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Cet article avait été publié dans le newsletter du 4 mai 2021. Il est l'article de presse que vous avez le plus lu cette semaine.
France - Scandée et destructrice : dans les camps nazis, la musique comme châtiment
Publié le 29 avril dans France Musique
"On se dit toujours que la musique permettait de résister : il y a un peu une fantasmagorie construite autour de ça." C'est ce qu'explique Élise Petit, docteure et musicologue, qui enseigne l’Histoire de la musique au département de musicologie de l'université de Grenoble. Grâce à ses recherches et à un travail de documentation minutieux, l'historienne s'est rendue compte que les usages de la musique étaient plus souvent contraints et militaires que clandestins et résistants. Marches forcées, diffusion par haut-parleurs lors d'exécutions... La musique a été utilisée massivement par les dirigeants des camps, et servait avant tout à faire "fonctionner au mieux la machine concentrationnaire et la machine de mort."
Chants scandés, hymnes martelés : la "musique de coordination"
Au cœur du système concentrationnaire se trouvaient les liedstunde : des airs de chansons, que les détenus étaient contraints de chanter sous peine de sanction. Parmi ces derniers, des kampflieder (les chants de combat comme Alte Kameraden, "Vieux camarade"), des _marschlieder (_les chants de marche, tels Ich hatt' einen Kameraden, "J'avais un camarade"). Des chants écrits en binaire, "de synchronisation, qui permettaient de marcher en chanson", rapporte Élise Petit, qui parle de "musique de coordination" : "C’était une punition parce que cela épuisait, fatiguait, et permettait aussi aux autorités que les détenus ne se parlent pas."
Des détenus parfois forcés de chanter alors même qu'ils étaient battus par les gardiens. "Les SS appelaient ça de la chicanerie, mais c’était de la violence tortionnaire", constate Élise Petit. De la "chicanerie" doublée d'humiliation, lorsque les SS "demandaient aux Juifs de chanter des psaumes et des chants liturgiques, ou aux communistes de chanter l’Internationale." Au camp de Sonnenburg, ces derniers ont même été forcés d'entonner le chant révolutionnaire alors qu'ils creusaient leurs propres tombes. À Buchenwald, un commando de travail surnommé les "Chevaux chantants" , composé de détenus juifs, était forcé de tirer une charrette remplie de pierres tout en chantant à tue-tête.
"Ce que j’ai appelé la musique comme instrument de torture, c’est la musique pendant les punitions ou les exécutions. Chanter en portant des pierres, en étant battus : des processus tortionnaires"
Il fallait aussi, dans certains cas, apprendre l’hymne du camp, rapporte l'historienne. "À Buchenwald, le commandant, particulièrement mélomane et déséquilibré psychologiquement, voulait que l’hymne composé pour son camp soit chanté parfaitement juste par les détenus. Il organisait des heures de répétition qui avaient lieu après l’appel, qui durait déjà plusieurs heures." Dans le cadre de ces séances de répétition, l'hymne est devenu "complètement destructeur : les gens devaient chanter pendant des heures jusqu’à ce que tout le camp le chante juste, à l’unisson. C’était des séances de tortures, pas voulues comme telles, mais du sadisme."
Les haut-parleurs et la "musique intrusive"
Les haut-parleurs concernent avant tout les premiers camps, de 1933 à 1936. Des camps dits de "rééducation", destinés aux opposants politiques dont le régime nazi espérait une abjuration. "Dans cette entreprise de 'rééducation' se tenaient des retransmissions de discours d’Hitler, d'ordres et de musique nazie : tout cela devait participer à rééduquer les détenus", indique Élise Petit, qui parle de "musique intrusive". Dachau fut le tout premier camp équipé de ces haut-parleurs.
Le rôle de cette musique intrusive diffère selon les camps, les commandants et les gardiens. À Buchenwald par exemple, l'écrivain espagnol Jorge Semprún évoque la "voix mordorée" de l'actrice suédoise Zarah Leander, très appréciée des SS qui diffusaient très régulièrement sa musique. "Loin des velléités de 'rééducation', cette diffusion servant avant tout leur propre divertissement révèle une fois encore l'inscription des gardiens dans un fonctionnement du 'tout musical' ", observe la chercheuse.
La généralisation des massacres confère un nouveau rôle à cette musique intrusive. Ainsi, dans le camp de Maïdanek, des valses de Johann Strauss et des musiques militaires sont diffusées en continu le 3 novembre 1943. La musique sert à couvrir les cris des quelque 18 000 Juifs assassinés, et à "détourner l'attention des SS de l'horreur de la tâche qu'ils accomplissent."
"Quand on lit que Kremer ou Mengele pleuraient en écoutant Schumann, l’enjeu pour eux était de se persuader qu’ils étaient des êtres humains. C’était une façon de se démarquer des 'sous-hommes' par le fait d’être capables d’émotions"
Les orchestres : mélodies contraintes et "musique de duperie"
Les orchestres ont vu le jour dès les premiers camps, destinés aux opposants politiques, en mars-avril 1933. "Dès le début, les autorités s’enquièrent de savoir s’il y a des musiciens et des ensembles sont constitués", observe Élise Petit. "Étant donné que les nazis ont été habitués à tout faire en musique, lors de leur formation dans les casernes, c’est un peu comme un transfert : un transfert culturel entre leur formation militaire et ce qu’ils appliquent dans les camps."
Le recrutement se faisait souvent à l'arrivée, lorsque les prisonniers devaient déclarer leur profession. "Mais le problème était que beaucoup d’artistes n’osaient pas se déclarer comme tels, parce qu’ils savaient que le IIIe Reich détestait les intellectuels", note la musicologue.
"Ils savaient qu’ils étaient censés arriver dans un camp de travail, ils se déclaraient donc plutôt comme maçon ou menuisier. Mais ceux qui se déclaraient comme musiciens, c’était écrit sur leur fiche. On savait alors quel prisonnier aller chercher pour jouer"
"À Dachau, le commandant va faire équiper les musiciens d’uniformes récupérés auprès de l’ennemi. La même chose à Buchenwald. La même chose à Auschwitz 1, le camp de concentration", décrit Élise Petit. "Il y avait aussi cette volonté d’habiller sa fanfare pour la faire parader lorsqu’il y a des visites officielles : c'est ce que j'ai appelé la 'musique de duperie' ".
Ces formations musicales vont dès lors rythmer le quotidien des prisonniers. "L’orchestre était au service du camp. Il jouait le matin pour le départ au travail, il pouvait arriver qu'il joue pendant l’appel..." égrène la chercheuse. "Il pouvait aussi jouer à l’occasion d’exécutions, de pendaisons, de séances punitives." Et le soir, après l’extinction des feux, des membres de l’orchestre étaient embauchés "soit par des détenus privilégiés soit par des officiels, pour jouer lors de leurs soirées privées, des beuveries ou des fêtes d’anniversaire."
"Musique destructrice" et séquelles
Si l'enrôlement dans les orchestres a sur le moment été perçu comme une chance de survie, il a laissé des séquelles durables sur des musiciens. "Après la guerre, beaucoup de musiciens n’ont pas dit que l’orchestre avait joué pour des exécutions. Car pour des pendaisons, les membres de l’orchestre touchaient souvent une ration alimentaire, des cigarettes en dédommagement : ils ont l’impression d’avoir collaboré à la machine de mort", explique Élise Petit : "L’émotion retombée, sortis de la situation d’épouvante permanente, il y a eu de gros traumatismes parmi les musiciens des orchestres. Des personnes prises de crises de panique lorsqu’ils voyaient leur instrument. Qui ne pouvaient plus aller à des concerts. Qui dès qu’elles entendaient une musique jouée dans le camp, se retrouvaient en syndrome de stress post-traumatique."
Loin des récits qui dépeignaient la musique comme instrument de solidarité, qui aidait à "tenir le coup" : "Il est important de montrer que la musique était avant tout destructrice. Je me suis rendue compte que les survivants parlaient avant tout de la résistance parce que c’est un peu ce qu’on attendait d’eux, les gens les interrogeaient sur la solidarité", constate l'historienne. "Forcément, tout le monde a parlé de la musique chantée ensemble, le Verfügbar aux Enfers de Germaine Tillon... ça a été très mis en avant. Ce qu’on avait moins envie d’entendre est sorti beaucoup plus tard." D'où la nécessité du travail des historiens qui exhument, encore aujourd'hui, de nouvelles traces et témoignages de la "musique des bourreaux".
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