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Publié le 31 mars dans Le Point
Son émotivité est toujours là, intense, la colère étant sa première manifestation. Du murmure aux grondements, sa voix semble jaillir des profondeurs, où se rassemblent les souvenirs d’un vieux monsieur qui, enfant, a connu l’Occupation et vu de près ses horreurs. Il ne change pas, Robert Badinter, car il est des combats qui jamais ne cessent, et celui contre l’antisémitisme est de ceux-là. Aucune loi ne viendra à bout de la haine. L’ancien ministre de la Justice ne s’imaginait pas, en 2019, devoir évoquer le drame de Français juifs assassinés, d’autres contraints de quitter leur quartier, ou devoir commenter des caricatures visibles sur les réseaux sociaux et les « Rothschild » scandés lors de manifestations… Nous en sommes encore là. L’auteur d’« Idiss »*, un livre dédié à sa grand-mère, a tonné, ses yeux par moments se sont mouillés. Il ne se fait pas d’illusions. C’est pourquoi son message, il veut l’adresser aux jeunes générations.
Le Point : Que vous inspirent les récents actes antisémites que nous avons connus en France, en augmentation de 74 % en 2018 ?
Robert Badinter : L’augmentation des attaques verbales ou physiques contre les juifs ou les édifices juifs témoigne de l’agressivité accrue à leur encontre et dans une partie de l’Union européenne. S’agit-il seulement de la libération d’une inimitié permanente longtemps refoulée par l’horreur de la Shoah ou d’un nouvel antisémitisme, lié à l’hostilité, voire à la haine, que certains éprouvent contre les juifs de France, considérés par eux comme des militants de la cause « sioniste » ? Les deux sources se rejoignent dans la réapparition de l’antisémitisme en France. Pour moi, les choses sont simples : l’antisémitisme comme le racisme sont des fléaux qu’une société démocratique, qui se réclame des droits de l’homme, doit combattre avec fermeté par toutes les voies légales. S’agissant des juifs en France, pour les générations de juifs qui se sont succédé depuis la guerre, c’est la Shoah qui leur a fait prendre conscience de leur singularité. On ne massacre pas 6 millions de juifs européens, hommes, femmes, enfants, sans que les survivants et leurs descendants s’interrogent : pourquoi les a-t-on persécutés et tués ? Et la seule réponse est : parce qu’ils étaient juifs, même quand ils étaient baptisés chrétiens. Les survivants ont ressenti cette spécificité tragique : si les nazis et leurs alliés l’avaient emporté, que serait-il advenu des miens et de moi ? Auschwitz demeure ainsi symboliquement ancré dans la conscience des juifs, particulièrement en Europe. D’où leur hypersensibilité à toute expression de l’antisémitisme. Ce n’est en rien comparable à ce qu’il fut pendant l’Occupation et le régime de Vichy. Mais l’angoisse et la douleur n’ont pas disparu, même si le temps en a effacé l’intensité. Et on ne comprend la sensibilité des juifs d’aujourd’hui que si on prend la mesure de ce que la Shoah signifie encore pour eux.
Est-ce la raison pour laquelle, après tant d’années, vous avez écrit « Idiss », l’histoire de votre grand-mère, née dans le Yiddishland, cette zone frontalière de l’Empire russe avant 1914 où les juifs subissaient le mépris, les lois d’exception et parfois les violences allant jusqu’au massacre, les pogroms ?
Idiss et sa famille sont venus de Russie avant la Première Guerre mondiale en France, où les juifs bénéficiaient d’une pleine égalité de droits. Mais elle sera rattrapée après la défaite de 1940 par un antisémitisme pire encore que celui de la Russie tsariste. Et elle meurt à Paris, en 1943, en pleine Occupation nazie. Ajoutez à la tragédie de cette vie d’une juive européenne l’amour du petit garçon pour sa grand-mère. Et vous comprenez pourquoi j’ai écrit « Idiss ».
Vous dites que le monde juif d’où venait Idiss est un monde mort. Pourquoi ?
Le génocide des juifs, décidé par Hitler et réalisé par les nazis et leurs alliés ou complices en Europe, a détruit physiquement et culturellement le judaïsme ashkénaze, surtout en Europe centrale et orientale. Les sources vivantes du judaïsme européen ont été taries par ce génocide. J’ajoute que c’est un monde mort avec sa culture et sa langue. Le yiddish n’est plus une langue vivante comme il l’était en Europe centrale avant la guerre. Paradoxalement, après la Shoah, dans la sphère communiste, l’antisémitisme avait subsisté, mais sans juifs. Tout cela a créé un traumatisme profond chez les survivants et leurs enfants.
Alors à quoi assiste-t-on aujourd’hui ?
A la résurgence des vieux mythes antisémites. On voit réapparaître le thème du contrôle de la finance internationale par les banquiers juifs et en particulier les Rothschild. La dernière fois que je suis allé en Egypte, à un colloque de juristes, je me suis rendu au marché du Caire et là, j’ai vu des exemplaires des « Protocoles des sages de Sion », ce faux fabriqué par la police tsariste en 1894 ! Le conspirationnisme prolifère toujours. En 1941, j’avais 13 ans quand je suis allé voir dans Paris occupé, avec mon frère, et en dépit de l’interdiction parentale, l’exposition « Le juif et la France » au palais Berlitz. Franchement, on s’est « marrés », mon frère et moi, pas publiquement, mais à la sortie devant ces caricatures de juifs au nez crochu, tenant le monde dans leurs griffes, avec un mélange bizarre de châles de prière et de pièces d’or. Ce complotisme, on le retrouve aujourd’hui.
Que faut-il entendre par « nouvel » antisémitisme ?
C’est l’antisémitisme de toujours, de surcroît avec l’antisionisme, lié à la création de l’Etat d’Israël et à l’humiliation permanente que cela représente pour une partie du monde arabe.
Faut-il revoir la définition de l’antisémitisme en y incluant l’antisionisme ?
Juridiquement non. Certes, c’est un des aspects communément utilisés aujourd’hui par les antisémites, mais il n’est pas besoin d’en faire une incrimination en soi. La justice sait bien retrouver la haine antisémite derrière l’antisionisme. Le sionisme est un phénomène historique. Il a des acteurs, des partisans et des antisionistes, y compris parmi les juifs.
Il est de bon ton d’affirmer que la culture est un antidote à l’antisémitisme. Vous n’y croyez pas trop…
L’Allemagne était en 1933 un pays de haute culture, dans lequel le nombre de Prix Nobel était important, y compris des juifs. On comptait de grandes universités, à Berlin, à Heidelberg… L’Allemagne a donné à l’Europe des philosophes parmi les plus grands. L’amour de l’art, et spécialement de la musique, y a été élevé au plus haut niveau. Et pourtant, c’est ce peuple cultivé qui a porté au pouvoir Hitler et sa haine des juifs. L’entreprise génocidaire s’est poursuivie pendant la guerre avec l’aide de fonctionnaires, des gens ordinaires, y compris dans des unités d’extermination en Russie. Ce n’étaient pas tous des SS emportés par la haine. On les a transformés en tueurs d’enfants. On reste confondu. Comment ces hommes ont-ils pu descendre à ce niveau de barbarie ? Après la guerre et leurs crimes, ils sont retournés à leurs vies paisibles et, le week-end, allaient au cinéma en famille…
Qu’est-ce qui peut nous prémunir de la haine, si l’éducation ne suffit pas ?
L’éducation est nécessaire, mais n’est pas suffisante. A l’école, il y a des élèves qui écoutent et d’autres qui n’écoutent pas, ceux qui croient l’enseignant et ceux qui refusent ses propos. Alors quand Mohammed Merah tue des enfants dans une école juive de Toulouse, on se demande où est la différence avec les tueurs nazis dans les villages russes. Merah court après une fillette de 8 ans, l’attrape par les cheveux et lui tire une balle dans la tête à bout portant. Une enfant ! C’est l’acte le plus atroce qui soit. Il faut imaginer le geste. Ce fanatisme porte un nom, c’est l’antisémitisme à son degré ultime. Certes, il faut toujours se souvenir que 80 % des victimes du terrorisme dans le monde sont des musulmans. Mais il existe chez certains fanatiques une haine des juifs qui fait horreur.
N’y a-t-il pas un vide juridique ?
Il existe déjà de nombreuses dispositions législatives qui permettent de poursuivre et de sanctionner les actes ou les propos racistes ou antisémites. Mais la question aujourd’hui est celle de l’évolution des techniques. Le triomphe du numérique et l’essor des réseaux sociaux, grands vecteurs de haine, posent des problèmes nouveaux aux sociétés démocratiques.
Et qu’en est-il des populismes qui montent en Europe ?
Le populisme charrie toujours des relents antisémites et xénophobes. On retrouve, là aussi, la fonction traditionnelle du bouc émissaire que les juifs ont assumée en Europe et ailleurs. Le changement technologique accentue cette tendance avec les brèches qu’il ouvre dans les défenses légales. La liberté d’expression garantie par la Constitution des Etats-Unis ouvre la voie à des propagandes racistes, antisémites, sans risque de poursuites, car les plateformes sont domiciliées dans des Etats qui ignorent l’injure ou la diffamation raciale. Les juristes courent derrière cette maîtrise du temps et de l’espace par les nouvelles technologies et les problèmes qu’elle pose.
Vous croyez beaucoup dans l’exemplarité…
En Savoie, où nous étions réfugiés ma mère, mon frère et moi durant les années 1943 et 1944, nous demeurions dans un village, Cognin, près de Chambéry. Nous y avons vécu jusqu’à la Libération avec des cartes d’identité sur lesquelles ne figuraient plus le mot juif. Nous nous faisions passer pour une famille de réfugiés bretons de Saint-Nazaire, car la ville avait été détruite par les bombardements, y compris les bureaux de l’état civil. En allant au lycée, je passais tous les jours devant les locaux de la Milice, dirigée par Touvier. Il aurait suffi d’une dénonciation pour que nous soyons arrêtés. Les habitants du village ne pouvaient ignorer que cette famille sans père, ne recevant jamais de courrier ni de visites, était à l’évidence une famille juive cachée. Le silence complice du village entier nous a sauvés. Au moment du procès Touvier, je présidais le Conseil constitutionnel. J’ai appelé le maire de Cognin et je lui ai dit : « Je souhaiterais que vous réunissiez les enfants des écoles, je viendrai leur décrire la réalité de 1944. Il faut qu’ils sachent que leurs parents étaient des gens bien. » Je crois dans l’exemplarité. Il est important à mes yeux que les enfants devenus adultes puissent penser : « Mes parents étaient des gens bien ». C’est une puissante inspiration dans la vie.
Malgré tout, êtes-vous optimiste ? Qu’est-ce qui peut nous donner de l’espoir ?
Je m’efforce d’être lucide. Mais les voies de l’action sont claires : tous ceux qui ont foi dans la démocratie et les droits de l’homme doivent lutter ensemble pour combattre le fanatisme, le racisme et l’antisémitisme. C’est une exigence morale de premier rang. Quant aux modalités de la lutte, je fais confiance aux nouvelles générations pour les définir et les mettre en œuvre. Mes vœux les accompagnent.
* « Idiss », de Robert Badinter (Fayard, 236 p., 20 €).