English
Français
Le Crif : Aux vues de diverses études d’opinion, il apparaît que les Français sont très majoritairement intransigeants sur le sujet des détournements de fonds publics et qu’ils ne sont pas choqués par la condamnation en première instance de Marine Le Pen et une vingtaine d’élus Rassemblement national (RN). Est-ce que cela vous a surpris ?
Frédéric Dabi : Sincèrement, cela ne me surprend pas. Dans toutes les études, et depuis longtemps, la question de l’honnêteté, de la probité du personnel politique, apparaît comme une exigence élémentaire pour une très large majorité de Français. Depuis un ensemble d’affaires, le jugement des Français est le même, rappelons-nous par exemple de l’affaire d’Urba-Gracco qui avait touché le Parti socialiste (PS), d’autres qui ont touché le Parti communiste (PC), le Rassemblement pour la République (RPR), l’affaire Carignon ou encore Cahuzac, les affaires touchant La France insoumise (LFI) et Jean-Luc Mélenchon… Pour les Français, ce n’est pas une question d’étiquette politique, gauche ou droite, extrême gauche ou extrême droite. L’opinion est intraitable sur les affaires de détournements de fonds, elle est encore plus irascible quand il s’agit d’enrichissement personnel (ce qui n’est pas le cas dans cette affaire du RN). Quel que soit le parti ou la personne concernée, les Français portent un jugement globalisant de « tolérance zéro », qui touche l’ensemble de la classe politique.
Le Crif : « Tolérance zéro » pour les Français, y compris sur la peine d’inéligibilité que Madame Le Pen trouve scandaleuse (elle avait réclamé « l’inéligibilité à vie » quand ses adversaires pouvaient être concernés) ?
Frédéric Dabi : Oui, nous venons de réaliser à l’Ifop une enquête pour Ouest-France posant la question : « souhaitez-vous la suppression de l’exécution provisoire de l’inéligibilité en cas de condamnation en première instance d’un élu ? ». Il apparaît que les Français sont très majoritaires à ne pas souhaiter la suppression de la Loi actuelle. Il y a bien sûr d’autres inclinations visibles dans la répartition des opinions sur ce sujet de l’inéligibilité, une forte minorité de 36 % des sondés souhaiterait supprimer cette disposition législative, ce qui correspond à peu près au socle électoral qui était mesuré dans les intentions de vote pour Marine Le Pen dans un premier tour de la présidentielle.
Une autre étude mesurait le sentiment des Français sur l’exécution provisoire (immédiate avant même un jugement en appel) de la peine d’inéligibilité, demandant s’il leur paraît justifié ou non : 57 % des Français la trouvent justifiée, 43 % non justifiée, ce qui correspond (à un point près) aux scores Macron-Le Pen du second tour de l’élection présidentielle de 2022. On voit que les jugements politiques peuvent influer sur l’opinion relative à la question de l’inéligibilité. Mais, d’une manière générale, au fond, quand une affaire judiciaire débouche sur une condamnation pour détournement de fonds publics, l’opinion est intraitable, y compris pour des politiques qui sont ou ont été bien placés dans la compétition présidentielle.
Le Crif : Du coup, compte tenu de ce jugement « intraitable » des Français, est-ce que la posture actuelle de victimisation de Marine Le Pen (qui fut d’ailleurs celle de son père, Jean-Marie Le Pen, antérieurement) n’est pas en fort décalage avec l’opinion publique ?
Frédéric Dabi : Il y a en effet une posture victimaire pour Marine Le Pen, quand même moins poussée que celle de son père (Jean-Marie Le Pen était par exemple apparu en affiches avec un bâillon sur la bouche, comme si la Justice l’empêchait de s’exprimer). Il est manifeste que la leader du RN s’est mise dans une logique personnelle ultra-combative parce qu’elle joue sa peau politique. En fonction du jugement en appel (prévu à l’été 2026), il n’est pas impossible qu’en 2027, pour la première fois depuis 1981, il n’y ait pas le nom de Le Pen parmi les candidatures à l’élection présidentielle. On pouvait imaginer une sorte d’« Adieux de Fontainebleau » et, de la part de Marine Le Pen, l’évocation d’un passage de flambeau par exemple à Jordan Bardella, mais ce n’est pas du tout sa logique et son intention : Marine Le Pen est très déterminée, comme elle l’a elle-même dit, à mener « le combat jusqu’au bout ».
Il faut aussi relever que son argument sur la « confiscation » du choix présidentiel est quand même, dans une mesure relative, un argument qui peut prendre. Dans mon livre Parlons nous tous la même langue (Éditions L’aube, 2024), j’analysais la crise de l’écoute dont se plaignent une part très importante de Français, qui considèrent que le système politique ne les écoute pas. De nombreux épisodes sont passés par là, ces dernières années il y a eu par exemple la crise des Gilets jaunes ou les débats houleux autour de la réforme des retraites. L’argument avancé par le RN – la Justice a interféré pour écarter Marine Le Pen de la ligne de départ de la présidentielle – peut donc avoir un certain écho. Même si, d’un autre côté, d’après notre récente étude, le pronostic des Français sur la certitude de la candidature Le Pen est passé, en un mois, de 74 % à 37 % : c’est un effondrement. Pour elle, le chemin de crête peut être difficile.
Le Crif : Et peut-il devenir un chemin de croix ? Quand le jugement en appel arrivera, l’été 2026, et si la Cour d’appel la condamne mais sans peine d’inéligibilité (cette hypothèse n’est ni certaine, ni à exclure), Marine Le Pen pourra dans ce cas être candidate ; mais son affaire ne sera-t-elle pas un gros boulet pour sa campagne, comme pour celle de François Fillon en 2017 ?
Frédéric Dabi : Cette comparaison est très intéressante car, quand on regarde ce qui s’est passé pour François Fillon, on s’aperçoit d’abord qu’il a baissé avant l’éclatement de son affaire (du fait de certains aspects, jugés trop libéraux, de son programme) et qu’ensuite sa campagne a été en effet complètement brouillée, polluée par son affaire, avant même toute condamnation de la Justice d’ailleurs. De ce point de vue, on peut envisager un scénario d’une Marine Le Pen sauvée en appel, se déclarant donc candidate, jouant de l’image de « survivante » politique et de candidate hyper-combative mais dont les éléments de son affaire de détournement de fonds seront naturellement fortement exploités par tous ses adversaires. Cela pourra l’empêcher de déployer normalement sa campagne, notamment ses thèmes de prédilection, la sécurité et la nécessaire fermeté de la Justice, cette affaire pouvant entacher l’image de proximité avec les Français que l’ex-Présidente du Front national (FN) devenu RN avait mis des années à polir.
Le grand brouillage de ses messages, après une condamnation au fond en appel, n’est donc pas à exclure. Mais nous ne sommes là que sur des hypothèses, tout sera décisif pour elle sur le plan judiciaire à l’été 2026 et la campagne active des candidats à l’élection présidentielle ne sera véritablement lancée, au plus tôt que dans un an et demi, à l’automne 2026.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
- Les opinions exprimées dans les entretiens n’engagent que leurs auteurs -