- English
- Français
Une fois la montée des couleurs effectuée, le chant « Nuit et Brouillard » résonne : « Ils se croyaient des hommes, n'étaient plus que des nombres. Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés. Dès que la main retombe il ne reste qu'une ombre. Ils ne devaient jamais plus revoir un été ».
Une centaine de noms sont égrenés dans le silence par la voix de la jeune Hannah : Isaac Goldberg, Jacques Altmann, Myriam Burstyn ou encore Hilga Hirsch. Ils étaient des enfants et des adolescents juifs, déportés du Camp des Milles à l’été 1942. Ils étaient seulement des enfants et des adolescents qui avaient le tort d’être nés juifs. Le plus jeune, Hans Kraus, avait un an.
C’est cette mémoire que Denise-Toros-Marter est venue léguer. Elle a rappelé son arrestation à Marseille puis sa déportation à Auschwitz, âgée de 16 ans seulement. Ensuite, elle lut son Testament d’Auschwitz : « Nous les innocents, les petits Daniel ou Myriam, les petits Maurice ou Sarah, souriant vers l’avenir qui semblait s’offrir à notre émerveillement, […] Et nous les derniers survivants de la Shoah, ultimes témoins de la barbarie nazie, qui avons touché le tréfonds de l’horreur, et dont les blessures se cicatrisent à peine, […] Nous vous léguons notre Mémoire, à charge pour vous de la transmettre de génération en génération, afin que nul n’oublie, afin que nul ne doute, afin que nul ne nie ! […] Puisse le Mémorial des Milles en Provence pour lequel nous nous sommes investis depuis des années, apporter aux jeunes gens qui le visiteront toute la dimension pédagogique recherchée pour faire barrage à la haine ! […] Puisse le flambeau de la Mémoire collective, que nous vous transmettons avant d’arriver au bout de notre voyage, vous protéger à tout jamais d’un nouvel AUSCHWITZ ! »
Alain Chouraqui, Président de la Fondation du Camp des Milles-Mémoire et Éducation rappela que cette Journée était en souvenir de toutes les déportations, quels qu’en soient les prétextes, discriminatoires ou politiques. Puis il décida de consacrer son temps de parole à lire un texte bouleversant de Benjamin Fondane, philosophe français juif, pour qui la pensée était toujours un combat pour la liberté, arrêté par Vichy puis déporté et assassiné à Auschwitz en 1944).
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds,
– alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.
[...]
Et pourtant, non !
je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encore sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,
les wagons de bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,
d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir !
(texte complet ci-après)
Alain Chouraqui souligna enfin avec force « N'oublions jamais que la plupart des hommes et des femmes qui ont fait ou laissé faire n'étaient pas des monstres. Comme nous. Et que, comme beaucoup d'entre nous aujourd'hui encore, ils n'ont souvent pas su voir et combattre en eux-mêmes et autour d'eux les extrémismes identitaires qui, d'étape en étape, peuvent assassiner. Et qui assassinent encore. Les milliers de migrants qui se noient aujourd'hui en Méditerranée sont un signal terrible sur notre capacité d'indifférence et surtout de passivité. Transformons ensemble les orties en roses de la vie, de la lucidité et du courage. »
©Crédit photos : Fondation du Camp des Milles
Sophie Joissains, Maire d’Aix-en-Provence et Vice-présidente de la Région Provence-Alpes-Côte-d’Azur rappelant le travail de la Fondation sur « l’appréhension des mécanismes de montée des périls » affirma : « Le camp des Milles, lieu que beaucoup auraient préféré voir disparaitre totalement pour que cette mémoire disparaisse, est aujourd’hui un lieu qui s’est transformé pour le meilleur afin de donner une conscience à la conscience. […] Les principes démocratiques sont fragiles face à la colère, à la haine, à la peur de faire entendre des voix dissonantes. Et quand la haine est à l’œuvre, on ne reconnait plus personne. […] Aujourd’hui tout autour de nous, la bête immonde gronde, avec une distance de la conscience qui ne permet pas de savoir jusqu’où certains sentiments peuvent mener. »
Pour conclure le temps des allocutions, David Lambert, Secrétaire Général de la Sous-Préfecture d’Aix-en-Provence lut le message rédigé conjointement par les grandes associations nationales de déportés « Le destin tragique des déportés doit interpeller la conscience et la raison de toutes les générations car le combat n’est pas terminé. En effet, se précisent, sous nos yeux, les menaces les plus préoccupantes des totalitarismes de toute nature, du fanatisme religieux, du nationalisme et de la xénophobie, du racisme et de l’antisémitisme, de la remise en cause de plus en plus systématique des principes de la démocratie ».
En écho à la liste des victimes juives déportées du Camp des Milles, Illana avait rappelé qu’au mémorial du Camp des Milles, un « Mur des actes justes » montre la grande diversité des actes de courage et de sauvetage qui sauvèrent des vies lors de tous les crimes génocidaires du XXè siècle qui frappèrent les Arméniens, les juifs, les Tziganes et les Tutsis au Rwanda. Elle fit lecture des noms de ces hommes et ces femmes ayant œuvré en faveur des internés et déportés du camp des Milles. Ils ont su avec d’autres, grâce à leur courage, résister aux extrémismes les plus violents à travers leur attachement aux valeurs humanistes et républicaines, de paix, de liberté et de fraternité.
La cérémonie s’est achevée par le dépôt de gerbes des représentants de l’État, des élus et des associations mémorielles.
©Crédit photos : Fondation du Camp des Milles
Elle a été retransmise sur les réseaux sociaux de la Fondation afin de permettre à ceux qui ne pouvaient être présents de s’associer à ce moment de mémoire partagée.
Pour que l’histoire alerte le présent.
Contacts Presse :
Claudie Fouache : claudie.fouache@campdesmilles.org – 06 67 90 03 60
Odile Boyer : odile.boyer@campdesmilles.org – 06 13 24 24 25
Benjamin Fondane était un philosophe français juif, pour qui la pensée était toujours un combat pour la liberté. Arrêté par Vichy puis déporté et assassiné à Auschwitz en 1944.
« C’est à vous que je parle, hommes des antipodes,
je parle d’homme à homme,
avec le peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier,
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il
ne pas crier vengeance !
L’hallali est donné, les bêtes sont traquées,
laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots
que nous eûmes en partage –
il reste peu d’intelligibles !
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds,
– alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.
Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
dans l’œil, cet œil pleurait un peu de sel.
Et quand une épine mauvaise égratignait ma peau,
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre !
Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais
soif de tendresse, de puissance,
d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous j’étais méchant et angoissé
solide dans la paix, ivre dans la victoire,
et titubant, hagard, à l’heure de l’échec !
Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes,
nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,
j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,
j’ai acheté des fleurs et je n’ai pas toujours
payé mon terme. Le dimanche j’allais à la campagne
pêcher, sous l’œil de Dieu, des poissons irréels,
je me baignais dans la rivière
qui chantait dans les joncs et je mangeais des frites
le soir. Après, après, je rentrais me coucher
fatigué, le cœur las et plein de solitude,
plein de pitié pour moi, plein de pitié pour l’homme,
cherchant, cherchant en vain sur un ventre de femme
cette paix impossible que nous avions perdue
naguère, dans un grand verger où fleurissait
au centre, l’arbre de la vie…
J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins,
et je n’ai rien compris au monde
et je n’ai rien compris à l’homme,
bien qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer
le contraire. Et quand la mort, la mort est venue, peut-être
ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai,
je puis vous le dire à cette heure, elle est entrée toute en mes yeux étonnés,
étonnés de si peu comprendre
– avez-vous mieux compris que moi ?
Et pourtant, non !
je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encor sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,
les wagons de bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,
d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir !
Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien ! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n’est
qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait, avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement. »