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Voici l’un des tout premiers livres consacrés à Péguy, servi par une universitaire fort prometteuse, Marie Boeswillwald, qui ouvre son centenaire. Celui-ci va enfin remettre sur le devant de la scène l’un des poètes et écrivains capitaux que la France compta entre la fin du 19e siècle et 1914, où il fut emporté au début de la Première Guerre mondiale.
Née en 1988, Marie Boeswillard, péguyste d’avant-garde, est une intellectuelle chrétienne nourrie de philosophie et d’intérêt pour la pensée juive. Son Comprendre Péguy (2) écrit sous la direction de Claire Daudin, lauréate de plusieurs prix littéraires, qui publiera au second semestre 2014 dans la bibliothèque de la Pléiade une nouvelle édition des Œuvres poétiques et dramatiques du poète. Les dessins sont dus à Yves Rouvière, qui illustra dans la même collection plusieurs ouvrages dont Sade, Lacan, Freud.
Comment Marie Boeswillwald comprend-elle l’action, la pensée, l’œuvre du poète ? Dès son vivant, il fut en proie aux échecs les plus durs. Notre jeune auteure a pour souci de dire combien de turpitudes, de drames, d’angoisses dans sa propre vie autant qu’aux Cahiers de la Quinzaine, qu’il avait fondés et maintenus quasiment seul dans les pires périodes de désespoir, il vécut, comme s’il avait voulu connaître par anticipation la trahison d’abord de l’un de ses fils puis d’intellectuels de tout bord, la dénaturation ensuite de sa pensée profonde par plusieurs historiens et penseurs juifs, qui le firent passer ou pire, le virent comme un héraut de l’extrême droite, un suppôt du nationalisme, du patriotisme à la française, qui aboutirent à ce que nous savons.
Marie Boeswillwald parle avec force et élégance de, tour à tour, son socialisme plus mystique que politique, son retour au christianisme en 1910, sa proximité avec Bernard Lazare et la philosophie de Bergson, sa rupture avec Jaurès, montrant combien il lui en coûta, constatant l’abandon des plus proches qui retirèrent leur soutien aux Cahiers, comme ses déboires avec l’Académie française, dont il ne reçut pas même le Grand Prix, son comité lui ayant préféré Romain Rolland en dernière instance !
Il y a si loin de l’anticléricalisme d’un Bloy à celui de Péguy. Il y a si loin de la vision des Juifs selon Bloy à celle selon Péguy. D’un côté, nous avons affaire à un écrivain frappé par le goût de la provocation, de l’hyperbole scandaleuse, de la violence à son point extrême, de l’autre, à un poète mystique qui, pour violent qu’il sut être lui aussi, fut à l’égard du peuple d’Israël, des juifs, d’une puissance et d’une profondeur inégalée jusqu’au Claudel d’après 1945.
Péguy et Finkielkraut
Marie Boeswillwald brosse un Péguy qui par maints côtés n’est pas sans évoquer Alain Finkielkraut, qui partage avec lui « l’inconfort intellectuel » plutôt que le « politiquement correct » sur l’identité nationale, l’éducation, l’avenir de la France, même si des années-lumière séparent la situation de la France et du monde il y a cent dix ou cent vingt ans avec celle d’aujourd’hui. En 1905, Péguy pouvait, dans Les Suppléants parallèles, craindre, suite à des réformes structurelles, pour l’enseignement secondaire français. Finkielkraut, dans plusieurs ouvrages dont L’Identité malheureuse, craint pour une situation sans commune mesure, concernant l’apprentissage de notre langue pour certaines populations d’origine étrangère, ou, tout aussi grave, à propos de la possibilité d’enseigner l’histoire à des jeunes musulmans qui, trop souvent, refusent qu’on puisse leur parler, à propos du second conflit mondial, de la Shoah. Comment Péguy devant des questions aussi graves aurait réagi, agi ? La passion avec laquelle Finkielkraut pose ces questions nous fait saisir pourquoi lui seul écrivit Le Mécontemporain. Charles Péguy.
Relisons avec Marie Boeswilwald ces lignes de Péguy :
« Par une simple altération […] toute une culture, tout un monde, une des quatre cultures qui aient fait le monde moderne […] disparaît tout tranquillement et tout posément sous nos yeux de la face du monde et de la vie de l’humanité. Sous nos yeux, par nos soins disparaît la mémoire de la plus belle humanité (3). »
Mais relire Péguy à l’heure du déchaînement antisémite de Dieudonné M’bala M’bala M’Bala M’Bala, importe au plus haut point. Notre jeunesse n’aurait-il rien à nous dire face à ce négationnisme de « bon aloi », plaisant, aux oreilles de fans qui se comptent par milliers ?
L’antisémitisme de l’affaire Dreyfus fut-il coupé du racisme ordinaire des Français de la fin du 19e siècle ou non ? Comment en sommes-nous arrivés au fait que les Noirs ne peuvent plus voir dans les juifs que l’ennemi de leur cause au lieu du frère qu’il fut si longtemps, encore au temps de Martin Luther King ?
Léopold Sédar Senghor nous dit un jour de l’été 1977, à mon frère François de Saint-Chéron et à moi, que pour lui « Péguy était un poète nègre », ce qui était le plus haut compliment qu’il puisse lui faire. De là à ce que Dieudonné M’bala M’bala M’Bala M’Bala lise Notre jeunesse, il y a pourtant un abîme.
Dans ses dernières pages, Marie Boeswillwald écrit que s’étant soumis à la loi des « vies de sainteté », Péguy « s’est révélé, comme dreyfusard justicier, internationaliste patriote, humble travailleur manuel, chantre de « l’enchar-nellement ». »
Son pro-sémitisme n’aurait toléré un quelconque racisme anti-noir, car pour lui :
« Une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à la justice et au droit, surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre, d’honneur, à déshonorer tout un peuple » (Notre jeunesse).
Morale héritée de la Révolution française qui ne souffre aucune exception !
Relire Péguy, que nous soyons Chrétiens ou pas, Juifs ou non, français on non, blanc ou noir, est un acte de Résistance au monde actuel, nourri qu’il est aux (et des) valeurs quasi exclusives de l’argent, du consumérisme exacerbé, de la renaissance des fanatismes religieux porteurs de tous les racismes, de toutes les haines de l’autre, de tous les antisémitismes – car ils sont nombreux.
Qu’ils sont loin tous ces « ismes » du génie de cet homme – malgré encore une fois ses jugements parfois intempestifs et injustes –, de ce poète pour qui l’humain dans l’homme et dans la femme, porte en lui la trace d’une transcendance inamissible, qui ne se perd pas, charnelle autant que spirituelle.
Notes :
1. Inscription obligatoire : daudin.claire@neuf.fr.
2. Collection Essai graphique, Max Milo éditions.
3. Les Suppléants parallèles, Œuvres en prose Complètes II, La Pléiade, Gallimard, 1988, 374-375, cité ici p. 91.