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Publié le 5 mars sur le site du Monde
Tribune. S’engager dans la tentative de définir « l’antisionisme », c’est pénétrer dans une zone d’ambiguïtés, de malentendus et de manipulations rhétoriques, liés à des conflits de divers ordres. Un différend surgit entre deux camps, celui de l’antisionisme revendiqué et celui de l’antisionisme dénoncé. Soit, d’une part, ceux qui s’assument en tant qu’antisionistes et postulent que l’antisionisme, en tant que rejet du sionisme, est légitime et respectable et qu’en conséquence il n’a rien à voir avec l’antisémitisme ; et, d’autre part, ceux qui considèrent que l’antisionisme représente la dernière forme historique de l’antisémitisme.
Pour simplifier et clarifier la question, distinguons les quatre significations principales du mot « antisionisme » qui, dans les controverses, interfèrent et se chevauchent souvent, engendrant des dialogues de sourds.
Le rejet de l’idée sioniste, c’est-à-dire du mouvement de libération nationale du peuple juif, est apparu, à la fin XIXe siècle, en même temps que ce dernier, qui, présupposant l’existence d’un peuple juif, visait à en normaliser l’existence en créant un Etat pour les juifs. Ceux qui, parmi les juifs, se montrèrent hostiles au projet sioniste furent les partisans de l’assimilation, du communisme ou du nationalisme culturel (les bundistes), sans parler de certains groupes de juifs religieux orthodoxes. Après la Shoah, puis la création d’Israël, en mai 1948, l’antisionisme a changé de sens : ce n’était plus un projet politique qui était rejeté, mais soit telle ou telle politique israélienne, soit l’existence même de l’Etat d’Israël.
Une fois l’Etat d’Israël créé, on a pris l’habitude de qualifier d’« antisioniste » la critique de la politique israélienne en tel ou tel de ses aspects et dans une conjoncture déterminée. Il n’y a rien là qui soit judéophobe ou « antisémite », du moins tant qu’on ne fait pas intervenir d’autres critères. Qualifier d’« antisioniste » cette critique d’ordre politique, que ce soit pour la justifier ou la récuser, relève de la catégorisation abusive. Nul ne qualifie d’« antifrançaise » la simple critique de la politique d’un gouvernement français.
Prophétie menaçante
La dénonciation du « sionisme mondial » prend souvent une forme complotiste et recycle les stéréotypes associés à la figure mythique du « juif international » ou à celle des « sages de Sion ». Le mythe antijuif par excellence, celui du « complot juif international », s’est métamorphosé en « complot sioniste mondial ». Nous sommes ici devant un récit mythologique construisant l’ennemi absolu : « le sioniste », figure diabolisée. Il s’ensuit que cet « antisionisme » n’a rien à voir avec le sionisme réel, phénomène historique, ni avec l’Etat-nation qu’est Israël.
Le projet et la volonté de détruire l’Etat d’Israël et de le remplacer par un Etat palestinien ou un Etat islamique : tel est le principal trait de ce que j’appelle l’antisionisme radical ou absolu. A partir de sa création, l’Etat juif, visé au premier chef par le djihad, est voué à la destruction. La haine des juifs a trouvé sa nouvelle cible, et l’israélicide est au programme. En témoigne la prophétie menaçante du fondateur des Frères musulmans, l’Egyptien Hassan Al-Banna, qu’on trouve citée dans le préambule de la charte du Hamas (août 1988) : « Israël s’élèvera et restera en place jusqu’à ce que l’islam l’élimine, comme il a éliminé ses prédécesseurs. »
La prophétie est régulièrement répétée par les prédicateurs musulmans participant à la propagande palestinienne. Dans la perspective de la judéophobie islamisée, la présence juive sur une terre musulmane est intolérable, comme l’énonce l’article 28 de la charte du Hamas : « Israël, parce qu’il est juif et a une population juive, défie l’islam et les musulmans. »
On trouve dans cette proposition un parfait résumé de l’idéologie antijuive du mouvement islamiste, qui interdit toute solution politique du conflit ainsi réinterprété. D’où l’appel au djihad. On passe du permis d’éradication délivré par les « antisionistes » laïques au devoir d’éradication imposé par les islamo-nationalistes palestiniens.
Haine ontologique
Cinq traits permettent de définir le style et le contenu du discours des antisionistes radicaux :
1. Le caractère systématique de la critique d’Israël, et non pas de certaines mesures gouvernementales ou de tel ou tel parti politique au pouvoir. Il s’agit d’une critique hyperbolique et permanente.
2. La pratique du « deux poids, deux mesures » face à Israël, c’est-à-dire le recours au « double standard », qui revient à exiger d’Israël un comportement qu’on n’exige d’aucun autre Etat-nation démocratique. Cette pratique systématique de la mauvaise foi, dès qu’il s’agit de l’Etat juif, conduit à la condamnation unilatérale d’Israël, indépendamment de toute analyse des faits. La campagne internationale, lancée le 9 juillet 2005 par le mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS), illustre cette pratique, qui consiste à appliquer des doubles standards.
3. La diabolisation de l’Etat juif, traité comme l’incarnation du mal, impliquant une mise en accusation permanente de la politique israélienne fondée sur trois bases de réduction mythiques : le racisme-nazisme-apartheid, la criminalité centrée sur le meurtre d’enfants palestiniens (ou musulmans) et le complot juif mondial (dit « sioniste »), dont la « tête » se trouverait en Israël.
4. La délégitimation, par tous les moyens, de l’Etat juif, impliquant la négation de son droit à l’existence – donc la négation du droit du peuple juif à vivre comme tout peuple dans un Etat-nation souverain –, ce qui implique d’isoler l’Etat d’Israël sur tous les plans, en organisant notamment contre lui un boycott généralisé.
5. L’appel répété à la destruction de l’Etat juif, impliquant la réalisation d’un programme de « désionisation » radicale, ou plus simplement une guerre d’extermination, où l’Iran nucléarisé jouerait le rôle principal.
Projet d’éradication de l’Etat d’Israël, l’antisionisme radical ou absolu est bien la plus récente forme historique observable de la judéophobie ou de l’« antisémitisme ». L’Etat d’Israël est critiqué et condamné non pas pour ce qu’il fait, mais pour ce qu’il est : c’est la définition même du racisme. Il s’agit d’une haine ontologique visant le seul Etat d’Israël. En témoigne le fait que, dans les manifestations, les « antisionistes », s’indignant de « la politique de Nétanyahou », crient « Mort à Israël ! », alors que les anti-Erdogan ne défilent pas en criant « Mort à la Turquie ! » et que les anti-Maduro se gardent de scander « Mort au Venezuela ! ».
Derrière les critiques acerbes de Nétanyahou aujourd’hui, comme de Sharon hier, c’est l’existence même d’Israël qui est rejetée comme intolérable. Israël est l’Etat en trop, le seul Etat-nation à être traité comme une entité nuisible. Tous ceux qui, aujourd’hui dans le monde, se disent « antisionistes » ne sont pas antijuifs, mais beaucoup le sont.