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Publié le 23 janvier dans Le Figaro
Par quels mécanismes les extrêmes montent-ils avant de s’imposer au pouvoir? Le Camp des Milles, site mémorial situé près d’Aix-en-Provence, a fait de cette question sa raison d’être, avec le but d’alerter les jeunes générations sur un possible recommencement. Jusqu’au 30 juin, une exposition conçue au Musée mémorial de l’Holocauste de Washington, enrichie par un volet français, apporte de l’eau au moulin démonstratif de ce lieu formidable - un des derniers témoignages bâtis des déportations en France. «Comment l’extrémisme veut tromper le peuple», décrit à coups d’affiches, de photographies et d’archives, un «art de tromper les âmes», par le mensonge, la manipulation, la peur et bien sûr, par la propagande.
Certains codes utilisés par Hitler ou Pétain - slogans simplistes, ouvriers enthousiastes, familles unies, guerriers prêts à en découdre, ennemis désignés - semblent aujourd’hui évidents, presque grossiers. «Ils remplissent l’espace par la répétition, qui finissent par abolir le jugement, puis la liberté, enfin la démocratie, dénoncée comme source de tous les maux», explique-t-on au mémorial. Le rappel du rôle joué par les films de Leni Riefenstahl, par l’exposition parisienne de 1941 «présentant» les Juifs, ou encore, de la manière dont la Croix-Rouge fut bernée par le vrai faux camp de concentration de Terezin suffit à comprendre: quand les mots deviennent fous, les hommes le deviennent aussi.
Derrière l’exposition et le site, se tient Alain Chouraqui, président de la Fondation du Camp des Milles et directeur de recherches au CNRS. Ce dernier se dédie corps et âme à la mémoire des 10.000 prisonniers qui séjournèrent sur le site, entre 1939 et 1942. Il y a quelque chose de la foi du charbonnier en lui, porté par une mémoire filiale. «Mon père Sidney, qui était engagé volontaire dans la France libre, m’a transmis l’idée que les choses étaient ancrées dans l’homme ordinaire, qu’elles pouvaient ressurgir», raconte-t-il.
Un lieu historique sauvé de la destruction
Après-guerre, bien peu connaissaient l’histoire du site, qui faillit d’ailleurs être rasé et fut sauvé par la volonté du père d’Alain Chouraqui, de celle de Denise Toros-Marter, déportée, et de Louis Monguilan, résistant et déporté. Ces grands anciens se battirent jusqu’au bout, avec Alain Chouraqui à leurs côtés, contre l’inertie des pouvoirs publics, le manque d’intérêt général, y compris des élus, pour cette période noire.
Il y avait pourtant de quoi raconter. Ancienne tuilerie s’étalant sur 15.000 m2, le site fut transformé en prison en septembre 1939 - le pouvoir y enfermant d’abord des «sujets ennemis», avant que le régime de Vichy ne le transforme en camp de transit et d’internement, puis de déportation. Aussi fou que cela paraisse aujourd’hui, on y enferma sans ciller plusieurs artistes et intellectuels, dont Max Ernst, Hans Bellmer et Lion Feuchtwanger, considérés comme des opposants en Allemagne. Ils y laissèrent des fresques et des dessins, moments forts de la visite de la tuilerie.
"Il ne suffit pas de montrer le mal pour s’en prémunir. Ici, nous parlons de l’homme en général, y compris dans son versant lumineux". Alain Chouraqui, président de la Fondation du Camp des Milles et directeur de recherches au CNRS
Dans un sous-sol autrefois consacré à la cuisson des tuiles, surnommé «Die Katakombe» par les internés, demeurent des traces dessinées de ce que l’on pense être des décors de théâtre. Puis le camp prit une tournure encore plus dramatique, avec l’arrivée de familles raflées dans la zone libre, en août et septembre 1942. Un wagon à bestiaux d’époque, sur les lieux même de leur départ, symbolise la déportation de 2 000 hommes, femmes et enfants en 1942, au bout d’une allée des Justes dédiée à 18 personnes ayant agi pour éviter leur déportation. «Il ne suffit pas de montrer le mal pour s’en prémunir. Ici, nous parlons de l’homme en général, y compris dans son versant lumineux», ajoute Alain Chouraqui.
Semer des graines de doutes et de certitude
Les traces mémorielles permettent aux jeunes et aux scolaires, public cible du lieu, de toucher physiquement la réalité de l’enfermement, d’autant qu’il y fait froid l’hiver et très chaud l’été. S’y ajoutent des galeries pédagogiques, visant à semer des graines de doute, et si possible de certitude, dans les esprits. Simone Veil, qui visita seule et en silence le camp en 2003, se demandait régulièrement comment «tout cela» avait été possible. Ici, chaque centimètre carré est consacré à donner des réponses à cette question restée ouverte.
Au rez-de-chaussée, les archives de Serge Klarsfeld sur les 11.400 enfants déportés à Auschwitz, ouvrent la visite. D’autres films, archives, photos et messages servent ensuite de fil pour le parcours. Ce jeudi de décembre, une classe d’ados, mi-dissipés, mi-sérieux, visionnait un film sur le massacre des Tsiganes, mis en parallèle avec le génocide arménien et le massacre des Tutsis au Rwanda. Qu’en retiendront-ils, eux qui sont abreuvés d’images violentes? «Ils sont toujours intéressés par l’effet de groupe, celui qui dilue la responsabilité individuelle, mais précipite les événements», indique Odile Boyer, directrice adjointe du site.
"Nous voulons éviter de parler d’actualité, pour amener chacun à réfléchir aux mécanismes récurrents qui portent les extrêmes au pouvoir, voire aux crimes de masse". Alain Chouraqui, président de la Fondation du Camp des Milles et directeur de recherches au CNRS
Bien qu’une photo de l’attentat de Nice de 2016 figure dans le hall d’entrée, et qu’une grande phrase affirme qu’en Europe, «la démocratie est prise en tenaille entre les extrémismes islamistes et nationalistes», la muséographie glisse un peu sur les dérives de l’islam. «Nous voulons éviter de parler d’actualité, pour amener chacun à réfléchir aux mécanismes récurrents qui portent les extrêmes au pouvoir, voire aux crimes de masse», explique le fondateur. La longue visite du camp se termine sur un mur des actes justes, hommage à des personnes qui surent dire non, et invitation à la responsabilité individuelle.
On en sort ébranlé, d’autant que les nuages s’amoncellent à nouveau, en Europe, où les populismes voisinent avec l’islamisme, mais aussi aux États-Unis, qui font face à une résurgence de l’antisémitisme. «Il faut agir et dire aux gens qu’ils peuvent agir», martèle Alain Chouraqui.
«Comment l’extrémisme veut tromper le peuple», au Camp des Milles, à Aix-en-Provence (13), jusqu’au 30 juin.