré ce que l’on peut croire). Le chercheur rappelle en effet que les sondages montrent un rejet important de l’antisémitisme chez les jeunes. Il n’empêche. Certains jeunes sont aussi, pour une partie d’entre eux, le vecteur essentiel d’actions antisémites, comme l’ont montré différentes études. Ils sont à l’origine des incidents et des violences et alimentent la prolifération d’un vocabulaire explicitement antisémite. Pourtant, ils sont les premiers touchés par la ségrégation et la discrimination, massivement dirigées contre les populations arabes ou d’origine immigrée. Le « racisme » qu’ils subissent est largement institutionnalisé dans des pratiques sociales. À l’inverse, l’antisémitisme « d’en bas » qu’ils produisent ne se traduit pas par des « pratiques » institutionnalisées, probablement parce qu’il émane d’une partie d’une population qui n’en a pas les moyens sociaux et qui est elle- même la principale cible du racisme.

L’analyse de Didier Lapeyronnie est très juste. La formation du « ghetto », le repli (sur soi) d’une partie de la population aura des conséquences graves et porte en lui les germes de tensions multiples présentes et à venir (sociales, sociétales, ethniques, religieuses…). l’animosité envers les Juifs fait d’ores et déjà partie du paysage (urbain) : elle est présente, palpable et très inquiétante, car ceux qui l’expriment et la diffusent ne correspondent pas au portrait-robot de l’antisémite placardé dans toutes les têtes par le devoir de mémoire. Les jeunes qui vivent dans ces quartiers sont des laissés-pour-compte, certes. Mais, cela ne justifie en rien qu’ils rejettent et stigmatisent leurs semblables, violentent les filles, les femmes, les enseignants, les policiers ou les Juifs.