Tribune
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Publié le 4 Novembre 2014

Comment les islamistes radicaux endoctrinent les ados françaises

Par Pauline Verduzier, publié dans Madame Figaro le 4 novembre 2014

Parmi les Français partis rejoindre les groupes djihadistes en Syrie, on compte des dizaines de femmes, dont des adolescentes. La plupart sont de brillantes élèves qui rêvent de changer le monde. Reperées sur les réseaux sociaux, elles sont manipulées avec méthode. L'anthropologue Dounia Bouzar revient sur ce processus dans une enquête passionnante. Interview.

 

Photo D.R

Elles n'ont parfois que 14 ans. Approchées par des entremetteuses ou autres « princes charmants barbus », elles quittent leur pays en pensant sauver les enfants syriens. Et laissent des familles dévastées, découvrant avec horreur sur Facebook des conversations surréalistes et des photos en niqab. Dounia Bouzar a accompagné 150 familles de jeunes radicalisés, qu’ils aient ou non gagné le terrain d'une supposée guerre sainte. Devant l’étendue du phénomène, elle a fondé en avril le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’Islam (CPDSI) avec d’autres experts. Dans son livre Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l’enfer (Éd. de l'Atelier), publié en octobre, elle livre un récit poignant directement issu de leurs témoignages. 

Le Figaro/madame.fr.– Dans votre récit, beaucoup de témoignages concernent l’embrigadement de jeunes filles. Combien sont-elles ? Y a-t-il profil type ?

Dounia Bouzar.– Effectivement, dans un premier temps ce sont uniquement des parents de filles qui m’ont appelée. J’ai ainsi accompagné 60 familles de filles, sur 80 en tout. Aujourd’hui, on en est à 90 familles de filles sur 150 suivies. Avec une dizaine d’adolescentes qui ont rejoint la Syrie. La plupart d’entre elles ne sont pas d’origine maghrébine et n’ont rien à voir avec l’islam. Beaucoup viennent de familles athées. C’est comme la foudre qui tombe sur la maison. Ce sont toutes des filles brillantes, qui s’apprêtaient à faire médecine, sciences politiques ou des métiers altruistes. Certaines voulaient être infirmières, aides-soignantes ou assistantes sociales. Elles ont eu le malheur d’en parler sur leur page Facebook. L’une d’elles avait posté des photos d’un camp humanitaire au Burkina Faso où elle s’était rendue l’été. C’est comme si les terroristes avaient des chasseurs de tête psychologues qui repèrent les profils de personnalités qui veulent changer le monde et se battre contre les injustices. On dirait qu’ils font exprès de chercher l’élite. Ça touche toutes les classes, y compris les plus aisées. Même quand elles viennent de milieux populaires, ce sont toujours de très bonnes élèves tandis que pour les garçons, les terroristes visent plutôt des jeunes au chômage et avec des difficultés d’insertion.

Y-a-t-il un argumentaire spécifique pour embrigader les filles ?

Il y a d’abord un « tronc commun » aux filles et aux garçons. En premier lieu, on leur enlève toute confiance en la société et les adultes. On leur présente des vidéos sur la nocivité d’un vaccin, par exemple. De vidéo en vidéo, les jeunes se retrouvent dans une ambiance paranoïaque et deviennent convaincus que la société leur ment. La deuxième étape est celle de l’embrigadement. On leur parle de sociétés secrètes qui manœuvrent pour tuer les peuples et garder le pouvoir. C’est la théorie du complot. On leur demande : « De quel bord es-tu ? Est-ce que tu vas laisser les peuples se faire massacrer ? Réveille-toi ! ». On leur fait rejeter le monde réel. À la dernière étape arrivent les vidéos faites par les terroristes radicaux. On leur parle de la nécessité d’une confrontation finale avec ces sociétés secrètes, que seul l’islam est capable de détruire. Enfin, on en vient aux spécificités filles-garçons. On gave les filles de photos insoutenables d’enfants déchiquetés par Bachar el-Assad. On leur dit qu’il faut immédiatement arrêter leurs études en Occident pour les sauver. Aux filles, on fait croire qu’elles vont faire de l’humanitaire et aux garçons, qu’ils vont combattre les soldats de Bachar el-Assad. Les filles sont embrigadées sur la question de leur sensibilité qu’elles comptaient mettre au service de la société et qu’on retourne contre elles. Aucune n’est partie pour tuer.

Il y a aussi des promesses de mariage…

C’est un mécanisme très pervers. Chez les filles, ils arrivent à doubler l’embrigadement d’une emprise mentale de séduction. Des hommes les charment et leur font croire qu'ils sont des héros. Une nouvelle forme de princes charmants barbus, en somme. Parfois, ce sont des entremetteuses qu’elles finissent par appeler « ma chérie », « ma perle d’amour ». Ils parviennent ainsi à les couper des familles et des anciens amis de l’école de façon à avoir plus de pouvoir sur elles. Ils les mettent en rupture en leur faisant croire que l’école distille des mensonges. « Tes parents n’ont pas de discernement car ils ne sont pas élus par Dieu. Tes éducateurs, ils sont payés par le gouvernement pour t’endormir aussi. Ne regarde pas la télévision, les médias sont payés pour t’endormir », est le discours classique. Pour les filles qu’on a suivies, on arrive dans une position où les seuls qui communiquent avec elles, ce sont eux. Quand on analyse leurs téléphones, on voit qu’elles reçoivent une centaine de messages par jour. Cela commence dès cinq heures du matin. Parfois elles ne dorment plus. Elles sont dans une espèce d’exaltation de groupe. On les convainc aussi de porter le niqab ou le jilbab (longue robe, couvrant les cheveux et tout le corps hormis les pieds et les mains, NDLR). Je conseille aux parents de fouiller sous les lits, car ces tenues sont les premiers signes du danger. Elles l’appellent « mon doudou », « mon meilleur ami » ou « ma couette » et s’en servent comme d’un cocon, dans une forme de régression. D’ailleurs, pour celles qu’on a réussi à empêcher de partir, le plus dur est ce que j’appelle la « désintoxication jilbabienne ».  

Que se passe-t-il pour celles qui ont rejoint la Syrie ?

Dès qu’elles arrivent là-bas, on les marie, qu’elles soient de familles athées, catholiques, juives ou musulmanes. C’est systématique. On a vu récemment que certaines recevaient des chatons comme cadeau de mariage. On est dans un monde surréaliste. En les épousant, elles deviennent leur patrimoine. Quand elles sont mariées, elles sont à trois ou quatre dans une maison car il y a de la polygamie. Se marier, c’est se retrouver dans ces maisons pour garder les enfants avec un chef ou une femme plus âgée pour les surveiller, notamment quand elles appellent leurs parents. C’est toute une organisation. Quand elles ne sont pas mariées, elles sont parquées. On sait qu’il y a une maison avec 17 jeunes filles en attente de « distribution ». Depuis quelque temps, c’est pire, puisqu’ils les mettent enceintes le plus tôt possible. Ils se disent qu’elles seront moins tentées de fuir si elles ont un bébé.

Cette situation n’agit-elle pas comme un signal d'alerte dans l’esprit des jeunes filles ?

C’est plus pervers que ça. Au départ, elles adhèrent complètement à ce qui leur arrive. Dès les premiers jours, elles sont encore dans leurs fantasmes de « Belle au bois dormant ». Elles sont passionnées. La perversité de l’emprise mentale, c’est qu’elles imaginent qu’elles sont au summum de la régénération du monde et qu’elles ont été élues. On les « robotise », comme disent les mères. C’est ce qui se passe dans le cas d’Adèle (personnage du roman, NDLR). Le groupe pense à sa place et définit qui elle est. Elle refuse d’être appelée par son prénom et dit à sa mère que ce n’est plus sa mère. Ils arrivent à désaffilier les filles. Elles sont anesthésiées et ne ressentent plus rien. C’est très dur pour les parents parce qu’ils ont l’impression d'avoir perdu leur enfant mentalement. Mais on peut dire que les filles parviennent à se désendoctriner dans plusieurs situations. La première, c’est grâce à l’évocation répétée de souvenirs d’enfance par les parents. La deuxième, c’est quand elles sont enceintes. On s’aperçoit qu’au moment où l’enfant se met à bouger, elles ont de nouveau une voix normale au téléphone. C’est comme si ça remettait la filiation en place. La troisième, c’est lorsqu’elles assistent à l’égorgement d’un musulman syrien ou en entendent parler. Elles se mettent à pleurer et veulent rentrer. C’est à ce moment qu’elles parlent de terroristes et réalisent le décalage entre le discours et la réalité. Mais là, c’est trop tard. En vérité, aucune fille n’a encore réussi à rentrer.

Que conseillez-vous aux parents dans votre accompagnement ?

Je passe mon temps à dire qu’il ne faut pas essayer de raisonner ses enfants parce qu’ils pensent qu’on est jaloux de ne pas détenir la « vérité ». Ensuite, ils doivent apprendre à évoquer ces fameux souvenirs d’enfance. Les parents d’Adèle cherchent des photos qui ont marqué sa vie pour toucher son cœur, puisqu’on ne peut pas raisonner avec elle. Quand l’enfant répond « Ah oui, je me souviens », le parent n’a qu’une envie, lui dire : « Espère de tarée, tu vas rentrer à la maison » et lui coller deux baffes. Mais si ça arrive, tout est foutu et on a trois mois sans appels. C’est très dur à mettre en place et ça demande un coaching de tous les instants. Au départ, on a la famille au téléphone trois heures par jour. Avec notre réseau, les mamans se coachent entre elles et coachent les pères. On a les parents de ceux qui sont partis, de ceux qui sont encore là, des groupes de paroles de jeunes filles désendoctrinées, etc. Tout le monde aide. Ils n’ont plus peur de dire : « Ma fille a une amie qui veut se marier par Skype avec un prince barbu. Vite, Dounia, essaie de la repérer. » Aujourd’hui, on a tout un réseau qui forme une chaîne humaine de la vie contre la mort et qui empêche d’autres ados de se faire kidnapper. On en a sauvé beaucoup grâce aux médias, au numéro vert du gouvernement et à cette chaîne humaine. Maintenant, quand des jeunes sont endoctrinés, on arrive à les sauver avant qu’ils ne partent.

Quel rôle jouent celles que vous nommez les « mères orphelines » dans ce réseau de solidarité ?

Pour moi, les mères ont un rôle spécial. Quelles que soient leurs origines sociales, leurs histoires, leurs quartiers, elles ont réussi à transcender leurs différences et à créer une solidarité d’écoute quand elles se réunissent pour échanger des bonnes pratiques. Elles m’ont submergée par leur douleur et leur force. Ce sont elles qui m’ont encouragée à écrire le livre : « il faut que tu portes notre parole et que les gens sachent que ça peut arriver à n’importe quel parent. » Face à la souffrance, je peux vous assurer qu’elles sont effondrées mais elles arrivent à rester droites. Elles mettent en place des stratégies, deviennent des détectives. Elles enregistrent les conversations, échangent les informations : « Qui est avec qui ? Ton fils, il est arrivé quand ? Ma fille et ton fils vont peut-être se marier ensemble. Demande-lui tel renseignement. » Elles sont dans la lutte, elles vont voir les ministres et les médias. Au début, quand j’appelais les premières concernées pour leur dire que je savais ce qu’elles vivaient, elles pleuraient et n’en revenaient pas que je les croie. Les terroristes arrivent à couper les enfants du monde et leurs mères avec. Mais tout cela a aujourd’hui changé grâce à notre réseau. Ça permet à la maman de retrouver un lien humain. Les mères m’ont aidée à comprendre le processus. C’est comme si on avait co-écrit le livre. Elles ont beaucoup apporté en termes d’information et de protection, y compris au ministère de l’Intérieur. La France leur doit beaucoup.