- English
- Français
La démocratie française, comme d’autres en Europe, est marquée par un poids important des radicalités politiques, qu’elles relèvent de la gauche radicale ou de l’extrême droite. Comment expliquez-vous l’ampleur des courants « nationaux-populistes » en France, et comment faire face efficacement aux tendances dîtes « identitaires » et aux réflexes xénophobes, exploitées politiquement par les partis extrêmes ?
Mario Stasi : Les radicalités politiques constituent un phénomène qui dépasse aujourd’hui la question des courants nationaux-populistes situés aux extrêmes. L’antiracisme, le féminisme ou encore l’environnement sont, par exemple, des causes en tous points politiques qui peuvent faire valoir une analyse radicale des situations et utiliser des moyens radicaux, comprenant la violence.
Certaines enquêtes auprès de la jeunesse, réalisées ces dernières années, ont également montré que le recours à la violence pouvait apparaître légitime aux yeux d’une partie de celle-ci, notamment pour défendre un point de vue religieux. On pourrait aussi évoquer, plus largement, un contexte où le pugilat, la menace et parfois la censure, se substituent volontiers aux règles démocratiques traditionnelles du débat contradictoire. Il me semble donc important de resituer cette question des radicalités politiques à l’aune d’une évolution plus globale de la société. De même, je pense qu’on ne saurait dissocier l’évolution politique de la France de ce qui se passe ailleurs, en Europe et dans le monde. Trump, Bolsonaro, Poutine mais aussi les succès de l’extrême droite en Hongrie, en Italie et plus récemment encore en Suède, montrent qu’une lame de fond populiste travaille aujourd’hui les sociétés démocratiques.
Il semble plus facile de l’expliquer que de la combattre. Les guerres, le réchauffement climatique, la crise sanitaire, la crise économique, sont de puissants facteurs qui plongent les peuples dans une anxiété qui devient structurelle et dicte des comportements de rupture : rupture avec les pratiques démocratiques, rupture avec l’histoire et, surtout, rupture avec l’exigence de vérité. Le succès des vérités dites alternatives, des thèses complotistes, la facilité avec laquelle se propagent les « fake news » et la désinformation démontrent tout autant la dangerosité des plateformes numériques non régulées que la désorientation des opinions face à des enjeux aussi complexes qu’écrasants. Le poids des menaces, la noirceur des perspectives communes – et très souvent individuelles - rendent séduisants les discours démagogiques, les analyses simplistes et caricaturales. Pourquoi s’encombrer de la réalité dès lors que l’on peut désigner à peu de frais, et souvent anonymement, les responsables présumés de ses malheurs ? Les immigrés, les patrons, les juifs, les ONG…
Il faut refuser ces discours simplificateurs, ces narratifs mortifères qui déforment la réalité et construisent des murs entre les citoyens mais aussi entre l’individu et son propre avenir. Contribuer à décrire avec justesse la réalité par la documentation, l’analyse, l’éducation et la prévention, voilà ce qu’une organisation comme la Licra peut faire. Défendre, surtout, la liberté d’expression, celle de débattre et de se réunir : ce sont-là des impératifs qui nous préoccupent constamment. Il faut en refuser les tentatives d’amoindrissement, qui transitent tant par les simulacres de démocratie, proposés par exemple par la télé-spectacle, que par l’entre-soi, l’indifférence et l’abstention.
Certaines associations ou personnalités cherchent à disjoindre, voir à opposer, la lutte contre le racisme et la lutte contre l’antisémitisme. La Licra a toujours veillé à maintenir l’unité de cette cause républicaine. Mais pour quelles raisons cela semble plus difficile aujourd’hui et que dites-vous à ceux qui opposent le racisme et l’antisémitisme, et les luttes contre ces deux fléaux ?
Mario Stasi : Il est essentiel de singulariser les phénomènes que nous combattons pour mieux les appréhender et les combattre plus efficacement. On peut faire remonter les premières manifestations antijuives à l’Antiquité. Le racisme est un phénomène plus récent dans l’Histoire, corrélé à l’histoire coloniale. Les dynamiques de ces phénomènes sont différentes. Pour faire simple, « le juif » est devenu au fil du temps cet ennemi invisible, au milieu de « nous », qui tirerait les ficelles et caresserait l’objectif secret de la domination du monde par le contrôle des médias, de l’économie, de la finance…
C’est le rapport à l’altérité qui est en cause, le rejet de l’« Autre », si bien qu’il n’est pas nécessaire d’être juif pour faire l’objet d’attaques antisémites et que l’antisémitisme peut travailler en profondeur des sociétés où les juifs sont peu présents. Il en va autrement du racisme et de la xénophobie, dont les promoteurs s’attachent davantage aux différences physiques, reflet d’une extranéité qui serait une menace pour la cohésion et la pureté de la communauté nationale. Mais là aussi, il faudrait distinguer entre différentes formes de racisme : anti-noirs, anti-roms, anti-immigrés, anti-Asiatiques…Toutes ces traditions du mépris et du rejet ont des histoires et des dynamiques spécifiques qu’il faut comprendre et distinguer. On pourrait ainsi trouver des mécanismes communs au racisme anti-Asiatiques et à l’antisémitisme.
La revendication consistant à vouloir indifférencier racisme et antisémitisme est ancienne. Elle procède d’une méconnaissance profonde de la réalité de l’antisémitisme, qui n’est pas un simple « racisme anti-juif ». La place centrale du thème du « complot juif » résume à elle seule le statut particulier d’un phénomène que certains cherchent, aujourd’hui, à relativiser, minimiser voire invisibiliser. On entend tout : ces « super victimes » prendraient trop de place, empêcheraient de voir et de penser la situation des vrais discriminés, seraient du côté des dominants, voire des oppresseurs, en se montrant solidaires d’un sionisme criminel…Tous ces amalgames et toutes ces caricatures alimentent un discours de haine, de basse ou de forte intensité, dont les réseaux sociaux se font naturellement les chambres d’écho. La concurrence mémorielle nourrit la confusion. Le manque d’histoire fait cruellement sentir ses effets dévastateurs, comme on a pu le voir, à l’été 2021, avec les détournements de l’étoile jaune dans le contexte de la crise sanitaire.
Ne plus prendre en compte l’antisémitisme dans sa spécificité ouvrirait les portes de la confusion, déjà grand entrouvertes, et laisserait le champ libre à celles et ceux qui, parfois au nom de l’antiracisme, veulent saper les fondements de notre République universaliste, de ses valeurs et de ses principes. Qu’ils soient d’extrême droite ou d’extrême gauche, identitaires ou indigénistes, ils ont tous intérêt à ce que l’on mette en sourdine la part juive de notre histoire nationale.
Sur les réseaux sociaux, vous l’avez souligné, on peut parfois constater un déferlement de propos haineux et de thèses conspirationnistes, s’appuyant souvent sur des contextes ou des sujets anxiogènes. Quelles sont vos propositions et vos actions dans le domaine de la régulation des réseaux sociaux ? Et le récent rachat de Twitter par Elon Musk, imprégné de l’idéologie « libertarienne » américaine – du laisser-faire sans restriction - n’est-il pas de nature à vous inquiéter ?
Mario Stasi : Effectivement, nous constatons depuis plusieurs années la recrudescence et l’exacerbation des discours de haine en ligne, ainsi que la multiplication des raids numériques visant à harceler des personnes en raison de leur couleur de peau, de leur religion, de leur genre ou de leur orientation sexuelle sur les réseaux sociaux.
Afin de prendre une part active dans la lutte contre les discours de haine en ligne, la Licra s’est dotée de plusieurs outils. Tout d’abord, notre commission juridique, essentiellement composées d’avocats bénévoles, est particulièrement sensibilisée à ces sujets et traite au quotidien de toutes les questions relatives à la haine en ligne sur le plan juridique et judiciaire. Dans le cadre des activités de la commission juridique, la Licra intervient régulièrement en sa qualité de partie civile devant les tribunaux, et notamment dans des procès contre des personnes ayant tenus des propos à caractère raciste ou antisémite sur ces plateformes. Ces différentes actions permettent de lutter contre l’impunité que l’on peut parfois croire acquise lorsque l’on tient ce type de propos sur les réseaux sociaux, caché derrière son ordinateur ou son téléphone.
La Licra est également très active sur le plan international et notamment européen. Nous nous sommes dotés d’une délégation du numérique engagée dans des actions de plaidoyer auprès des institutions de l’Union Européenne ainsi que plusieurs projets internationaux et européens.
La Licra est aussi membre du réseau international de l’INACH (International Network Against Cyber Hate), qui regroupe une trentaine d’ONG luttant toutes contre la haine en ligne. Avec l’INACH, nous mettons à profit nos expertises dans les discours de haine en ligne en lien avec d’autres associations très actives sur ces questions à l’échelle européenne ce qui nous permet d’entretenir des relations étroites avec les institutions européennes mais aussi avec les grandes plateformes du numérique.
Enfin, nous ne pouvons traiter de ce sujet sans faire référence à la récente publication du règlement sur les services numériques (Digital Services Act - DSA) au journal officiel de l’Union Européenne qui tire les conséquences de l’évolution d’internet et confère plus de responsabilités dans la lutte contre les discours de haine en ligne aux grandes plateformes telles que Meta (Facebook), Youtube (Google), Tik Tok, Snapchat ou encore Twitter.
De manière générale, la Licra entretient des liens réguliers avec les réseaux sociaux et nous sommes bien évidemment inquiets par la politique actuelle menée par le nouveau Président–Directeur Général de Twitter, Monsieur Elon Musk. Avant le rachat de Twitter par M. Musk, et dans le cadre d’une tribune publiée dans Le Monde, la Licra avait tenu à réaffirmer son attachement au respect de la liberté d’expression, socle de la démocratie à la seule condition qu’elle puisse s’exercer dans le respect des droits et de la dignité d’autrui. Aujourd’hui, nous sommes préoccupés par la position de M. Musk face à ses obligations de mise en conformité à venir au regard du DSA et cela, plus particulièrement à la suite de la fermeture du bureau de Twitter à Bruxelles, qui s'occupait essentiellement de la politique numérique européenne.
Dans ce contexte particulier, la Licra veillera à ce que l’application du DSA soit particulièrement respectée par les grandes plateformes concernées et continuera ses actions contre la haine en ligne auprès de ces réseaux sociaux afin d’échanger, de sensibiliser et d’améliorer la lutte contre les discours de haine en ligne.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet