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Par Jacques Wels, sociologue et chercheur à l’université libre de Bruxelles, publié dans le Monde le 23 janvier 2015
Dans un article publié dans les pages du Monde (15.01.2015), le sociologue Didier Fassin, reconnu internationalement pour son expertise, notamment en matière d’inégalité sociale et de santé, met en garde le lecteur : il est, selon lui, nécessaire de penser les réactions suscitées par le massacre de Charlie Hebdo.
Comprendre les tueurs, comprendre ceux qui n’ont pas participé à la manifestation du 11 janvier, comprendre les brûleurs de drapeaux français. Le constat est relativement simple. Dans un contexte tendu, il est plus facile de juger et de sombrer dans une ambition sécuritaire que d’analyser plus finement les « déterminants sociaux » qui mènent à de tels actes et à de telles réactions.
Le sociologue met évidence la responsabilité de la France. Les actes commis et les réactions qui leur ont succédé sont intimement liés à l’histoire de France et résultent des politiques menées depuis des décennies vis-à-vis des populations d’origines immigrées. Sobrement, l’article sera intitulé « Notre société a produit ce qu’elle rejette aujourd’hui comme une monstruosité infâme ». Et, selon le professeur Didier Fassin, d’analyser la production sociale de tels actes.
Une vieille rengaine sans résultat
Le discours n’est pas neuf. On se souviendra des théories développées par Bourdieu à propos du champ scolaire dans les années 1970. Montrant que l’école n’est pas – contrairement à sa vocation première – un ascenseur social, Bourdieu a mis en avant l’idée que l’école est avant tout une institution reproductrice des dominations. Le pauvre restera pauvre. Le fils de chômeur sera chômeur à son tour. En conséquence, son travail montrera que « si on veut », on ne peut pas toujours.
Cette idée, que je paraphrase ici, a fait l’objet d’un livre intitulé La Distinction. Critique sociale du jugement, publié en 1979. Les théories de Bourdieu ont eu un écho considérable tant pour des générations d’étudiants en sociologie – dont j’ai fait partie – que pour les politiques menées par le Ministère de l’Éducation nationale.
Qu’en a-t-il résulté ? Si les théories sont justes, leurs effets sur les mécanismes de reproduction ont été nuls, voire négatifs. Autrement dit, la mise en évidence de la reproduction sociale par l’école et sa prise en compte pour tenter d’améliorer les chances de réussite scolaire et sociale des élèves défavorisés « dès la naissance » n’ont pas produit d’effets positifs. Le pauvre reste pauvre. La question se pose. Comprendre, oui. Mais à quelles fins ?
« Excuse sociologique » et humiliation publique
L’« excuse sociologique », mentionnée par Fassin, ne contribue pas à améliorer la situation des individus : elle contribue à le déposséder de tout espoir de réussite, elle contribue à faire des individus sans destin individuel, emprisonnés dans un flux collectif sur lequel ils n’ont aucune marge de manœuvre. Peut-on imaginer l’humiliation qu’il y a à n’envisager les faits que sous la loupe les déterminants sociaux ?
Si l’on s’en tient au cas qui nous occupe, une théorie des déterminants sociaux donnerait à penser que l’ensemble des personnes issues de l’immigration est défavorisé sur le marché scolaire, que l’ensemble de ces individus est susceptible de se radicaliser et que, potentiellement, les personnes de confession musulmane sont potentiellement dangereuses pour l’intégrité physique des Français non issus de l’immigration.
Or, tel n’est pas le cas. La société française n’est pas une société en guerre. La majorité des individus compose une masse bigarrée, pacifique et bienveillante. Si les inégalités existent, profondément ancrées, elles n’ont pas pour résultante permanente une violence et un rejet de la France. Il est donc nécessaire d’aller voir au-delà des inégalités les dynamiques qui mènent à l’extrême.
Il y a bien une responsabilité individuelle
Pour Bourdieu, les individus sont déterminés par des « structures structurées structurantes » (pardonnez-moi ce jargon). Autrement dit, il existe des déterminants sociaux que les individus contribuent eux-mêmes à forger. Il y a donc bien une responsabilité individuelle. Quand on veut, on peut, parfois. Mais la force du « pouvoir » individuel sera fonction de nos origines sociales et ethniques. Il est plus facile de pouvoir lorsqu’on est blanc comme neige et issu de l’aristocratie (comme une grande majorité des sociologues), mais pas impossible de pouvoir lorsqu’on est basané et issu d’un milieu social plus faible.
Si l’on ne laisse pas de responsabilité à l’individu, ce dernier n’a plus le choix que de brûler des drapeaux. Voilà le sens profond de l’excuse sociologique : il n’y a pas de salut sur terre pour l’être humain et cette impasse mène au pire... Lire l’intégralité.