Tribune
|
Publié le 2 Novembre 2004

Le retour de Garaudy ?

Lorsque le film « la Porte du Soleil » de l’Egyptien Nasrallah - qui présente la guerre d’indépendance de 1948 comme une attaque impromptue des « Juifs » contre les villages palestiniens – a été diffusé sur le petit écran les 7 et 8 octobre 2004, on a pu lire dans des magazines de télévision des articles et résumés faisant état d’un film qui relate la véritable histoire des « atrocités commises par les Israéliens » en face des « mythes » véhiculés depuis 1948 par l’historiographie israélienne.



Le 16 octobre, dans une page consacrée aux 60 ans du quotidien le Monde, le correspondant du journal en Israël, était encore plus explicite. Pour lui, « Dans les mois qui suivent ce 14 mai 1948, les mythes fondateurs de l'Etat juif se gravent dans les esprits. Pour longtemps ».

Après avoir énuméré ce que sont selon lui ces mythes, il poursuit : « Le dirigeant le plus prestigieux de l'histoire du pays [Ben Gourion] sait pourtant que la proclamation de l'Etat va au contraire mettre le feu aux poudres, dresser les murailles au lieu de les abattre. Mais, pour lui, le destin du sionisme, sa réalisation, passe par l'épreuve de force ».

Selon cet article donc, c’est la fondation même de l’Etat d’Israël qui est responsable de la situation actuelle, et – lit-on entre les lignes – la construction actuelle du « mur » était déjà annoncée dès cette proclamation.

Un ouvrage édité en 2002 par les éditions « Autrement » refait surface aujourd’hui par le biais d’une publicité insérée sur différents supports et en particulier dans la page « boutique » d’un site d’entraide généalogique qui propose « plusieurs milliers d'articles destinés aux généalogistes ». La quatrième de couverture de l’ouvrage en question, reprise dans cette publicité affirme : « Du côté israélien, 1948 fut une guerre d’indépendance victorieuse qui aboutit à la création de l'État d’Israël. Israël s’est construit autour de cet événement, politiquement et "symboliquement". Très tôt, l'historiographie israélienne s’est emparée de cette victoire pour en tirer des "mythes fondateurs", tels que "une terre sans peuple pour un peuple sans terre", "les Palestiniens ont fui les combats volontairement", ou encore "Israël a accepté la partition de l’ONU en 1947 alors que les Arabes l'ont refusée"… Tous ces récits mythiques sont ici revisités et, souvent, mis à mal ». Les auteurs de l’ouvrage sont une dizaine d’historiens (palestiniens, britanniques ou nouveaux historiens israéliens). Sans que son nom ne soit cité, c’est bien le titre de l’ouvrage de Roger Garaudy qui est paraphrasé dans cette présentation. Parmi les « vérités » de cet ouvrage, on note une chronologie qui inclut le « plan dalet » israélien, mais ignore les plans de « rejet à la mer » des Juifs par les armées arabes ou qui parle de « l’opération israélienne pour ouvrir la route de Jérusalem », sans en mentionner le siège de cette ville par les Arabes, ou encore un article sur la « révolte arabe » qui ignore les pogroms anti-juifs. (l’article a aujourd’hui été retiré du site en question).

Imaginez un historien qui prétendrait écrire la « véritable » histoire de la seconde guerre mondiale en évacuant comme « mythe » ce qu’il considère comme « historiographie du vainqueur » et s’attellerait à instruire un dossier à charge contre celui-ci en oubliant d’instruire ce qui concerne la partie adverse. Imaginez qu’il ne retienne alors de l’histoire que les plans du « vainqueur » (en détournant au besoin quelques phrases de leur contexte historique) et, comme événements pertinents, que les bombardements de Dresde et de Berlin ou la bombe sur Hiroshima, oubliant le projet hégémonique allemand et la Shoah.

S’agissant du conflit israélien, on est de plus en plus fréquemment confronté à ce nouveau credo pseudo-scientifique et pseudo-pacifiste qui mène une instruction entièrement à charge contre Israël et oublie complètement d’instruire ce qui concerne les actions de la partie adverse du conflit. Parce qu’il s’est conformé au plan de partage voté aux Nations Unies, parce qu’il a proclamé la naissance de l’Etat d’Israël, parce qu’il avait un plan en cas de guerre dans ses tiroirs, Ben Gourion serait responsable des 60 ans d’histoire qui ont suivi.

Lorsqu’elle prête toutes les mauvaises intentions, toute la responsabilité de l’histoire à Israël et à l’Occident, lorsqu’elle donne à voir les peuples « du Sud », et en particulier les Arabes, non comme des sujets, mais comme des objets de l’histoire ; non comme des acteurs, mais comme des êtres « agis » en permanence, l’historiographie tiers-mondiste non seulement analyse l’histoire à l’aune des événements qui ont suivi ou de l’action politique actuelle, mais elle redonne des couleurs aux fantasmes de la colonisation. Au lieu de s’intéresser à la complexité du monde et des acteurs de l’histoire et de bâtir du sens à partir des faits, elle reconstruit les faits à partir d’un sens défini a priori. Elle s'étourdit dans un simplisme manichéen et idéologique qui désigne des « bons » et des « mauvais ». Nourrie d’un anti-racisme condescendant - fait davantage d’apitoiement relativiste que de réel humanisme universaliste - elle infantilise les Arabes en les considérant comme des victimes permanentes et de simples spectateurs passifs de leur propre histoire ; ne leur attribuant ni intentionnalité ni initiative, cette historiographie les désigne de fait comme des « incapables » au sens juridique du terme.

Cette conception du conflit est confortée par les narrations d’agences de presse. Pour ne citer que quelques exemples récents, tout au long de l’opération « Jours de pénitence », l’AFP a compté, parmi les victimes de cette opération, les Israéliens atteints à Sderot, en territoire israélien, par l’attaque à la roquette Kassam qui l’a déclenchée, mais aussi victimes de l’opération pour l’AFP, les terroristes palestiniens tués en territoire israélien en voulant attaquer un kibboutz. Encore, ceux qui suivent les dépêches concernant Israël auront pu observer que l’AFP - qui incluait sans état d’âme le 22 octobre un « accident du travail » dans son décompte des morts palestiniens - s’est livrée les 24 et 25 octobre à un véritable matraquage sur les morts palestiniens avec pas moins de 7 dépêches successives le 24 entre 20h48 et 23h51 (plus de deux par heure), 4 ensuite le 25 entre 0h07 et 4h43, puis à nouveau 8 entre 7h38 et 11h19, suivies de deux autres à 16h21 et 17h19, égrenant de demi-heure en demi-heure le décompte de ces morts. A l'inverse, elle n’a pas relayé l’information sur les dizaines d’obus de mortiers qui sont tombés (et continuent encore de tomber) en quelques heures vendredi 22 octobre sur les implantations israéliennes – si ce n’est dans les dépêches titrant sur les morts palestiniens comme cause « officielle » (mais douteuse) de l’opération - pas plus qu’elle n’a relayé l’assassinat d’un jeune palestinien accusé de collaboration avec Israël. Relayer ces informations aurait permis de problématiser la question en expliquant les causes de cette initiative palestinienne et de la réponse israélienne, bref de montrer que les Palestiniens ne sont pas toujours les victimes passives d'une histoire qui se fait sans eux, mais qu'ils ont eux aussi une stratégie.

Sans dire un mot des dizaines de courriers qu’il a vraisemblablement reçus à la suite de l’article de son correspondant en Israël, le médiateur du Monde, Robert Solé conclut ainsi sa chronique du 24 octobre: « Un "journal de référence" n'est ni le Journal officiel, ni un journal exhaustif. Mais c'est un journal fiable, dont on est sûr qu'il ne déforme pas la réalité, ne triche pas, ne force pas le trait et donne à chaque événement la place qu'il mérite. Comme l'écrivait Françoise Giroud à propos du Monde en 1956, c'est le journal "qu'il faut lire parce qu'il confère à l'information son authenticité et son exacte importance" ». Aujourd’hui, la référence en matière de journalisme a de quoi inquiéter sérieusement.

Un élément d’espoir tout de même : la petite chaîne du câble « Toute l’histoire » rediffuse opportunément Exodus. Y sont rappelées quelques faits historiques gênants écartés par la nouvelle histoire, tels que la complicité du Grand Mufti de Jérusalem avec les nazis et son plan d’extermination de tous les Juifs de Palestine ; le fait aussi que dès la nouvelle du vote du plan de partage à l’ONU certains groupes arabes, bien loin de récolter leurs olives tranquillement, étaient en train de préparer l’attaque des points de peuplement juifs ; ou encore que les Anglais, bien loin d’aider les Juifs, les ont parfois même empêchés de se défendre.

Anne Lipschitz-Krams