Tribune
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Publié le 30 Mai 2014

Olivier Wieviorka: «La mémoire du Débarquement est devenue universelle»

Par Alain Barluet publié dans le Figaro le 29 mai 2014

Interview - L'historien explique pourquoi le 6 juin 1944 n'a été que tardivement commémoré.

Professeur à l'École normale supérieure de Cachan et membre senior de l'Institut universitaire de France, Olivier Wieviorka, né en 1960, compte parmi les meilleurs spécialistes de la Seconde Guerre mondiale. 

Son Histoire du débarquement en Normandie (Seuil, 2007) vient d'être republiée, en coédition avec le ministère de la Défense, dans une version superbement illustrée.

Le figaro. - Que reste-t-il du Débarquement dans la mémoire nationale? Que va-t-on commémorer exactement le 6 juin?

Olivier Wieviorka. - Il faut d'abord s'interroger pour savoir qui est ce «on». Ce peut être l'État ou bien les «gens». Ce n'est pas la même chose. L'État, dans le cadre de sa politique mémorielle, va donner un lustre exceptionnel aux commémorations du Débarquement. C'est un phénomène récent: jusqu'en 1984, on ne peut pas dire que l'État se passionne pour le Débarquement. Certes, en Normandie, la mémoire locale est très vivante. Une personnalité comme Raymond Triboulet (résistant, député du Calvados, Ministre des Anciens Combattants sous la IVe et la Ve République, NDLR) a joué, dès la Libération, un rôle important dans les commémorations. Mais ce sont alors plutôt des cérémonies militaires anglo-américaines: les chefs d'État ne sont pas représentés. Aucun Président américain ne vient sur les plages normandes avant Ronald Reagan, hormis Jimmy Carter en 1978 à titre privé. Les autorités françaises, notamment sous la période gaullienne, sont particulièrement réticentes à commémorer le Débarquement parce que c'est une opération anglo-américaine dont les Français ont été exclus. À commencer par de Gaulle qui refuse de venir sur les plages en 1964. À l'époque, ces cérémonies, marquées par la guerre froide, revêtent un double enjeu: montrer aux Soviétiques que la guerre a été gagnée à l'Est, certes, mais également à l'Ouest: le Débarquement équilibre la victoire de Stalingrad. Montrer, par ailleurs, que l'Alliance atlantique est solide - à commencer par la relation particulière entre Londres et Washington.

Comment s'opère le tournant de 1984?

François Mitterrand a l'intelligence de transformer la cérémonie militaire en cérémonie politique où viennent les chefs d'État. Dorénavant, les commémorations ne sont plus axées sur l'idée de victoire, mais sur l'idée de paix, de réconciliation et de construction européenne. On assiste aussi à une internationalisation de la mémoire du Débarquement, de façon d'ailleurs un peu oxymorique parce qu'elle va de pair avec son américanisation. Par exemple, on utilise le terme de «vétéran», un américanisme, pour désigner les anciens combattants. Dans l'opinion, le Débarquement est avant tout une opération américaine.

Autre élément: d'autres nations se sont jointes aux commémorations. En 2004, le chancelier Gerhard Schröder participe aux cérémonies et déclare qu'«Overlord» n'est pas une défaite de l'Allemagne, mais une étape dans l'effondrement du nazisme. Cette même année, les Russes sont aussi présents, ce qui permet de réintégrer le front de l'Est dans le tableau global de la guerre. En 2009, priorité a été donnée au tête-à-tête Sarkozy-Obama, ce qui a minoré la présence britannique. La mémoire du Débarquement s'est donc universalisée autour de commémorations qui ne divisent pas, mais qui rassemblent. Avec des limites toutefois: gageons que la présence de Poutine en Normandie ne rendra pas la Crimée à l'Ukraine… Lire la suite.