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Publié le dans Le Monde
Pourquoi lire et relire, aujourd’hui, Jankélévitch ? Plus de trente ans après sa mort en 1985, ce penseur prolixe nous parle-t-il encore ? Comment expliquer que se multiplient, ces derniers temps, les rééditions de ses textes et les études consacrées à son œuvre ?
Né à Bourges, en 1903, dans une famille d’intellectuels juifs russes qui avaient fui les pogroms (son père, le médecin Samuel Jankélévitch, fut le premier traducteur de Freud en français), Vladimir intègre l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm en 1922. Dès 1923, il rencontre Bergson et entame avec lui une correspondance, avant de lui consacrer son premier livre. Après avoir enseigné notamment à Prague, à l’université de Toulouse et à celle de Lille, il est révoqué de la fonction publique par les lois antijuives de Vichy en juillet 1940 et rejoint la clandestinité et la Résistance. Sa vie et sa pensée se trouvent transformées à jamais par la guerre et la Shoah.
Arabesques et sauts périlleux
Dans notre XXIe siècle, sa singularité déconcerte. Spécialiste de Schelling et de Plotin, musicien, intellectuel élégant, au propre comme au figuré, il glisse sans prévenir de la réflexion la plus nuancée à l’engagement le plus inflexible. Certes, son style peut paraître globalement daté, car il aborde les dilemmes moraux en poète de l’équivoque, là où nos contemporains les traitent volontiers en termes de déduction logique. Jankélévitch se passionne pour l’inexprimable et le « presque-rien », tandis que nous nous débattons dans la cacophonie et le « toujours-trop ». Il pense en passant du piano au stylo, et des amphis aux manifestations. Faut-il en conclure qu’il appartient à une époque déjà lointaine, somme toute révolue ?
Pour répondre, il faut écouter, quelques instants, la voix de Vladimir. Haut perchée, elle monte dans les aigus, grimpe à toute allure, portée par le souffle, attentive à scruter les moindres détails d’un instant vécu, ses subtilités, ses méandres, ses paradoxes. On se demande jusqu’où elle peut aller, cette voix qui virevolte, hésite parfois, multiplie arabesques et sauts périlleux, finit par redescendre, achève provisoirement une phrase interminable avant de repartir, de plus belle, comme au trapèze volant, sans filet – haute voltige, sans partenaire, sauf l’auditeur médusé.
Jamais ses interventions ne sont destinées à construire un système. Il ne contraint personne à coups d’arguments et de démonstrations
Chacun peut faire l’expérience aisément, puisqu’il existe quantité d’enregistrements. Tous les cours, entretiens et émissions de radio le confirment : sa pensée et sa voix sont semblables. Jankélévitch n’est pas un philosophe de la pesanteur mais un artiste de la grâce. Jamais ses interventions ne sont destinées à construire un système. Il ne contraint personne à coups d’arguments et de démonstrations. Sa tâche est tout autre : donner le vertige, en explorant sa conscience et la nôtre, entre plis et replis, remords et volontés. Peu importe la nature de l’âme, seuls comptent ses états.
Or ils sont perpétuellement mobiles, fluctuants, éphémères et à la limite du dicible. Tel est, sans doute, le fil directeur de toute l’œuvre. Si elle se donne continûment pour tâche d’« essayer de penser jusqu’au moment où la pensée se brise sur des choses difficiles à saisir », c’est que seul le mouvement l’intéresse. En fidèle disciple de Bergson, Jankélévitch veut saisir – ou plutôt approcher au plus près, car l’attraper n’est pas possible – le passage même du temps. Ainsi, en métaphysique, privilégie-t-il le devenir comme trait distinctif de l’être. En morale, il scrute l’acte libre, toujours à refaire, toujours à venir, même s’il semble avoir été accompli. Il sait combien l’inachevé est la marque de la vie et de l’histoire, comme il l’est de la musique.
En devenir et en acte
La musique ne se tient pas à part, ailleurs. Ce n’est pas un domaine réservé. Il serait stupide de voir en Jankélévitch un professeur, titulaire de la chaire de philosophie morale à la Sorbonne de 1951 à 1978, qui se serait passionné pour Debussy, Ravel, Fauré – principalement, mais aussi Liszt, Albéniz, Satie, Chopin… entre autres – en trouvant en leur compagnie son violon d’Ingres, si l’on ose dire. Car la musique est en devenir et en acte, et la morale aussi. Toutes deux ont une même façon d’être : la musique existe seulement quand on la joue, la morale uniquement quand on s’engage. Ce ne sont pas d’abord des discours. Avant tout, musique et morale sont pratiques de vie, actions concrètes.
« N’écoutez pas ce qu’ils disent, regardez ce qu’ils font », répète le penseur. Maxime à retenir, et à compléter par celle-ci : « Seul compte l’exemple que le philosophe donne par sa vie et par ses actes. »Voilà pourquoi écrire un grand Traité des vertus est utile, mais en 1947, après-guerre. Sous la botte des nazis, l’action morale ne consiste pas à donner « des conférences au cours desquelles on s’engage à s’engager », mais à risquer sa peau dans la Résistance – Sartre est ici visé. On aurait tort, là aussi, de voir seulement en Jankélévitch un divin coupeur de cheveux en huit, génie de la nuance et champion de la tergiversation subtile.
C’est souvent le cas, il est vrai, comme l’attestent bien des pages de l’impressionnant volume intitulé Philosophie morale. Françoise Schwab, qui ne cesse d’éditer Jankélévitch et de servir sa mémoire, y a regroupé sept livres, échelonnés de 1933 à 1967. Le recueil, paru pour la première fois chez Flammarion en 1998, est aujourd’hui réédité. On y découvre, ou retrouve, les tours et détours de l’acrobate aux prises avec la mauvaise conscience, le mensonge et le malentendu, le mal, l’austérité, le pur et l’impur, l’ennui, le sérieux, le pardon…
Une pensée sensible et radicale
Ce virtuose n’a pas cessé de prendre également des risques publics, éthiques et politiques. On le retrouve au sein de multiples manifestations, pétitions et tribunes, où il combat sans concession. Il lutte pour l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, rappelant qu’« il ne s’agit pas d’être sublimes, il suffit d’être fidèles et sérieux ». Il est solidaire « corps et âme » du mouvement étudiant en 1968 et défend bec et ongles, en 1974, le maintien de la philosophie au lycée. « Je tiens à vous dire que j’ai pour Heidegger une profonde aversion, et je vis sans m’en occuper », répond-il en 1976, interrogé à la mort de ce penseur qui aima tellement les nazis.
Récapitulons. Une pensée fine, musicale, intelligente et sensible, mais aussi, quand il le faut, intransigeante, radicale et tranchante. Un sens aigu du caractère indispensable de la philosophie, et une lucidité non moins aiguë concernant ses limites. L’équivalence affirmée, et mise en acte, de l’engagement, de l’existence et de la morale. Une action résolue pour la mémoire et la dignité, un combat incessant contre toutes les formes de fascisme et d’antisémitisme, contre les postures idéologiques et les dogmatismes. Finalement, Vladimir Jankélévitch incarne, à sa façon, ce qui nous devient à présent indispensable. Et qui risque, chaque jour un peu plus, de manquer. Voilà pourquoi le retrouver est nécessaire.
PARCOURS
31 août 1903 Vladimir Jankélévitch naît à Bourges.
1926 Reçu premier à l’agrégation de philosophie.
1931 Premier livre : Henri Bergson (Alcan).
1933 Soutient sa thèse de doctorat sur Schelling.
1938 Gabriel Fauré et ses mélodies (Plon).
Fin 1940 Révoqué de l’enseignement par le régime de Vichy.
1941-1944 Participe à la Résistance.
1949 Traité des vertus (Bordas).
1951-1979 Professeur à la Sorbonne.
1957 Première version de Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien (PUF).
1961 La Musique et l’Ineffable (Armand Colin).
1974 L’Irréversible et la Nostalgie (Flammarion).
1978 Quelque part dans l’inachevé, entretiens avec Béatrice Berlowitz (Gallimard).
1980 Nouvelle version, en trois tomes, de Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien(Seuil).
1981 Le Paradoxe de la morale (Seuil).
6 juin 1985 Vladimir Jankélévitch meurt à Paris.