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Le Crif : Quelle première analyse faites-vous de la nomination du nouveau Premier ministre, Michel Barnier ?
Pascal Perrineau : Premièrement, il fallait absolument sortir du long processus de désignation du Premier ministre avant l’ouverture de la session parlementaire, le premier octobre. Depuis le 7 juillet, jour du second tour des élections législatives, les consultations et les attentes avaient assez duré. Les hypothèses en tous sens commençaient à tourner la tête d’une opinion publique française qui voulait de la décision présidentielle. Jeudi dernier, il a été mis fin à une plaisanterie qui avait trop duré.
Deuxièmement, cette nomination me paraît politiquement cohérente avec ce que le macronisme est devenu. On l’a constaté, Macron 2 n’est pas Macron 1 : Macron 1 était encore marqué par ce qu’on pourrait appeler un « macronisme de gauche », Macron 2 étant davantage marqué, depuis 2022, par ce qu’on pourrait appeler un « macronisme de droite », l’épisode de la réforme des retraites en est assez emblématique. Dans cette configuration, choisir un Premier ministre de droite apparaît assez cohérent.
En outre, cette nomination correspond à l’attente des Français, qui ne veulent pas, dans une grande majorité, d’une alliance de gauche (comprenant notamment la gauche radicale) comme celle du Nouveau Front Populaire (NFP). La refusant, le Président de la République s’est fait le porteur de cette majorité d’opinions. Qu’on le veuille ou non, la gauche à elle seule est minoritaire en France : en voix et en sièges, elle ne dépasse même pas la barre des 200 députés sur les 577 sièges de l’Assemblée nationale. L’ensemble de députés qui regroupe Les Républicains (LR), les groupes de l’ancienne majorité (relative en 2022) présidentielle – Renaissance, Modem, Horizons – et le groupe LIOT totalise 230 députés : la barre des 200 députés est dépassée mais, même si cela ne constitue qu’une majorité relative. N’oublions pas que lorsqu’il s’est agi d’élire, le 18 juillet dernier, la Présidence de l’Assemblée nationale, c’est cette dernière majorité qui l’a emporté avec Yaël Braun-Pivet (220 voix) contre le candidat du NFP (202) et celui du Rassemblement National (RN) (141).
Le Crif : Et le choix de cette personnalité, Michel Barnier, qu’en pensez-vous ?
Pascal Perrineau : Michel Barnier est certainement, en ces circonstances, le moins mauvais des choix. Premièrement, parce que c’est un homme d’expérience et, en cette période, on en a grand besoin. Il y a même une lassitude certaine avec un discours disant « vous allez voir ce que vous allez voir », le « nouveau monde va ringardiser le vieux monde »… et bien non, cela ne s’est pas passé comme cela et on peut même dire que le « nouveau monde » a besoin du « vieux monde ».
Emmanuel Macron s’est donc tourné vers Michel Barnier, Premier ministre de la Vème République le plus âgé qui remplace celui qui a été le plus jeune, parce qu’il y a un besoin d’un homme d’expérience, qui a l’habitude à la fois des combats politiques et des complexités parlementaires. Or, Michel Barnier a été élu depuis des décennies à quasiment tous les postes, d’élu local à élu européen en passant par élu au Parlement, il a été quatre fois Ministre, il a été deux fois Commissaire européen et surtout il a été l’homme de la situation pour négocier les meilleures conditions du Brexit, qui était un nœud de conflits potentiels et de difficultés réelles. La situation politique issue des dernières législatives appelait un homme de compromis. Michel Barnier, lui, a fait le compromis. De manière méthodique et concluante.
Le Crif : Avec une Assemblée nationale émiettée comme jamais sous la Vème République, est-ce qu’on n’est pas au bout d’un système « présidentialiste » qui concentre trop les pouvoirs à l’Élysée (comme l’ont regretté certains de ses anciens Ministres comme Jean-Michel Blanquer, qui le raconte dans son livre La citadelle) ?
Pascal Perrineau : Oui, on voit bien que le Président de la République a fait en désignant Michel Barnier un choix contraint. Il n’était pas son premier choix et le Premier ministre nommé, dès son propos de passation des pouvoirs avec son prédécesseur, a envoyé des signaux forts, évoquant quelques continuités mais parlant aussi de « changements » et même de « ruptures », en ce qui concerne les futures politiques à mener. Il a montré qu’il ne sera pas mené par le bout du nez. Il a son quant à soi et, manifestement, une détermination au-delà des capacités d’écoute et de négociation que nous évoquions. C’est lui aussi qui choisira les Ministres, sauf peut-être dans le domaine régalien (comme les Armées, les Affaires étrangères et l’Intérieur).
Nous sommes entrés dans une phase de nouvelle cohabitation. Ce n’est pas une cohabitation classique, dans la mesure où le chef de l’État n’a pas nommé le chef d’une opposition qui a obtenu, comme dans les autres cas de cohabitation, une majorité absolue à l’Assemblée nationale, mais il a nommé une personnalité qui n’est explicitement pas de son camp, qui a même été candidat à la candidature présidentielle de 2022 contre l’actuel chef de l’État, qui a été extrêmement critique à son égard et qui est porteur d’axes de politiques publiques, par exemple sur l’immigration et sur la sécurité, qui n’ont pas été les axes présidentiels les plus saillants (même si des actions ont été menées en ce domaine) d’Emmanuel Macron.
Le Crif : Mais compte tenu de la faible majorité relative qui pourra peut-être réunir les députés allant de LR à LIOT en passant par ceux d’Ensemble pour la République, cette faiblesse de l’assise parlementaire n’augure-t-elle pas forcément une faible durabilité du Gouvernement Barnier ?
Pascal Perrineau : La question ou le problème de la durabilité se posait pour tout le monde, qu’il s’agisse de Lucie Castets, Bernard Cazeneuve, Thierry Beaudet (le Président du CESE un moment pressenti) ou Michel Barnier. Lucie Castets du NFP avait fait le plein des voix potentielles pour la motion de censure contre son gouvernement. Pour le Premier ministre, il s’agit d’essayer de ne pas avoir de majorité négative contre lui, qui aboutirait à une motion de censure et un renversement du gouvernement. Pour l’instant la menace n’est pas immédiate mais elle peut le devenir. Le gouvernement dirigé par Michel Barnier peut tomber dans les semaines ou les mois qui viennent. Mais pour cela, il faudrait une coalition des contraires. Il faudrait que la gauche (dont LFI) et le RN mêlent leurs suffrages. Jusqu’à présent, ils ne l’ont jamais fait lorsque la gauche avait pris l’initiative d’une censure. Il y a eu 17 motions de censure, elles n'ont pas abouti parce que l’extrême gauche et l’extrême droite ne mettaient pas leurs œufs dans le même panier : le RN se joignait parfois à des motions déposées par la NUPES mais pas le contraire. Seule une motion déposée par LIOT en mars 2023 avait flirté avec la barre des 289 députés.
Nous verrons si la capacité de se préserver de l’opposition convergente des extrêmes continue et permet à ce gouvernement de tenir. Mais il est vrai que derrière tout cela, le régime est en train d’évoluer, le centre de gravité du pouvoir change, le régime a été pendant très longtemps présidentiel avec une pratique « jupitérienne », cette période est terminée et on redécouvre ce que voulait Michel Debré en 1958 à savoir instaurer un vrai régime parlementaire, qui peut très bien vivre avec un Président élu au suffrage universel, ce qui est le cas par exemple au Portugal, en Finlande ou en Autriche.
Le Crif : Est-ce que ce parlementarisme ne contrevient quand même pas en France avec une culture présidentialiste affirmée, mélange de gaullo-bonapartisme ou de monarchisme républicain, qui a caractérisé la pratique de quasiment tous les Présidents de la Vème République, François Mitterrand compris ? Et, on l’a vu avec l’affichage par Édouard Philippe de sa candidature à la présidentielle, les états-majors n’ont-ils pas tendance à déjà privilégier la préparation de la prochaine présidentielle sur la recherche de compromis parlementaires jugés transitoires ?
Pascal Perrineau : C’est vrai qu’il y a ce syndrome mais la classe politique et les états-majors doivent se méfier car les temps changent et les électeurs aussi : ils veulent un régime plus équilibré, moins présidentialisé. Ils ont envie d’une démocratie plus balancée, dans laquelle le pôle parlementaire existe et s’exprime largement à côté du pôle exécutif sans que le Parlement vive dans l’ombre ou sous tutelle. Les temps ont changé et il faut faire avec cette volonté de rééquilibrage. Les hommes ou femmes qui se lanceront dans la bataille de la prochaine présidentielle devront en tenir compte.
De 1958 à 1962, le Général de Gaulle lui-même a eu d’ailleurs une pratique des institutions moins « hyper-présidentialiste » qu’Emmanuel Macron ou Nicolas Sarkozy, il ne s’occupait pas de tout, il laissait à son Premier ministre Michel Debré une certaine autonomie, en particulier en ce qui concernait la gestion des affaires internes, il se concentrait surtout sur les grands dossiers de l’époque et en particulier du grand sujet algérien. Il ne faut pas oublier que la Vème République n’a pas connu, à l’origine, les dérives présidentialistes qu’on a connues par la suite. C’est pourquoi je pense que nous pouvons revenir, compte tenu de la situation et des attentes actuelles, à une pratique plus équilibrée des pouvoirs de la Vème République.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
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