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Le Crif : Depuis une quarantaine d’années, vous avez représenté, dans la solitude du chercheur, le contre-exemple emblématique d’un aveuglement prolongé, en France, concernant l’islamisme. En résultante de la tragique vague d’attentats de 2015 à 2020, n’a-t-on pas néanmoins assisté récemment, notamment du côté des autorités publiques, à un sursaut salutaire de la vigilance et de la combativité contre le fléau de la violence jihadiste ?
Gilles Kepel : Je me suis efforcé dans ce livre au titre ironique de décrire la longue cécité que vous évoquez, la profonde discordance entre le dynamisme politique du djihadisme d’une part, et l’incapacité de l’État à l’analyser et donc à y faire face. Cela s’est significativement amélioré dans quelques secteurs depuis le dernier lustre mais il reste beaucoup à faire et la vigilance doit être permanente – le point le plus catastrophique de cécité avait été atteint lors des tueries perpétrées à Montauban et Toulouse par Mohamed Merah en mars 2012, en pleine campagne pour l’élection présidentielle qui verrait la défaite de Nicolas Sarkozy et la victoire de François Hollande.
Merah tue des soldats, qu’il juge « au faciès » musulmans (il y a parmi eux des Antillais qui ne le sont nullement) et il les abat en tant qu’ « apostats de l’islam », qu’ils auraient trahi en portant l’uniforme français – espérant ainsi terroriser ses coreligionnaires qui auraient l’intention de faire de même. Ensuite, il va massacrer des enfants juifs et leur enseignant à l’école Ozar Hatorah de Toulouse. Cela est la mise en œuvre d’une doctrine élaborée par le djihadiste syrien Abou Moussab al-Souri, francophone qui avait fréquenté la faculté parisienne de Jussieu dans les années 1990, à une époque où les théories du « rhizome » révolutionnaire de Gilles Deleuze étaient à la mode. Il fallait favoriser la désobéissance civile et la violence par des provocations qui provoqueraient une répression massive, suscitant in fine le soulèvement du prolétariat puis de l’ensemble de la société contre l’État, accouchant ainsi de la révolution selon un modèle non-léniniste. À l’identique, Souri vise à créer un djihadisme en réseau (nizam), à la différence de la doctrine de Ben Laden, basée sur une organisation (tanzim) pyramidale, donnant des ordres à des exécutants, sur le modèle qui a abouti à l’attentat du 11 septembre 2001 à New-York et Washington, « la double razzia bénie ». Mais Al Qaïda a été ensuite laminée en 2006, en Irak, et Souri a pensé ce modèle nouveau, qui se concentre désormais sur l’Europe, en ciblant les populations musulmanes immigrées sur son sol, dans un aller-retour à bas coût avec leurs pays d’origine ainsi que ‒ ultérieurement ‒ avec la Syrie, qui sera le cœur du djihad projeté sur l’Hexagone après le déclenchement de la guerre civile dans ce pays en 2012.
Le Crif : Un schéma néo-marxiste finalement ?
Gilles Kepel : Jusqu’à un certain point, il y a des contaminations… mais cela ne signifie pas que le djihadisme est une variation sur le gauchisme et Daesh un remake d’Action Directe comme semble le croire Olivier Roy. Souri se fonde sur sa lecture des Écritures saintes de l’islam, qu’il interprète à sa façon ultra-rigoriste. J’ai traduit en français dans mon livre Terreur et Martyre, paru en 2008, l’essentiel de ces points de doctrine – dans l’indifférence. En 2012, Merah les met en oeuvre. C’était un voyou inculte en français comme en arabe, et il n’avait aucune idée sans doute de cet auteur : mais la doctrine avait été mâchouillée sur les réseaux sociaux, qu’elle imprégnait, relayée par divers « grands frères » et autres influenceurs. Il procède à la mise en œuvre à Montauban et Toulouse.
Le Crif : Ce n’était pas un « loup solitaire », comme cela avait été prétendu à ce moment-là…
Gilles Kepel : Cette ineptie, proféré par le chef du renseignement français à l’époque, a eu des conséquences dramatiques – empêchant d’anticiper les attentats de 2015, qui procèdent exactement du même logiciel. Les frères Kouachi commettent le 7 janvier l’attentat contre Charlie Hebdo, journalistes « islamophobes », sur le trajet retour ils tuent un policier d’origne maghrébine « apostat » et le surlendemain, le 9 janvier, Amedy Coulibaly commet la tuerie de l’Hyper Cacher pour y exterminer des Juifs – la veille il avait abattu une policière antillaise, pensant qu’elle était musulmane et avait « apostasié » l’islam puisqu’elle portait l’uniforme. Cette panne cognitive du renseignement ne permettra pas, ensuite, de prévenir la tuerie au Bataclan, où Daesh massacre des jeunes qui font la fête dans un concert « satanique ».
Le retard de l’État a été comblé depuis, par diverses mesures d’urgence d’abord, structurelles ensuite. Le renseignement s’est finalement mis à se documenter à des sources plus sérieuses et certainement l’institution la plus efficiente aujourd’hui est-elle le Parquet National Anti-Terroriste. Ses magistrats ont montré une connaissance exceptionnelle des dossiers qui viennent désormais en jugement, tel au moment où nous réalisons cet entretien, celui de Magnanville. Il est important car on n’a pas complètement élucidé comment le tueur avait sélectionné ses victimes, ni désigné à la mort une liste de cibles, au premier chef votre serviteur, ainsi que des journalistes et un rappeur.
Ce processus vertueux a notamment abouti, lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, au discours des Mureaux (le commissariat où était affecté le commandant Salvaing, assassiné à Magnanville), le 2 octobre 2020, sur l’identification du « séparatisme » comme source de l’ensemble de ces maux, qui dérivent du concept salafo-djihadiste Al wala wal bara’a , « l’allégeance et le désaveu » : l’allégeance à la Charia (la loi islamique dans sa perception la plus littérale et rigoriste), et le désaveu, soit le rejet de toutes les lois de la société « mécréante », des démocraties libérales, occidentales et européennes en particulier. C’est la ligne que vient tout juste de défendre au procès de Magnanville le principal suspect durant l’audience.
Ce séparatisme apparaît aussi, sous une forme plus « soft » que le djihadisme, dans les discours visant à légitimer par exemple le pillage. Les émeutes des banlieues de juin dernier n’avaient évidemment pas une origine religieuse, la mort du jeune Nahel les a déclenchées. Il n’empêche que sur le web cette idéologie diffuse considère que le pillage constitue un « butin » licite des biens des « mécréants »… les Nike seront ensuite revendues à la sauvette voire sur les sites en ligne spécialisés à des prix compétitifs ! Sous une apparence non politique, cette légitimation de l’illicite est largement relayée via les réseaux sociaux par des influenceurs et des influenceuses à destination des jeunes dans les cités populaires.
Le Crif : C’est ce que vous appelez le « djihadisme d’atmosphère » ?
Gilles Kepel : Oui, c’est une propagation qui vise à imprégner subrepticement les esprits. La violence armée est plutôt aujourd’hui dans une phase de faiblesse (istid’af) – Daesh a pris des coups terribles au Levant et la répression ainsi que l’aggravation des sanctions l’ont lourdement impacté en Europe – et l’islamisme radical a recours actuellement à la logique de la victimisation pour se refaire une santé politique. La principale recette est l’invocation permanente de l’islamophobie, accompagnée de la dénonciation des violences policières.
Le Crif : Et là, certaines forces politiques semblent les soutenir, non ?
Gilles Kepel : La France Insoumise (LFI) dans une récente manifestation sur ce thème, a mis en oeuvre une stratégie qui consiste à tenter de récupérer des voix des « jeunes musulmans de banlieue » aux prochaines élections en les assignant à origine identitaire en bloc. Il est stupéfiant que Mélenchon parle désormais des « six millions de Musulmans » dont il se veut le tribun et guigne le suffrage – je ne savais pas que la laïcité dont il se faisait hier le chantre comptabilise les citoyens français selon leur appartenance religieuse… Mais le lambertisme qui l’a nourri durant sa jeunesse trotskyste a toujours été une stratégie de l’entrisme exacerbé et du mensonge en politique ! Cette évolution ahurissante, que j’appelle le « pacte de Médine », du nom du rappeur havrais avec lequel LFI et les écolos ont pactisé durant leurs universités d’été, vise à rafler un fromage électoral au prochain scrutin – variation lambertiste sur le « Paris vaut bien une messe » d’Henri de Navarre…
Le Crif : De ce point de vue, dans le monde universitaire aussi, n’assiste-t-on pas à une nouvelle et dangereuse forme d’aveuglement ?
Gilles Kepel : Les relais de cette mouvance, qu’on peut qualifier de « gaucho-islamiste », y sont très importants et parfois à un haut niveau de responsabilité. C’est ainsi que je me retrouve poussé dehors ! La pression de l’idéologie et des postures « woke », avec sa culture de l’excuse sociale et raciale, est en train de dynamiter toute capacité critique de l’islamisme. On déconstruit tous les méta-récits coloniaux, démocratiques, laïques, etc. mais il y en a un auquel il est interdit de toucher : le méta-récit islamiste, censé dire le Vrai.
Le Crif : Toute capacité critique se trouve à ce point neutralisée dans l’université française, on en est là ?
Gilles Kepel : Le wokisme et ce qui s’y associe consistent précisément à remplacer l’analyse du social par l’idéologie : c’est la négation même de la vocation de l’Université. La situation s’est aggravée ces dernières années, dans les institutions où j’ai enseigné comme Sciences Po ou l’École Normale Supérieure, je suis désormais interdit de magistère, avant même ma mise à la retraite, également précipitée par l’administration.
Sur les mouvements islamistes et leurs méthodes d’aujourd’hui, tout un pan de responsables académiques, comme médiatiques du reste, considèrent sans avoir de connaissances précises sur le sujet que « la communauté musulmane » constitue, comme le prolétariat des marxistes d’antan, le levain d’une prochaine révolution messianique.
Selon le catéchisme de la France Insoumise, l’Abaya, vecteur de l’affirmation communautaire islamique, est le symbole, par sa prohibition dans l’école financée par le contribuable, de l’oppression islamophobe : elle cristallise la victimisation qui se transforme en ressource électorale… Mélenchon, qui nous serine ses leçons d’histoire, devrait méditer le destin des trois tribus juives qui s’étaient alliées au Prophète Mahomet, lors du pacte de Médine, et qui, selon les Écritures saintes de l’islam, ont fini exterminées. La France Insoumise n’est pas à l’abri de finir… soumise !
Le Crif : En plus, n’y a-t-il pas aussi dangereusement à l’œuvre une alliance objective entre deux logiques extrêmes « identitaires », qui s’entretiennent mutuellement, celle d’une gauche radicale qui cherche à essentialiser (et enfermer) les Musulmans de France dans un bloc uniforme et la logique « identitaire » d’extrême droite qui, en réaction, engrange sur son « bloc », aisément élargi et implicitement entretenu sur une base racialisée et « culturelle » ?
Gilles Kepel : Le Rassemblement National (RN) peut indéniablement diminuer son budget de propagande : quand Mélenchon, ou Mesdames Panot, Tondelier ou Rousseau ouvrent la bouche – ainsi après la manifestation contre la lutte contre l’islamophobie et les violences policières, durant laquelle un véhicule de police a été violemment attaqué, contraignant un fonctionnaire à sortir son arme pour éviter d’être lynché – la réprobation est telle dans le pays que cela favorise par contrecoup la popularité des mouvements d’extrême droite, sans même qu’ils aient besoin de s’exprimer !
Cela fait penser à la situation récente dans les pays scandinaves, où le modèle social-démocrate (par exemple d’Olof Palme en Suède), extrêmement ouvert au différentialisme actif, viscéralement hostile aux logiques d’assimilation, a abouti à une fragmentation sociétale et au rejet massif, fait d’amalgames à rebours de tous les migrants et réfugiés, ce qui a fait la joie cynique des mouvements d’extrême droite. L’Insoumis en chef, féru de l’histoire du mouvement ouvrier, pourrait aussi méditer l’expérience de la République de Weimar dans l’Allemagne de l’après-Première Guerre mondiale, où la surenchère et l’extrémisme de gauche de Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg ont apporté tant d’eau au moulin de celui qui a accédé au pouvoir outre-Rhin en 1933.
Le Crif : Dans le contexte actuel en France, la récente élection d’Amin Maalouf, auteur notamment du célèbre livre alerte Les identités meurtrières, comme Secrétaire perpétuel de l’Académie française, peut-il être un signe positif pour notre société, de nature à prévenir des dérives « identitaires » qui s’autoalimentent dangereusement et minent le socle de la citoyenneté républicaine commune ?
Gilles Kepel : Indéniablement. À l’heure où l’Université vacille, que l’Académie française montre la voie de la raison, ce serait formidable, car la bataille ne fait que commencer.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
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