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Publié le 3 avril dans Le Monde
Comment rattacher Abdelkader Merah aux crimes de son frère Mohamed ? Comment prouver la complicité du premier dans au moins l’un des sept assassinats commis par le second contre des militaires et des juifs à Toulouse et à Montauban en mars 2012 ? Lors du premier procès, en 2017, l’accusation n’y était pas parvenue : reconnu coupable d’« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » et condamné à vingt ans de prison, l’accusé avait en revanche été acquitté du crime de « complicité d’assassinats » pour lequel il risquait la perpétuité. Un an et demi après avoir fait appel, le parquet général remet donc l’ouvrage sur le métier.
La première semaine d’audience avait été consacrée à la personnalité d’Abdelkader Merah, son parcours et son basculement dans le salafisme. La cour d’assises de Paris s’intéresse à présent aux faits, sur lesquels l’accusé sera interrogé dans les jours qui viennent. Lundi et mardi, ce dernier a vu défiler, sur les écrans de la salle Voltaire, les enquêteurs de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et de la sous-direction antiterroriste de la police judiciaire (SDAT) venus témoigner anonymement. Et le témoin no 30 de poser cette pierre dans le jardin de l’accusation : « La participation d’Abdelkader Merah aux actions terroristes n’a, me semble-t-il, pas été prouvée. »
Le 11 mars, jour de l’assassinat d’Imad Ibn Ziaten à Toulouse ? « Les investigations ont permis d’écarter de manière définitive l’implication d’Abdelkader Merah dans le guet-apens », a affirmé cet ancien officier de la SDAT. Le 15 mars, jour du double assassinat d’Abel Chennouf et de Mohamed Legouad à Montauban ? « On peut toujours imaginer l’existence d’un complice au cas où Mohamed Merah aurait eu besoin d’être véhiculé ou d’avoir un appui feu, mais c’est une hypothèse à laquelle aucun élément n’a permis de donner corps. » Le 19 mars, jour de la tuerie à l’école Ozar-Hatorah de Toulouse, qui a coûté la vie à Jonathan Sandler et ses deux fils, Arieh, 5 ans, et Gabriel, 4 ans, et à Myriam Monsonégo, 8 ans ? « Aucun élément ne permet de dire que Mohamed Merah a bénéficié d’une quelconque aide matérielle. »
Ces conclusions ont suscité un léger affolement sur la gauche de la salle Voltaire, où siègent les deux avocats généraux et la vingtaine d’avocats des parties civiles. Me Francis Szpiner, qui représente la famille Ibn Ziaten, n’a pas caché son agacement en s’adressant au policier :
« Vous avez dit que vous pouviez exclure la participation d’Abdelkader Merah aux faits. Le 11 mars à 16 heures [heure de l’assassinat], où est Abdelkader Merah, selon vous ?
— Nous n’avons pas apporté la preuve de son implication lors de l’assassinat d’Imad Ibn Ziaten, mais nous n’avons pas fixé sa localisation.
— Quels éléments permettent d’exclure qu’Abdelkader Merah ait été présent lors du meurtre d’Imad Ibn Ziaten ?
— Il n’y a pas d’éléments qui permettent de le penser. Des témoins directs de la scène n’ont vu qu’un seul homme à côté de la victime. La vidéo de la GoPro avec laquelle Mohamed Merah a filmé son crime ne permet pas d’établir sa présence à ses côtés, pas plus que les éléments de localisation d’Abdelkader Merah.
— Décidément, j’ai du mal avec vous. Quels éléments permettent de dire qu’il est impossible à Abdelkader Merah d’être présent à 16 heures sur les lieux du crime ?
— Les seuls éléments sont les propos d’Abdelkader Merah sur le match de foot qu’il a disputé ce jour-là à 13 heures, et où sa présence nous paraît certaine en raison de nombreux témoignages, puis sur le moment qu’il a ensuite passé avec son oncle, lequel nous confirme ses propos.
— Donc on a une déclaration d’Abdelkader Merah, et une déclaration de son oncle. Et qu’a déclaré sa tante ?
— Il me semble qu’elle a déclaré qu’Abdelkader Merah était passé chez eux vers 12 h 30, et qu’il était reparti vers 15 heures, 15 h 30.
— Voilà. Or on sait que c’est mensonger, puisqu’à ce moment-là, il était en train de disputer son match de foot, qui s’est achevé vers 14 h 30, 15 heures. Donc, on peut dire qu’à 16 heures, on ne sait pas où est Abdelkader Merah. »
En fin d’interrogatoire, Me Szpiner, absent au premier procès et désormais locomotive des avocats de la partie civile, a formulé une requête : que soit diffusé le dialogue entre Mohamed Merah et Imad Ibn Ziaten, enregistré, juste avant l’assassinat, par la caméra GoPro du tueur. L’avocat justifie : « On entend M. Ibn Ziaten demander : “C’est un pote à toi ?”, et l’autre répond : “Non, c’est mon frère.” Pour moi, ça dégage une intime conviction : qu’Abdelkader Merah est sur les lieux du crime avec Mohamed Merah le 11 mars ! »
Les images n’avaient pas été diffusées en première instance. En attendant la réponse de la présidente de la cour à cette demande, représentants de l’accusation et des plaignants tirent sur tous les fils qu’ils ont sous la main pour tâcher de faire entrer l’accusé dans le cadre de l’article 127-1 du code pénal, qui définit la complicité.
Le deux parties s’affrontent donc dans de longs débats, extrêmement détaillés, autour de nombreux points sur lesquels Abdelkader Merah sera amené à s’exprimer au fil de l’audience. Qu’il s’agisse de sa présence au côté de Mohamed le jour où celui-ci vole le scooter avec lequel il est ensuite allé commettre ses crimes ; des fichiers audio, aux airs de formation au djihad, retrouvés sur son disque dur ; des nombreuses rencontres entre les deux frères – au moins six en quinze jours, selon les enquêteurs – juste avant ou pendant la période des faits ; de la volonté de Mohamed, alors au Pakistan pour entrer en contact avec Al-Qaida, de le joindre absolument, six mois avant les faits ; de la connexion, constatée au domicile de leur mère, à la petite annonce du Bon Coin postée par Imad Ibn Ziaten une semaine avant l’assassinat de celui-ci.
Dans ce dossier aux nombreux angles morts, faute d’avoir pu – pour l’heure du moins – mettre au jour des éléments probants à l’audience, l’accusation mène un travail d’encerclement d’Abdelkader Merah par toute une somme de présomptions, qui pourront, espère-t-elle, forger l’intime conviction des jurés sans preuve formelle.
Elle a en tout cas retenu certaines leçons du premier procès. Ainsi, par exemple, du vol du scooter par Mohamed Merah. Il y a un an et demi, la défense avait marqué des points en poussant un enquêteur à admettre que, si Abdelkader Merah n’avait pas révélé de son propre chef qu’il était présent avec son frère ce jour-là, les policiers ne l’auraient jamais su, alors que c’est ce qui fonde en grande partie l’accusation de « complicité ». Une policière évoquant à son tour, mardi, une « déclaration spontanée » d’Abdelkader Merah sur sa présence le jour du vol du scooter, s’est fait sèchement recadrer par l’avocat général, qui a laissé entendre qu’il s’agissait plutôt d’un aveu obtenu dans les règles de l’art de l’interrogatoire.
Autre exemple : en 2017, Eric Voulleminot, ancien sous-directeur à la direction centrale de la police judiciaire, avait catastrophé l’accusation et fait le bonheur de la défense, en affirmant que Mohamed Merah avait « choisi seul ses cibles, fait seul ses repérages, et commis seul ses crimes ». Nouveau procès, nouveau discours : venu témoigner lundi, Eric Voulleminot a cette fois identifié « l’auteur, en la personne de Mohamed Merah, et les deux individus qui lui ont prêté aide et assistance, en les personnes de Fettah Malki et Abdelkader Merah ». « Aide et assistance » : mot pour mot les termes de l’article 127-1 du code pénal.