Tribune
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Publié le 28 Janvier 2015

Auschwitz, horreur symbolique absolue de l'antisémitisme

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Par Alexandre Adler, Historien et journaliste, publié dans le Huffington Post le 27 janvier 2015
Etrange célébration que celle du 70ème anniversaire de la libération d'Auschwitz. Les 70 ans passés ne représentent en effet aucune « date ronde » et la seule importance humaine de cet anniversaire tient seulement au fait que les derniers survivants, les derniers témoins oculaires, approchent aujourd'hui de leur âge ultime. Or, comme on connaît malheureusement l'importance de l'épisode négationniste dans l'histoire d'Auschwitz, la disparation de ces précieux témoins nous plonge aussi sans doute dans l'angoisse d'une renaissance de ce même négationnisme, dont on sait par ailleurs qu'il fait partie intégrante de la doxa islamiste actuelle. Il n'empêche que cette libération, intervenue dans la gêne et la honte, n'a jamais revêtu le caractère véritable d'un nouveau départ. Tout le monde sait bien que l'image définitive de la fin du 3ème Reich, c'est le grand photographe de presse juive russe Evgueni Khaldei qui en a fait don à l'humanité en faisant poser trois soldats de l'Armée Rouge en train de hisser le drapeau soviétique sur le sommet du Reichstag à Berlin. On comprend parfaitement que l'étendue de l'horreur et le caractère irréversible de la tragédie - plus d'un million de victimes dans le seul camp d'Auschwitz entre 1941 et 1945 et environ 5 millions et demi de Juifs exterminés pendant la même période dont sans doute un bon million d'enfants - dépassent toute célébration, quand ce n'est pas toute pensée. Pourtant, avec le passage du temps, cet événement terrible prend un caractère de plus en plus différent. Si la libération d'Auschwitz fut presque un hasard -elle ne figurait pas dans le plan d'opérations soviétiques- et essentiellement le résultat d'une résistance plus dure que prévu des forces allemandes autour de la vieille capitale polonaise de Cracovie, sa signification n'a cessé depuis lors de grandir. Et, de proche en proche, les réactions des uns et des autres à Auschwitz n'ont cessé, elles aussi, de se réverbérer dans l'image qui émerge aujourd'hui de nos souvenirs et de nos cauchemars.
Auschwitz en effet apparaît tout d'abord comme l'horreur symbolique absolue de l'anti sémitisme.
Ce dernier n'était alors qu'une opinion parfaitement légitime qu'un Bernanos, étouffé dans l'ouate de son exil brésilien, professe encore innocemment en 1946 sans en comprendre la nouvelle impossibilité métaphysique. Ce n'est pas qu'Auschwitz ait aboli l'antisémitisme, mais il l'a transformé. Désormais, celui-ci devra assumer divers masques de qualité inégale, du catholicisme intégré exalté à l'anti-mondialisme rebelle sans assumer toutefois la courbe logique que ce sentiment de rejet a pu revêtir à l'apogée de l'Apocalypse européenne du XXème siècle. C'est aussi la raison pour laquelle toute reprise ouverte de l'antisémitisme suppose d'abord que l'on rejette la réalité des faits ou que l'on ergote sur le nombre réel des victimes, comme par exemple l'actuel Président de l'Autorité palestinienne Abou Mazen. Mais la virulence de ce combat d'arrière-garde ne rend pas compte de la défaite totale de ce point de vue sous le regard de la pensée. Auschwitz, désormais, impose à tous le caractère pathologique, et pour finir suicidaire, au regard de l'humanité, d'un antisémitisme, en réalité plurimillénaire. Auschwitz interdit aussi toute distance de ce spectacle irreprésentable. Depuis le livre d'Esther qui raconte le premier projet d'extermination, celui du Vizir des rois de Perse Aman, le peuple juif a pris l'habitude de plaisanter et de dénigrer l'impuissance de ses ennemis. Il en était résulté jusqu'à 1940 ce que les humoristes viennois nommaient volontiers le « Galgenhumor », l'humour sous la potence. Malgré les bonnes intentions des cinéastes, comme le pauvre Benigni, l'humour ici ne passe pas. Le rire, qui est pourtant le propre de l'Homme, atteint ici son propre théorème d'incomplétude : on ne peut rire de tout.
Enfin Auschwitz, et cela aura été son legs le plus immédiat, jette une ombre définitive sur la notion de civilisation. Après nous avoir rabattu les oreilles des crimes des cannibales, l'Amok javanais, des assassinats rituels des adorateurs de Shiva en Inde, et des sacrifices humains obsessionnels des Aztèques, l'humanité découvrait que le crime absolu s'était finalement commis en toute déconnexion de l'arriération et de la barbarie. La notion rousseauiste de « Bon sauvage » triomphait alors, peut-être même un peu trop facilement de l'éclatante démonstration de la cruauté sans limites atteintes par le peuple de Goethe, de Kant et de Beethoven, tout juste 150 ans après cette extraordinaire floraison. L'heure était venue de l'anti-historicisme radical de Lévi-Strauss sur le plan de la pensée, de l'anti-colonialisme radical sur le plan de l'action : il n'y aurait plus jamais de « mission civilisatrice de l'Europe ».
En revanche, le peuple juif n'en avait pas fini pour autant avec les épreuves de l'Histoire. A peine les portes du Camp s'étaient-elles ouvertes, qu'un certain nombre de forces associées eurent décidé de passer à l'action pour achever le projet terrible des nazis. Les éléments les plus actifs de la Ligue arabe qui venait d'être créée, et où les anciens sympathisants d'Hitler, dont le célèbre mufti Husseini, pensaient déjà qu'un petit créneau était possible pour, à la faveur des grands tourbillons de 1945, liquider toute présence juive en Palestine avant qu'un plan de partage, déjà esquissé par Londres en 1938, n'intervienne finalement. La diplomatie britannique et une bonne partie de l'opinion anglaise étaient, avec l'hypocrisie nécessaire, favorables à cette deuxième solution finale qui n'excluait nullement l'évacuation humanitaire des survivants vers des cieux moins hostiles que le monde arabe à leur présence. Pourtant, avant que les armes ne parlent, la notion d'Auschwitz était déjà passée par là. La mise sous clefs des « personnes déplacées » dans les camps de transit en Allemagne fut jugée bientôt insupportable par l'opinion américaine et l'installation forcée des réfugiés de l'Exodus dans un nouveau « camp » de transfert à Hambourg souleva d'indignation les opinions européennes, notamment françaises, tout autant que la puissante communauté juive américaine. L'Amérique, sous la pression de Truman, dut alors à pas comptés se détacher de l'antisionisme britannique, et sans prêter main-forte à la communauté juive de Palestine, voter à tout le moins pour l'instauration immédiate d'un État d'Israël résultant d'un plan de partage du pays. Désormais, Israël était sauvé et le peuple juif, incrédule d'avoir survécu à de telles épreuves, contractait avec ce nouvel Etat des liens affectifs où se mêlaient la conscience d'horreur du passé récent et l'espérance d'un avenir qualitativement différent. Auschwitz nous présente néanmoins devant un paradoxe historique véritablement incompréhensible. Car, si symboliquement le camp d'extermination fut libéré et aboli par l'action de l'armée soviétique, comme nous le rappelle dans son ironie amère Primo Levi, il est également vrai que l'Etat d'Israël fut essentiellement secouru dans son aléatoire naissance essentiellement par la même Union soviétique (la France officielle s'efforcera d'aider elle aussi dans un élan tout à la fois gaulliste et communiste, mais avec l'opposition tenace de la diplomatie et de certains services secrets de Paris).
Il y a donc une étonnante rencontre, un mathématicien dirait une singularité initiale, dans le rôle assumé par l'Union soviétique victorieuse, la fin du génocide avec la fermeture d'Auschwitz et, deux ans plus tard, la naissance de l'Etat d'Israël. Certes, la doctrine marxiste ne faisait que peu de cas de l'histoire et de la philosophie du peuple juif, pour ne pas parler du sionisme radicalement condamné en tant que philosophie. C'est donc la violence inouïe de la guerre qui aura précipité l'Union soviétique, pourtant stalinienne, dans un infléchissement, au moins pratique, de la doctrine qui demeure à ce jour mal expliqué. Dans le fond, l'irrationalité totale en apparence du projet hitlérien ne pouvait en rien correspondre à la doctrine marxiste véritable : la bourgeoisie allemande avait sacrifié sans Etat d'âme sa composante juive, pourtant fondamentale dans la banque, la technologie et même l'industrie aéronautique… Lire l’intégralité.