Lu dans la presse
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Publié le 23 Février 2022

France - "Ridley Road", la série qui dévoile le néonazisme au temps du "Swinging London"

La mini-série britannique diffusée sur Canal+ revient sur l’activisme d’un mouvement mené par Colin Jordan, nostalgique du IIIe Reich, à Londres dans les années 1960. Une montée de l’extrême droite qui résonne avec le climat actuel en Europe.

Illustration : Dans « Ridley Road », Vivien Epstein (Agnes O’Casey) infiltre le Mouvement national-socialiste de Colin Jordan (Rory Kinnear, à gauche). 2020 RED PRODUCTION COMPANY

Publié le 20 février dans Le Monde

Pendant l’été 1962, une manifestation organisée par le Mouvement national-socialiste britannique (NSM) se tient à Trafalgar Square, en plein centre de Londres. Les militants nazis sont encadrés par des officiers de police présents pour s’assurer que la liberté d’expression est bien ­respectée. Dès que les affrontements dégénèrent avec les partisans antifascistes venus répondre aux slogans racistes et antisémites, la police intervient, le plus souvent pour placer les contre-manifestants en garde à vue.

Dans Ridley Road, une mini-série de la BBC diffusée depuis le 7 février sur Canal+, cette mobilisation est à la fois rejouée et complétée par des images d’archives, pour mieux rappeler qu’au moment où la capitale britannique s’apprêtait à devenir le « Swinging London », entre la renaissance du cinéma, l’irruption des Beatles, l’explosion de la mode et du rock, cette ère festive comportait sa face sombre. Le NSM brandissait des croix gammées et des pancartes où était inscrit : « Libérez la Grande-Bretagne du pouvoir juif ». Son leader, Colin Jordan, passé par Cambridge, regardait Oswald Mosley, ­alors leader du parti fasciste Union Movement, comme un « fasciste cacher », bien trop « délicat », selon lui, à l’égard des citoyens juifs britanniques.

« Campagne de terreur »

Sarah Solemani, la showrunner de Ridley Road, n’ignorait rien de ce triste renouveau du début des années 1960. Son père a grandi à cette période au sein d’une famille juive orthodoxe, à Stamford Hill, dans le nord de Londres, où il fut témoin de ­plusieurs agressions antisémites. Mais c’est après avoir lu le roman éponyme de Jo Bloom, inédit en France, qu’elle a pris la mesure de la menace néonazie pesant alors sur la Grande-Bretagne et trouvé le cadre narratif pour la ­porter à l’écran.

Pour se protéger de cette violence, une branche militante de la communauté juive avait créé le 62 Group, inspiré du mouvement de résistance antifasciste de Cable Street dans les années 1930. Plus j’ai avancé dans mes recherches, plus j’ai pris la mesure de la campagne de ­terreur orchestrée par le mouvement nazi. Des synagogues étaient brûlées. Un cocktail Molotov avait tué un jeune garçon juif. Malgré les témoignages expliquant aux forces de l’ordre que des membres du NSM visaient depuis longtemps la synagogue de Cazenove Road, la police avait conclu qu’il s’agissait d’une fête qui avait mal tourné, et non d’un attentat, ce qui ne justifiait aucune enquête ultérieure. »

Si Ridley Road est une fiction, la plupart des éléments qui composent la série – un mouvement nazi visant les synagogues, des citoyens juifs britanniques formant une milice pour infiltrer ce mouvement, la passivité de la police londonienne, le personnage de Colin Jordan, qui se revendiquait ouvertement du IIIe Reich, son épouse, Françoise Dior, à la tête d’une organisation néonazie internationale – sont authentiques.

Sarah Solemani s’est d’ailleurs adjoint les services de Steve Silver, un historien spécialiste des mouvements d’extrême droite en Grande-Bretagne dans l’après-guerre, pour écrire sa série. « En Europe, les mouvements fascistes avaient été vaincus, explique-t-il. En Grande-Bretagne, les leaders des mouvements fascistes avaient été emprisonnés. Après la guerre, ils ont été libérés et se sont organisés. »

Antisémitisme et haine des immigrés

Une vague néonazie a alors frappé le pays à la fin des années 1950, vague dont le socle restait l’antisémitisme et la haine des immigrés au moment où la Grande-Bretagne assistait à sa première poussée migratoire en provenance des Caraïbes. « Les fascistes n’avaient pas pour autant cessé d’être antisémites et sont retournés à leurs antiennes, précise Steve Silver. La police britannique avait tendance à regarder fascistes et antifascistes comme les deux faces de la même pièce. L’antisémitisme était très présent au sein de la police britannique et au-delà, au sein de la société anglaise. L’étendue des horreurs de la Shoah n’était pas encore connue par la plupart des Britanniques. Pour certains, la deuxième guerre mondiale était cette “guerre juive” dans laquelle les Britanniques n’auraient jamais dû s’impliquer. Enfin, n’oubliez pas qu’il n’y avait rien d’illégal à être fasciste. C’était avant le Race Relations Act en 1965 [pdf du document à consulter ici] qui a été la première législation antiraciste. »

Certains discours, ou certains mots, font de Ridley Road une série très contemporaine. Les discours de Colin Jordan sur l’immigration nous ramènent aux mouvements d’extrême droite qui prospèrent aujourd’hui en Europe, tandis que les mots « juif » et « sioniste », devenus interchangeables dans la bouche de ces militants fascistes, ramènent aux récents errements de l’ancien leader du Parti travailliste britannique Jeremy Corbyn – ce dernier avait notamment critiqué les conclusions d’un rapport explosif sur l’antisémitisme dans les rangs du parti lorsqu’il le dirigeait, entre 2015 et 2020. « Ecrire cette page d’histoire n’avait de sens que si elle faisait écho au présent, estime Sarah Solemani. Regarder Ridley Road et croire qu’il s’agit seulement du passé, c’est ne rien comprendre à cette série. »

Samuel Blumenfeld