Lu dans la presse
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Publié le 4 Février 2019

France - Le rêve de Marek Halter

Dans ses mémoires, l'infatigable combattant de la paix revient en conteur passionné sur toutes les rencontres d'une vie romanesque.

Publié le 4 février dans Paris Match

Paris Match. Vous avez rencontré tant de chefs d’Etat à forte personnalité, vous ne semblez plus fasciné par grand-monde... 

Marek Halter. C’est une question de génération. Il y a des creux dans l’Histoire. Des reflux. Nous y sommes. Avec la fin des idéologies disparaissent les grands hommes politiques et les grands philosophes. Nos intellectuels d’aujourd’hui n’ont pas une vision originale du monde. Où sont les Marx, Hegel, Schopenhauer ? Derrida, Foucault, etc., ont créé des notions ; il y avait une invention dans la compréhension et la conceptualisation de l’Histoire. A présent, on a juste des cerveaux qui connaissent la philo et savent l’interpréter : Luc Ferry et la philo grecque, Michel Onfray et la philo romaine… ils vulgarisent. Peut-être notre siècle ne permet-il pas de proposer d’autres relations entre les hommes…

Pourtant, vous dites que la solidarité de classe est plus forte que la solidarité de race. Aujourd’hui, il y a la solidarité des religions.

Oui, car les religions ont une vision du monde et donnent l’espérance. Les idéologies promettaient aussi un monde meilleur. Mais, pour la première fois, il n’y a plus que la religion qui occupe tout le terrain.

Au nom de la religion, on tue…

Oui, on clame “Dieu est amour” et on tue. C’est ceux qui croyaient en Jésus qui ont organisé le massacre de la Saint-Barthélemy. On a massacré ceux qui voulaient la réforme. En France, on ne supporte pas les gens qui veulent réformer.

Le pensez-vous vraiment ? Comme le président Macron ?

Les Français sont catholiques, c’est le ciment de la nation. Les freins de cette religion les empêchent de rejoindre la modernité. Pour changer de Constitution, on fait la guerre ou la révolution. On n’y parvient pas par la réforme, ni par le consensus.

La France compte désormais 10 % de musulmans, et cela semble en déranger certains.

Oui : 10 %, c’est une minorité importante. Nous devons accepter cette multitude de croyances, de traditions. Ça marche en Amérique, où les minorités sont reconnues. Pas chez nous. J’avais proposé à Sarkozy d’organiser une “Communautés Pride” qui aurait défilé sur les Champs-Elysées, tous différents mais avec le drapeau français. Il m’a regardé avec des yeux ahuris. Imaginez, ça aurait de l’allure : dans nos banlieues, ils passeraient des mois à préparer un défilé ludique, sexy… Des Arabes, des Chinois…

Dans l’islam, d’aucuns ont propagé des éléments régressifs et violents, pas très ludiques ni sexy…

C’est parce que nous ne savons pas combattre l’extrémisme musulman. Au lieu de leur ouvrir des mosquées, nous devrions les aider à lancer une télévision, trois radios, une plateforme musulmanes. On ne peut pas jouer la générosité des Lumières et leur imposer nos valeurs.

Vous prenez alors le risque d’émissions façon Al-Jazira, avec présentatrices voilées, etc.

Non, ce seraient des Français qui parleraient aux Français. Ils auraient un forum pour marquer officiellement leur opposition à l’extrémisme. Leïla Slimani, Prix Goncourt, aurait pu exprimer ses désaccords dans une institution communautaire. Or, l’Etat français n’admet pas cela. Les intellectuels brillants de l’islam n’ont pas de tribune.

Contrairement aux Juifs…

Exactement. Et chez nous, il y a le fameux “dîner du Crif” où, chaque année, le président vient parler aux Juifs. Malgré l’antisémitisme ambiant, je note qu’il attire un monde fou !

Vous vous décarcassez pour valoriser les savoirs musulmans.
Encore dernièrement, à Paris, dans le XIXe arrondissement, entre les deux zones appelées “Bamako” et “Jérusalem”, j’expliquais aux gamins que l’algèbre a été inventée par les Arabes, et qu’ils ont eu leur Einstein avec Averroès ou avec Avicenne, qui est né en Ouzbékistan, où j’ai vécu. De fil en aiguille, avec leurs questions, j’ai pu leur raconter la Shoah. On sait qu’en banlieue, pourtant, les élèves se mettent à taper sur leur pupitre quand le prof entame ce chapitre de la Shoah. Alors il faut les impliquer pour qu’ils écoutent.

Est-ce que vous parlez aux colons en Israël ?

Oui, mais je me sens de plus en plus seul. Mes camarades progressistes disparaissent. Amos Oz, Aharon Appelfeld... on partageait les mêmes valeurs. Il reste David Grossman, d’autres qu’on n’entend pas. Ceux qui prendront le relais ne sont pas encore arrivés aux affaires, et ceux qui devraient sont trop vieux.

Il reste les femmes, les plus courageuses, les plus mobilisées en Israël, en Palestine, en Iran.
Oui, elles sont géniales. En Israël certaines font le tour des check points militaires pour contrôler que leurs fils et filles soldats honorent les valeurs du judaïsme : respecte l’autre comme toi-même… Certaines associations palestiniennes font des marches de mobilisation mixte, voilées et non voilées.

Comment jugez-vous vos interlocuteurs en Israël ?

Ils perdent la notion d’universel. C’est à nous, Juifs de la diaspora, de pointer les colons qui exproprient, occupent, trahissent notre idéal d’universalité. Je leur dis la vérité, en hébreu ; ils se fâchent. Beaucoup d’Israéliens ont trop souffert des attentats, ils vivent dans leur chair la haine des musulmans.

Avec votre épouse, Clara, designer aujourd’hui décédée, vous avez toujours été les saltimbanques face aux riches, aux puissants, à ceux qui détenaient le pouvoir de l’argent, le pouvoir politique.
Nous avions des actions à mener en faveur du dialogue, de la paix. Il fallait trouver des fonds. Beaucoup d’hommes d’affaires, comme le père de BHL ou des collectionneurs américains, m’achetaient mes tableaux pour financer ces causes.

Comment trouvez-vous les mots pour convaincre ?

Je ne sais pas. J’aime les gens. Et je pense sincèrement que chacun a en lui la conscience du bien et du mal. Je m’adresse à cette conscience. Je suis prêt à parler à n’importe qui, même aux plus cruels. Quand je suis allé voir Khaled Mechaal, le dirigeant du Hamas, pour libérer le soldat Gilad Shalit, je lui ai dit : “Garder ce soldat vous servira à quoi ? Vous avez deux filles magnifiques, là, sur ces photos. Si elles étaient kidnappées…” Il me répond : “Je chercherais quelqu’un comme vous pour les faire libérer !” La conscience... Les nazis cachaient leurs monstruosités. Ils n’en étaient pas fiers. Pourtant, ils prétendaient nettoyer l’humanité de cette “peste juive”. Victor Hugo disait : “L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.” Leur culpabilité nous donne un pouvoir. Regarder dans les yeux l’assassin potentiel et lui dire : “Pourquoi ?”

On a l’impression que chez les islamistes cette conscience s’est évaporée : ils filment fièrement leurs massacres…
Parce qu’ils n’ont pas de choix. C’est leur seul credo. J’avais proposé à Sarkozy d’aller chercher des jeunes désœuvrés, dans les banlieues, et de leur dire : “Je vous offre une aventure, vous allez sauver vos frères qui se noient en Méditerranée. Ça n’est pas l’affaire des juifs ni des catholiques.” J’avais trouvé 300 jeunes musulmans. On allait embarquer sur trois ou quatre bateaux… Comme Kouchner et ses boat people. Je n’ai pas trouvé l’argent, ni le soutien de l’Etat. La France ne comprend pas qu’il faut que ce soient les musulmans qui sauvent les musulmans. Pour l’Etat français, les musulmans sont français, point. Moi, je suis pour l’intégration, pas pour l’assimilation.

Après avoir fondé des Collèges universitaires français à Moscou, Saint-Pétersbourg, Almaty, vous allez en créer un en Côte d’Ivoire, à Abidjan. Et pour cela vous dialoguez avec le président Ouattara, qui n’est pas un modèle de démocratie…
On peut être barbare et généreux en même temps. Le monde progresse lentement, mais il progresse. Maintenant il y a un Tribunal international. Le président Ouattara a signé l’accord pour l’ouverture de cette université. Il n’est pas idiot, il sait que cette institution peut être libre-penseuse et critique.

En Russie, vous avez convaincu le président Gorbatchev ; aujourd’hui, Poutine vous invite à ses réceptions officielles et vous serre sur son cœur…

… Et la France ne comprend pas qu’elle doit se rapprocher de la Russie. Récemment, Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, qui s’exprimait dans notre Collège universitaire, n’a pas pu s’empêcher de glisser dans son discours aux Russes : “Malgré nos désaccords politiques…” Mais pourquoi ce bémol ? La Russie adore la France ! Les Français s’accommodent plus facilement d’un Salvini, qui veut une Italie fasciste, ou d’un Orban, en Hongrie, que d’un Poutine qui est moins radical. Mais il n’y aura jamais d’Europe sans la Russie. Notre culture littéraire, picturale, musicale est imprégnée de la Russie.

Que vous dit Poutine ? 

Que l’Amérique, qui pointe ses missiles sur Moscou, a beaucoup contribué à durcir le régime. Et il a sa théorie sur l’échec européen : “Pourquoi l’Europe ne marche pas ? Parce qu’aucun des chefs d’Etat européens n’a d’enfants, dit-il. Ni May, ni Merkel, ni Macron, ni Juncker, ni les Hollandais, ni les Suédois. Les enfants apportent le changement à la maison.” Ça n’est pas idiot.

Lui a deux filles. 

Et des petits-enfants, dont il s’occupe. Il prétend ne jamais être coupé de la réalité parce que ses petits-enfants lui disent : “Papy, tu déconnes.”

Comment l’avez-vous connu ?

Je l’ai connu avec Jacques Chirac, maire de Paris. Il était très copain avec le maire de Saint-Pétersbourg, Anatoli Sobtchak. Poutine était son maire adjoint, responsable des affaires internationales. A l’inauguration de notre université dans sa ville, à table, Elisabeth Guigou, ministre aux Affaires européennes, me dit que son voisin d’à côté reluque son décolleté : “Qui est-ce ? Il ne parle que l’allemand et le russe.” J’aborde Poutine, il me dit qu’il a travaillé six ans en Allemagne comme chef du KGB à Dresde. Je ris : “Vous êtes mon premier espion !” On a sympathisé. J’ai fait sa première interview de président pour Match !

Il vous reçoit au Kremlin ?

Evidemment. On boit le thé au lait, qu’il adore. Un jour, je me lève, j’ouvre la fenêtre. “Je suis toujours curieux de voir ce que les hommes politiques voient de leur bureau.” Lui : “Je sais bien, je vois un mur ! – C’est cela votre problème, Président ! – Mais, Marek, tous les hommes politiques voient un mur lorsqu’ils ouvrent la fenêtre !” Belle allégorie. Il me prend le bras en souriant : “Cela dit, merci Marek d’avoir fait entrer un peu d’air frais !” Voilà pourquoi les hommes politiques acceptent de perdre leur temps avec un va-nu-pieds comme moi.

Vous avez assisté au coup de foudre entre Yasser Arafat, 59 ans, et Souha, 25 ans…

Arafat m’aimait bien ; mais sa vie affective, on n’en parlait jamais. Là, on est venu à trois, avec Clara et Souha, lui proposer un livre pour Robert Laffont. Souha n’était pas journaliste, mais je dis à Yasser : “Cette jeune intervieweuse va recueillir tes souvenirs et je corrigerai.” Il la regarde, dit : “D’accord.” Je n’ai pas vu de coup de foudre, je ne pensais pas… Jusqu’à ce qu’elle nous appelle pour nous inviter au mariage. Elle était chrétienne, elle a dû se convertir à l’islam. Après les accords d’Oslo on se retrouve avec nos épouses. Arafat me dit, en montrant le ventre de Souha, qui était enceinte : “Voilà mon livre !”

Pourquoi Israël ne réussit-il pas à faire la paix ?

Parce que ce ne sont pas les meilleurs qui font de la politique. Ils préfèrent se lancer dans les affaires. Comme en France.

Est-ce ainsi que Netanyahou, malgré les scandales des affaires, se maintient au pouvoir ?

Oui, et parce qu’il fait des concessions aux plus extrémistes. Ariel Sharon aurait été le plus compétent. C’est lui l’homme courageux qui a entamé le démantèlement des colonies. Il a libéré Gaza, sorti, traîné les colons hors de ces territoires et dit aux Palestiniens : “C’est à vous.” Souvenez-vous des scènes d’expulsion : une violence inouïe. Les religieux ne se laissaient pas faire : “C’est notre pays, Dieu nous l’a donné ! De quel droit ?…” Déterminé, Sharon m’avait dit : “Je vais faire la même chose avec les colons de Cisjordanie.” Et il l’aurait fait. Il est tombé dans le coma. Quel destin !

Vous dites que les Juifs modernes n’ont pas vu arriver l’extrémisme juif.

Non, c’est un juif qui a tué Rabbin. Et sa veuve s’insurgeait : “On connaît les extrémistes et pourtant on ne les arrête pas pour apologie de la haine.”

Aujourd’hui, on n’ose même pas déclarer qu’il faut libérer les territoires occupés.
C’est pour cela qu’ils me détestent. Ça n’est pas facile de les affronter. Je leur dis qu’ils sont de mauvais Juifs. Ils sont désarçonnés. Certains religieux pensent comme nous : il faut cesser l’occupation, donner un territoire aux Palestiniens.

A propos des gilets jaunes, vous êtes en désaccord avec vos anciens amis intellectuels, BHL, Pascal Bruckner, qui semblent condamner leurs tumultes…

Bruckner est resté mon ami. Nous étions sur les mêmes barricades. Ils ont tous vieilli. A quelque chose d’imprévisible, ils réagissent comme des vieux. Mais nul ne peut contester que le concept de gilets jaunes est une idée géniale !

Le président Macron, 41 ans, n’a pas très bien compris non plus.

C’est le moins qu’on puisse dire. Il a pourtant imposé sa présence politique grâce aux réseaux sociaux, aux Smartphone. Il a créé la première start-up politique. Hélas, elle n’a pas d’idéal, de vision du monde sur laquelle s’appuyer, construire.

Vous êtes une figure incontournable depuis plus de trente ans. Comment vous êtes-vous imposé ?

Il y avait mon personnage. Jusqu’en 1967, la Shoah signifiait quelque chose. Même si je n’étais pas dans les camps avec Simone Veil ou Elie Wiesel, j’étais conditionné par la Shoah. Si je n’avais pas dû fuir en Russie puis en Ouzbékistan, je serais peut-être resté un peintre en Pologne, ou un violoniste comme le voulait ma mère. Enfant de la culture yiddish, j’ai connu aussi bien Hitler que Staline. J’ai vécu en Asie centrale, parmi les musulmans. Ce mélange inédit me donnait un “exotisme”. Cela m’a permis un contact facile avec les dirigeants arabes, car ça n’était pas pour moi une culture étrangère.

Vous évoquez souvent la mort – votre petite sœur à 4 ans, vos parents, votre épouse en 2017, vos amis –, la peur…

J’en ai souvent parlé avec Wiesel. Pour lui, la mort, c’est celle de son père à laquelle il assiste dans le camp. Pour moi, c’est la mort d’un cheval que je vois, enfant, à Varsovie, de mon balcon. Il tire un chariot, il reçoit une balle. Il tombe, il respire encore. Mes voisins si gentils, qui me donnaient des bonbons, se précipitent avec un couteau pour le découper parce qu’ils ont faim. Pour moi, la mort, c’est cela : pas seulement ne plus être, mais devenir un tas de viande qu’on découpe. C’est pourquoi il faut toujours être debout et regarder en face.

Je rêvais de changer le monde, Marek Halter - Robert Laffont (2019)