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Publié le 2 Mai 2023

Crif - La jeunesse et la laïcité : entre rejet et incompréhension ?, par Iannis Roder

Cette année, Yonathan Arfi a souhaité faire de l’éducation un sujet prioritaire pour le Crif. En effet, un constat lucide de la situation, sombre à bien des égards, s’avère insuffisant s’il ne permet pas d’ouvrir de nouvelles perspectives. La résurgence actuelle de l’antisémitisme, parfois sous de nouvelles formes, suscite une inquiétude bien légitime ; il faut toutefois se refuser à sombrer dans un fatalisme obscurcissant l’avenir et les possibilités d’agir sur lui. L’éducation des jeunes générations est sans doute le plus important des leviers d’action à privilégier. Elle se trouve cependant confrontée, comme en témoigne l’ensemble des textes que nous avons recueillis, à des problématiques complexes et inédites.

En revenir à la question cruciale de l’éducation, c’est aussi une manière de rendre hommage à la tradition juive et à la place centrale qu’elle accorde à l’étude, nous rappelant qu’à travers la transmission du savoir et des valeurs, c’est la pérennité d’une filiation, d’une appartenance commune qui est en jeu.

 

C’est à cet effet que nous avons demandé à plusieurs intellectuels et acteurs du monde de l’éducation de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle. Si les textes publiés ici n’engagent pas la responsabilité du Crif, ils permettent cependant d’ouvrir un espace de débat et de réflexion. Ils sont traversés par le souci d’interroger et de comprendre la situation des nouvelles générations, les problématiques liées à la transmission de la mémoire et de l’histoire juive, ainsi que les défis et enjeux qui agitent aujourd’hui, dans notre France républicaine, le milieu de l’enseignement (laïcité, usages du numérique et des réseaux sociaux, wokisme…).

 

Le Crif remercie les contributeurs de cette revue d’enrichir ainsi notre réflexion.  

 

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Une partie conséquente de la jeunesse ne semble plus se reconnaître dans ce qui forme le socle de notre modèle républicain, et en premier lieu le principe de laïcité. Au mieux, ces jeunes ne le comprennent pas, au pire ils n'y adhèrent pas. Les études et sondages qui se succèdent ne laissent d'inquiéter tant la fracture générationnelle semble s'affirmer progressivement. 

 

Les jeunes sont ainsi 52 % à être favorables à ce que la possibilité soit offerte aux élèves de porter des signes religieux à l'école (25 % pour l'ensemble de la population). Cette considération s'inscrit, entre autres éléments explicatifs, par un retour de revendications religieuses, mais aussi dans l'hyperindividualisme véhiculé par le soft power américain qui tend à atomiser la société en favorisant l'intérêt individuel, au nom de la liberté. Rien de plus explicité dans le fameux slogan publicitaire d'une grande marque de fast food « venez comme vous êtes ». Cette idée que la liberté individuelle devrait primer sur toute autre s'impose dans les jeunes esprits, au point de leur rendre parfois incompréhensible l'effort que demande l'intérêt général à travers, notamment, le cadre fixé par le principe de laïcité. Il n'est ainsi pas rare que des jeunes, face à des professeurs, se questionnent sur le refus de l'école à ce qu'ils puissent venir « chacun avec nos signes religieux », ce qui permettrait, pensent-ils, de « mieux se connaître » et « mieux s'accepter ». Venir en classe avec sa kippa ? Nul n'ignore aujourd'hui que nombre d'enfants juifs ont dû quitter l'école publique parce qu'ils étaient identifiés comme juifs. Le port de la kippa n'aurait eu qu'une conséquence, l'accélération du processus par une identification immédiate. Illusion donc que celle de croire qu'afficer les différences permet les rapprochements. C'est la concurrence et le regroupement par affinités religieuses ou de croyances que propose ce modèle, c'est l'enfermement de chacun dans une identité première devenue ainsi incontournable. 

 

L'école de la République ne met pas en avant les différences, bien au contraire, elle privilégie ce que nous avons en commun, sans nier les particularités, mais en permettant aux jeunes de se rencontrer, de se fréquenter sur un pied de stricte égalité, dégagés de signes d'appartenance et de religion, reconstituant de manière fictive, au sein de l'école, la communauté politique des citoyens que nous formons. Renvoyer à la sphère privée nos appartenances premières semble ainsi incompréhensible à nombre de jeunes français qui ne voient là qu'une atteinte à ce qu'ils considèrent comme leur liberté. Leur incompréhension est telle qu'ils sont même 49 % à considérer que les enseignants, c'est-à-dire des fonctionnaires de la République, devraient pouvoir afficher leur appartenance religieuse et communautaire quand ils en ont une, désignant de fait ceux qui ne portent pas de signes comme de potentiels incroyants ou athées. C'est ne rien avoir compris à la neutralité des fonctionnaires et donc à la neutralité de l'État, en application de la loi de séparation des Églises et de l'État de 1905.

 

C'est d'abord pour protégrer les usagers que la neutralité s'impose aux fonctionnaires, afin que ceux-ci soient traités de manière égale car dans notre République, seuls les citoyens sont porteurs de droits, indépendamment de leurs identités par ailleurs. Cela signifie que le fonctionnaire n'a pas à prendre en considération dans son rapport à l'usager, autre chose que le citoyen qu'il a en face de lui. Ce que certains nomment « invisibilisation » n'est autre qu'une formidable protection contre l'assignation et la discrimination. Mais la protection est également celle des fonctionnaires qui ne peuvent, dès lors, être accusés de traiter les usagers en fonction de leurs opinions religieuses apparentes. Le principe de laïcité est ainsi une nécessaire protection pour les religions minoritaires, les plus susceptibles d'être soumises aux discriminations. 
 

C'est donc ce modèle qu'une partie des jeunes tend à remettre en cause, lui préférant un affichage permanent, ouvrant ainsi la voie à la disparition de l'espace protégé qu'est l'école qui ne serait alors plus « l'asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas » pour reprendre la circulaire de Jean Zay du 31 décembre 1936. 

 

Mais il y a encore plus préocuppant. Le dernier sondage Ifop pour la revue « Écran de veille » (décembre 2022) nous informe sur le fait que 32 % des professeurs de moins de 30 ans sont favorables à ce que les élèves puissent porter un signe ostensible religieux à l'école. C'est 18 points de plus que l'ensemble des professeurs (24 de plus que les professeurs de plus de 50 ans). Mais, plus inquiétant encore, ils ont exactement le même taux (32 %) à penser que les fonctionnaires devraient pouvoir afficher leur appartenance religieuse (contre 12 % de l'ensemble des professeurs et 7 % des plus de 50 ans). Ils ne semblent ainsi pas capables d'envisager la laïcité autrement que comme une contrainte qui porterait atteinte à leur intégrité, incapables d'envisager que, comme le dit Jean-Claure Michéa, « pour faire République, il faut se défaire d'une petite partie de soi ». Cette dimension indépassable, au sens où l'intérêt général doit s'effacer devant leur intérêt particulier doit interpeler. Le principe de laïcité est un principe de liberté, d'apaisement et de protection. Ces jeunes ne le comprennent pas. Peut-être feraient-ils bien d'écouter cette jeune-fille irakienne qui expliquait lors d'une cérémonie pour commémorer la journée de la laïcité que dans son pays, elle est appelée, par ses camarades de classe et professeurs, « la chrétienne ». « Je remercie la France et la laïcité » ajoutait-elle, concluant ainsi : « ici, en France, à l'école, je ne suis plus "la chrétienne", on m'appelle Syrine. La laïcité m'a rendu mon prénom. »

 

Iannis Roder, Professeur agrégé d'Histoire 

 

Biographie :

Iannis Roder est agrégé d'Histoire et enseigne depuis plus de vingt ans dans un collège sensible de la banlieue parisienne tout en étant responsable de la formation au Mémorial de la Shoah. Il dirige par ailleurs l'Observatoire de l'éducation de la Fondation Jean-Jaurès et est membre du Conseil des sages de la laïcité. 

 

Cet article a été rédigé dans le cadre de la parution de la revue annuelle du Crif. Nous remercions son auteur. 
 
 
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