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Le Crif : On sait que le Hamas est soutenu par l’Iran. Quelle est selon vous la nature et l’intensité de ce soutien de l’Iran ?
François Heisbourg : Politiquement, depuis des années, le soutien de l’Iran au Hamas est en effet très fort. Il y a certainement, depuis quelques temps, de l’assistance militaire technique venant de l’Iran. Mais le Hamas n’est pas une organisation filiale de l’Iran, en cela, il diffère du Hezbollah. Le Hamas n’est pas non plus une organisation persophone, ni chiite sur le plan religieux.
Il ne faut donc peut-être pas donner trop d’importance au couplage Hamas-Iran. Les récentes déclarations relativement distanciées du « Guide de la Révolution de l’Iran » Khamenei à propos de Gaza, relèvent peut-être d’une crainte vis-à-vis d’Israël ou des États-Unis, elles ne manifestent pas moins une certaine précaution.
Le Crif : Précaution diplomatique peut-être pour tenter de se préserver de certaines foudres mais n’y a-t-il pas eu, venant de l’Iran pendant des années, des soutiens en armements notamment ?
François Heisbourg : Oui c’est vrai mais l’élément de comparaison est le Hezbollah. En matière d’armement en général et de roquettes en particulier, il n’y a pas photo. Pour le Hamas, les roquettes sont, pour l’essentiel, imprécises, souvent bricolées, fabriquées dans des garages – au sens propre ! – tandis que pour le Hezbollah, il y a plus de 100 000 missiles, dont un grand nombre sont capables d’atteindre le cœur d’Israël et parfois avec une grande précision. De ce point de vue, le soutien stratégique de l’Iran n’est pas de même niveau. Pour le Hamas, le soutien financier venant du Qatar est au moins aussi important que celui apporté par l’Iran.
Le Crif : L’attaque terroriste menée par le Hamas contre Israël provoque par ailleurs quelles implications géopolitiques principales ?
François Heisbourg : Il y a une implication qui arrange beaucoup l’Iran et le Qatar, c’est que le processus des « Accords d’Abraham » – qui rapprochait Israël des Émirats Arabes Unis, de Bahreïn et du Maroc, et auquel il était question que l’Arabie saoudite se joigne – ce processus a déraillé, il est, pour le court terme en tout cas, suspendu. C’est un bénéfice substantiel pour Téhéran et Doha.
Il y a une autre implication géopolitique, très différente celle-là, qui concerne les États-Unis. Depuis 2013, la question était de savoir si les États-Unis « reviendraient » au Moyen-Orient car cela fait une dizaine d’années qu’ils s’en éloignaient : avec les mandats d’Obama, de Trump et de Biden, les États-Unis avaient cessé d’être la première puissance extérieure présente dans la région du Moyen-Orient. Là, avec le rapprochement affirmé avec Israël, avec la décision de rapprocher d’Israël l’énorme porte-avion américain « Gerald Ford », avec aussi différents messages préventifs lancés par les Israéliens au Hezbollah et à l’Iran pour qu’ils se tiennent tranquilles, tout cela laisse à penser que les États-Unis opèrent une forme de retour pour jouer à la fois son rôle de premier allié auprès d’Israël et un rôle d’acteur stratégique dans la région. Ce retour reste à confirmer mais c’est un enjeu géopolitique de grande importance.
Le Crif : La déclaration du Président Biden (du 10 octobre 2023) a été d’une particulière force et clarté concernant le soutien indéfectible affiché en faveur d’Israël, non ?
François Heisbourg : Oui. On assiste sans doute, à entendre ces déclarations de la Maison Blanche, à la volonté de retour des États-Unis au centre du jeu stratégique au Moyen-Orient.
Le Crif : Et ce retour affirmé des États-Unis n’est-il pas de nature à fortement incommoder une autre puissance extérieure à la région, la Russie de Poutine qui avait, depuis dix ans (en Syrie notamment et dans son soutien à l’Iran) tendance à profiter du recul américain ?
François Heisbourg : Absolument. Et c’est très important aussi. Non seulement le retour américain est de nature, naturellement, à rassurer Israël son allié traditionnel mais il est aussi de nature à rassurer les Européens, vis-à-vis de celui qui continue à agresser militairement l’Ukraine. Ce qui se passe actuellement avec l’annonce du renforcement de la présence et de l’attention militaire des États-Unis au Moyen-Orient a ainsi plusieurs répercussions majeures.
Le Crif : En Israël, Tsahal annonce la mobilisation de plus de 300 000 hommes et femmes sous l’uniforme israélien au sud du pays pour une intervention dans la bande Gaza, dirigée politiquement et militairement par le Hamas. Si la supériorité militaire israélienne ne fait aucun doute, quelles sont les capacités techniques d’intervention qu’il faut dans une telle zone, très dense en population et à bien des égards minée ?
François Heisbourg : Tsahal annonce en effet un très grand nombre de renforts réservistes au sud d’Israël. Cela va être extrêmement dur en termes de combats, et pour que cela soit efficace, il va falloir qu’il y ait une occupation massive du terrain. Je rappelle qu’en 2014, après des attaques du même Hamas, il y avait eu des incursions dans Gaza, il y avait eu 66 morts dans les rangs de Tsahal. On voit aujourd’hui Tsahal et les autorités israéliennes préparer l’opinion à des combats qui risquent d’être plus durs encore. Compte tenu des capacités de Tsahal, je ne pense pas qu’il puisse y avoir l’hypothèse d’un échec de l’armée israélienne mais les combats vont être extrêmement durs.
Photo de François Heisbourg
Le Crif : L’offensive terrestre de Tsahal à Gaza va consister en quoi, concrètement ?
François Heisbourg : Cela consistera en l’examen, mètre par mètre, immeuble par immeuble, quartier par quartier, de tout ce qui existe à Gaza, depuis le quatrième sous-sol jusqu’au quinzième étage des bâtiments. C’est un énorme travail. Et pour cela, il faut beaucoup, beaucoup de monde. Quand je parle des sous-sols, je pense non seulement aux caves mais aussi aux fameux tunnels, qu’il faudra introduire, inspecter, nettoyer des pièges ou armements le cas échéant, le tout avec un maximum d’efficacité, en un minimum de temps et avec un minimum de pertes humaines.
L’enjeu de la rapidité de cette action de grande ampleur est un élément important. La question du sort des otages va être lancinante dans les heures, les jours et les semaines qui viennent. Les arbitrages à faire vont être forcément très difficile entre l’intervention militaire massive – d’ores et déjà décidée – et la possible préservation de la vie des otages, l’épreuve va être dure en Israël comme dans les autres pays concernés (la France et les États-Unis notamment ayant des ressortissants pris en otage par le Hamas).
Le Crif : La destruction totale des infrastructures du Hamas à Gaza vous paraît-elle réaliste et dans quel terme ?
François Heisbourg : Militairement, c’est un objectif absolument nécessaire. Dans les circonstances actuelles, il faut avoir un sens très clair des priorités, Tsahal les a affirmées. Il s’agit de détruire le plus complètement, et le plus rapidement possible, les infrastructures du Hamas. Sachant que l’élément durée est naturellement à prendre en compte. Tsahal ne peut pas, concernant les otages, se permettre d’avoir pendant des mois, des scènes macabres sur les otages, que ce soit en termes de menaces, de tortures ou d’exécutions. Il faudrait donc que l’intervention aboutisse dans ses principaux objectifs en quelques semaines.
Le Crif : Certains analystes aujourd’hui considèrent que la situation est déjà tellement dramatiques, qu’il s’agisse du nombre de victimes civiles des attaques terroristes (plus de 900 morts au jour de cet entretien*) ou qu’il s’agisse des effroyables méthodes employées contre des civils (violences déchaînées, viols effroyables, exécutions sommaires, assassinats d’enfants), que l’arbitrage évoqué concernant les otages peut apparaître de moindre intensité que dans des épisodes historiques passés.
François Heisbourg : Dans l’immédiat et le court terme, c’est vrai. Mais plus l’intervention durera, plus la dureté de l’arbitrage évoqué risque de reprendre une certaine importance. C’est pour cela, qu’en simple analyse, Tsahal a raison de jouer à la fois l’efficacité de l’action, le caractère massif de la mobilisation et la rapidité de sa mise en œuvre sur le terrain. Les Israéliens ne peuvent pas jouer pendant des mois, et à la puissance 100, les affres du soldat Shalit (du nom du soldat israélien qui avait été capturé en 2006 par des milices palestiniennes et qui avaient fait l’objet de très longues tractations). Ce n’est pas possible dans le contexte actuel.
Tous les jours, des personnes – familles de victimes israéliennes et autres – vont naturellement et à juste titre clamer leur douleur, à la télévision ou sur les réseaux sociaux. On a sans doute du mal à imaginer encore totalement aujourd’hui l’ampleur de l’expression de ces douleurs.
Ce qui est assez extraordinaire, et rare dans le monde des démocraties occidentales, c’est que le peuple israélien sait toujours, dans les épreuves et en cas de guerre, s’unir, se rassembler, faire bloc face aux menaces et à l’adversité. Les disputes démocratiques doivent passer nettement, et provisoirement, au second plan. Il appartiendra ensuite, comme après la guerre du Kippour à une nouvelle commission Agranat de faire, le cas échéant, tomber la tête de ceux qui auront failli.
L’expérience de la tragédie et des guerres fait partie de l’histoire d’Israël et celle qui se déroule actuellement est et sera de haute intensité. En termes d’analyses de la situation, il faut donc simplement espérer que les décisions prises soient hautement efficaces sur le plan opérationnel et les plus rapides possibles pour atteindre les objectifs qui ont été fixés, en conséquence des attaques subies.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
*Le jour de la publication de cet entretien, 1 200 personnes ont perdu la vie.
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