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Le Crif : Comment appréciez-vous la situation politique actuelle en France ? La très stable Vème République va-t-elle virer dans une zone d’instabilité qui était celle de la IVème République, ou bien la classe politique française, contrairement à ses voisines, ne sait-elle simplement pas organiser des compromis ?
Laurent Joffrin : Je crains que la première hypothèse soit la plus probable. Un petit jeu de politique-fiction suffit à s’en convaincre. Imaginons que la gauche française, dès le résultat des législatives proclamé, ait reconnu qu’elle n’était pas majoritaire seule et donc que sa victoire était incomplète. Elle aurait alors lancé un processus de négociation pour élargir son assise et constituer, par le compromis, une coalition capable de gouverner. Ou encore, plus utopique encore, que les partis non-extrêmes aient décidé de transformer le Front républicain – choisi par les électeurs – en majorité parlementaire d’union nationale (sans le RN, donc). Les institutions s’y prêtaient parfaitement et le Président n’aurait alors eu d’autre choix que d’appeler à Matignon la personnalité choisie par la nouvelle majorité.
À l’énoncé de ce rêve de sagesse et de civisme, on comprend immédiatement qu’il était impossible : il eût fallu que Mélenchon ne soit pas Mélenchon, que le PS ne lui soit pas inféodé, que le Président renonce à jouer un autre rôle que celui d’arbitre, que les centristes acceptent de gouverner avec la gauche et, dans le second scénario, que droite et gauche s’accordent sur un programme minimal, comme on le fait parfois chez nos voisins européens.
La vérité, c’est que les partis politiques français sont encore mus par une mentalité issue de la monarchie républicaine instaurée par le Général de Gaulle, qu’ils n’ont aucune idée de ce que peut leur apporter – et apporter au pays – une culture de compromis, que LFI est une formation populiste irresponsable, que la gauche est déchirée et que la droite et les centristes ne tolèrent pas l’accession d’une gauche raisonnable au pouvoir au sein d’une coalition où chacun renoncerait à une partie de son projet pour pousser les mesures utiles et acceptables qui lui tiennent à coeur. Le scénario favorable est donc aussi invraisemblable que l’apparition d’un cheval volant ou celle d’un chien qui miaule. Le navire navigue droit vers la mer tempétueuse de l’instabilité chronique, qui fera apparaître le Rassemblement national (RN), exclu des combinaisons fragiles qu’on échafaude, pour un havre de tranquillité.
Le Crif : La gauche française semble plus que jamais fracturée, entre sa partie radicale, LFI, peu démocratique en interne et populiste, qu’incarne en toutes occasions Jean-Luc Mélenchon, et une gauche sociale-démocrate et européenne, incarnée par exemple Raphaël Glucksmann aux européennes mais qui ne s’émancipe pas de LFI sur la scène nationale. Pourquoi ce blocage ? Tout découlerait du mode de scrutin, la proportionnelle serait le salut de la gauche moderne ?
Laurent Joffrin : Ce blocage ne tient pas aux institutions mais aux carences des sociaux-démocrates, qui n’ont pas su s’organiser pour renouveler leur projet et rendre au Parti socialiste sa prééminence au sein de la gauche. Dispersée dans et hors du PS, en proie à la concurrence des présidentiables vraisemblables ou autoproclamés, la gauche réformiste a laissé la direction du PS s’incliner devant les oukases de Jean-Luc Mélenchon, ce qui a provoqué la stagnation générale du camp progressiste, dont le poids reste désespérément inférieur à un tiers des votants.
Pourtant la réflexion a lieu, l’électorat réformiste existe (on l’a vu aux Européennes) et les personnalités émergent ou réémergent : Glucksmann, Delafosse, Bouamrane, Mayer-Rossignol, Geoffroy, Cazeneuve, Hollande, Le Foll ou Delga. Toutes et tous jouent un rôle, se font entendre, souvent plus nettement que la direction du PS. Mais ils sont incapables de se coordonner, et encore moins de s’unir, pour remettre la gauche sur les rails. Si bien qu’un PS soumis aux Insoumis continue de jouer la carte d’une Union de la Gauche radicalisée et sectaire, à rebours de ce qu’avait fait François Mitterrand dans les années 1970.
Le Crif : Le Premier ministre Michel Barnier tente de trouver un soutien parlementaire suffisant, dans une Assemblée nationale émiettée, allant des LR aux macronistes de Ensemble pour la République, en passant par le Modem, Horizons et le petit groupe LIOT. Cela peut-il tenir plus de quelques mois et cette soumission au couperet d’une censure croisée du RN de Marine Le Pen et de la gauche Nouveau Front Populaire (NFP) ne conduit-elle pas soit à une trahison du front républicain victorieux en juin du parti d’extrême droite, soit à un immobilisme délétère pour l’action gouvernementale et l’esprit de réforme ?
Laurent Joffrin : Le gouvernement Barnier est en sursis avant même d’être constitué, menacé par une motion de censure que la gauche déposerait et que Marine Le Pen voterait, ce qui pourra se produire à tout moment. Le double empêchement, produit par la force des extrêmes, risque de réduire toute coalition à l’impuissance ou à la chute parlementaire. Encore une fois, les électeurs, plus sages que les élus, avaient pourtant indiqué la voie : refuser le RN en unissant les forces républicaines, ce qu’ils ont pratiqué spontanément.
L’absence de cette union au Parlement risque de conduire à une nouvelle dissolution et, dans le cas d’un résultat défavorable, à la démission d’Emmanuel Macron. Ce scénario précipité rend plausible la double victoire au premier tour de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon et donc, selon les sondages unanimes, à l’arrivée du RN à l’Élysée.
Le Crif : Depuis près d’un an, immédiatement après le pogrom du 7 Octobre perpétré par le Hamas au sud d’Israël, une flambée d’actes antisémite est apparue en France. Ce fléau a non seulement été nié ou sous-estimé par une partie de la gauche mais LFI n’a cessé de mener, pendant des mois ensuite, des actions militantes, brutales et caricaturales, consistant à attiser partout en France cet antisémitisme devenu dangereusement d’atmosphère, sous couvert d’« antisionisme » et sous prétexte de défendre « la cause palestinienne ». Pour vous, Jean-Luc Mélenchon et son premier cercle d’élus ont-ils rompu avec le pacte républicain et l’histoire de la gauche, qui avait placé la lutte contre l’antisémitisme et la laïcité au cœur de son combat politique ?
Laurent Joffrin : Oui. Il existait, au moins depuis la guerre, et peut-être même depuis l’Affaire Dreyfus, un pacte de solidarité entre la gauche républicaine et les Français juifs, ainsi qu’un attachement viscéral à la laïcité. Universaliste, antiraciste, soucieuse de la persistance de l’antisémitisme et de sa dangerosité particulière, celle que l’on constate maintenant tous les jours, la gauche restait vigilante face aux risques de sa résurgence en France et tenait sur la question israélo-palestinienne un discours d’équilibre, fondé sur le droit d’Israël à la sécurité, mais aussi sur celui des Palestiniens à édifier un deuxième État sur le territoire de la Palestine du mandat, selon les résolutions répétées votées par les Nations Unies.
Par hostilité envers Israël d’une part (confondant souvent la nation israélienne et son gouvernement de droite), et en raison d’une alliance stratégique passée entre LFI et les associations militantes des quartiers de l’autre, les Insoumis, dont beaucoup de membres ou de responsables ne sont pas antisémites, ont néanmoins toléré en leur sein des activistes ou des candidats professant plus ou moins ouvertement l’antisémitisme. Un antisémitisme relativement nouveau en France, celui que diffusent les islamistes, ainsi que certaines fractions palestiniennes qui en font partie, à commencer par le Hamas. Ils ont aussi fait de coupables concessions à un discours antisioniste radical, nourri d’idéologie « décoloniale », qui réclame explicitement ou implicitement, la destruction de l’État d’Israël, ce qui les rattache, par un biais « géopolitique », à la rhétorique antisémite la plus éculée.
Quant à Jean-Luc Mélenchon, qui a voulu et organisé cette trahison des idéaux de la gauche pour de médiocres raisons électorales, on sent aussi dans ses interventions une étrange hostilité personnelle envers les Juifs français et leurs organisations représentatives.
À cela, il faut ajouter deux choses. Les dérives de LFI ne sont pas celles de la gauche en général. Les autres partis y sont rétifs ou hostiles, surtout le PS, qui a tenu à éliminer du texte du programme du NFP toute ambiguïté sur ce point. La gauche, en tant que coalition, dans ses projets et ses discours communs, dénonce l’antisémitisme comme un fléau majeur et rappelle sans cesse sa position de principe sur la sécurité d’Israël et la « solution à deux États ». Chacun remarquera enfin que la brutalité et la durée interminable de la réplique d’Israël, avec ses pertes civiles massives, hommes, femmes et enfants, nourrit évidemment la propagande de l’extrême gauche anti-israélienne et affaiblit symétriquement la position de tous ceux qui tiennent à préserver l’alliance traditionnelle entre la gauche républicaine et les Français juifs, sur des bases universalistes et antiracistes.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
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