Tribune
|
Publié le 3 Février 2015

Badiou : misère de la "lumpen-philosophie" - Charlie, les Juifs, l’Islam

« C’est un drame pour l’université française qu’elle puisse continuer à produire ce type de pensée »

Par Jacques Tarnero, publié dans Causeur le 2 février 2015
Cette fois-ci, il ne s’agit pas de propos d’amphithéâtre destinés à éblouir un public étudiant avide de pensée radicale. Le maître a aussi une responsabilité politique, sociale, éducative puisqu’il est Professeur. Le Professeur émérite a charge d’âme. Dix-sept âmes se sont envolées sous les balles de tueurs fanatisés et leur sang est à peine sec que monsieur Badiou vient dispenser sa leçon dans Le Monde (1). C’est un drame pour l’université française qu’elle puisse continuer à produire ce type de pensée. C’est un autre drame que de la considérer comme importante dès lors que sa notoriété dépasse les  limites de la rue d’Ulm. Quelles séductions s’opèrent dans les relais médiatiques ? Pourquoi le journal de référence lui accorde-t-il une pleine page ? Avec son collègue Balibar (dans Libération) voilà que la gauche de la gauche théoricienne reprend du poil de la bête. Après s’être trompée sur tout, elle persiste et signe et il y a un public pour applaudir cela et cela est consternant, car le prix à payer est souvent celui du sang.
Badiou et Balibar parlent en connaisseurs. Le premier a applaudi la victoire des Khmers rouges,  le second a certes déploré l’assassinat le 31 juillet 2002 d’un étudiant (David Gritz) de son université (Paris X Nanterre) dans un attentat à la bombe à l’université de Jérusalem tout en trouvant de bonnes raisons à l’acte des tueurs. Dans sa livraison au Monde, Badiou adopte une démarche identique à propos des récents massacres à Paris. Bien sûr, il déplore le sang sans regarder ses mains toujours blanches. Ces grands esprits soucieux du sort des pauvres et des déshérités perpétuent une tradition universitaire française : ils adorent se tromper avec Sartre plutôt que d’avoir raison avec Aron. Cela mérite quelques commentaires.
1 – Selon Badiou, l’Islamisme meurtrier ne serait pas islamiste, mais seulement fasciste. En manque de concepts fins parce qu’élevés dans la misère culturelle des banlieues les Kouachi-Koulibaly seraient en fait l’avant garde armée d’un sous-prolétariat en lutte enfermé dans le ghetto de leurs identités premières. Rabattre les jihadistes dans les catégories du fascisme permet de faire l ‘économie d’une analyse de la mécanique intime de l’Islamisme. Badiou a déjà développé l’idée que Hamas et Hezbollah représentent en fait ce type d’avant-garde face au capitalisme colonialiste dont l’Etat sioniste serait lui même la figure de proue. La composante islamiste des assassins de Charlie n’est donc pas prise en compte par ces Professeurs émérites.
2 – La part antijuive des assassins de l’hyper casher est peu considérée par Badiou. Le qualificatif d’antisémite n’y est noté que du bout de la plume. Il faut dire que le mot « Juif » n’ayant dans la pensée du maitre qu’une portée fictive, l’antisémitisme qui le combat en est lui même une fabrication. Dans L’antisémitisme partout(2), Badiou dénonce cette fiction propagandiste au service de l’Etat d’Israël.
3 – La source du Mal serait donc le capitalisme dont Charlie hebdo était le bouffon inoffensif. Ce dérivatif "pipi-caca-culcul" était toléré par le système, car cette fonction d’amuseur servait la machine à profit, tandis que l’appareil idéologique d’Etat nommait subsidiairement des ennemis aussi fictifs que dérivatifs (le voile à l’école, l’antisémitisme des « jeunes des quartiers ») et mettait en place ses règles répressives : loi sur le voile, chasse au faciès, etc.
4 – Le tandem Badiou-Balibar mérite d’être élargi à un trio, tant Edgar Morin développe sur ces questions des positions proches. Avec son ami Stéphane Hessel, autre grand cœur aux concepts moins affutés, mais à la niaiserie tout aussi agressive, Morin inverse les termes du réel : les vrais responsables de l’antisémitisme sont à aller chercher dans ce qui fabrique la misère sociale qui engendre des tueurs par désespérance, tandis que les Juifs reproduisent contre les Arabes/Palestiniens des comportements et des politiques dont ils furent eux mêmes victimes. Comment dès lors s’étonner de la haine qu’ils eux mêmes fabriquée et qui se retourne contre eux ?... Lire l’intégralité.
Notes :
1. Edition du 28 janvier 2015.
2. La Fabrique éditions. 2011. Cosigné avec Eric Hazan.