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Publié le 29 janvier dans Le Monde
Dans la soirée du 13 novembre 2015, tandis que la tuerie du Bataclan était en cours, Salah Abdeslam avait demandé à deux copains de quartier, originaires comme lui de la commune bruxelloise de Molenbeek, de venir le chercher à Paris au motif qu’il serait tombé en panne de voiture. Mohammed Amri avait attendu la fin de son travail au Samusocial de Bruxelles, à 2 heures du matin, pour embarquer son ami Hamza Attou et rouler à tombeau ouvert vers Paris à la rescousse de son ami. Sur le chemin du retour, Salah Abdeslam avait confié à ses deux sauveurs son rôle dans les attentats, avant de disparaître dans les rues de Bruxelles.
Une image intrigue depuis le début du procès des attentats du 13-Novembre : des deux accusés qui ont aidé Salah Abdeslam à partir en cavale, l’un comparaît libre et l’autre détenu. Mohammed Amri, qui était interrogé, vendredi 28 janvier, sur son rapport à la religion, assiste à son procès enfermé dans un box vitré, avant de regagner tous les soirs sa cellule. Son compagnon de route, assis sur un banc devant lui, goûte aux joies des transports en commun après chaque journée d’audience.
La différence entre les sorts des deux complices tient à trois lettres : AMT, pour « association de malfaiteurs terroriste ». Tous deux sont renvoyés pour « recel de terroriste », une peine passible de six ans de prison, mais Mohammed Amri est également jugé pour AMT, une infraction aussi subtile que plastique pour laquelle il encourt vingt ans de réclusion. Il existe deux façons d’être attrapé par le filet d’une AMT dans un dossier terroriste : soit parce qu’on est soi-même radicalisé, soit parce qu’on a aidé un tiers en ayant conscience qu’il l’était.
« Des personnes ont abusé de sa gentillesse »
Mohammed Amri est-il radicalisé ? Sur l’écran de la cour d’assises spéciale de Paris apparaît une jeune femme aux cheveux blond vénitien. Kim T., une Belge convertie de 31 ans, est puéricultrice. Elle est surtout l’épouse de Mohammed Amri, « son tout, son petit bijou », dit-elle. Vive et spontanée, cette fan de « Secret Story » est son principal témoin à décharge. Un détail qui n’en est pas un : elle n’est pas voilée.
La jeune épouse dresse le portrait d’un mari « introverti », un peu mou et « gros consommateur » de cannabis. « Les stupéfiants étaient un problème dans le couple, jamais la religion. Je n’ai jamais eu aucun doute, il n’était pas radicalisé. Il n’était même pas régulier dans sa pratique… Ce n’était pas un meneur, plutôt un suiveur, même à la maison, ajoute-t-elle en étouffant un rire attendri. Il est extrêmement gentil, trop bon. Il aime aider. Il se sentait utile au Samusocial, il apportait de la chaleur humaine à des gens à la rue. Des personnes ont abusé de sa naïveté.
– Il n’aurait pas pu dire à son ami Salah “tu te débrouilles” au lieu d’aller le chercher à Paris ?, intervient la cour.
– Il n’est pas comme ça, malheureusement. Il accepte toujours, sans réfléchir… »
« Brahim n’était pas radicalisé »
A ce stade de l’audience, on se laisse doucement convaincre que Mohammed Amri, victime de sa candeur et de ses amitiés, n’est pas radicalisé. L’instruction n’a d’ailleurs mis au jour aucun élément en ce sens, en dehors d’une poignée d’anachid (chants religieux musulmans) aux titres inquiétants retrouvés sur son téléphone. Mais, hors du foyer conjugal, Mohammed Amri fréquentait les frères Brahim et Salah Abdeslam, et a même aidé ce dernier à louer des voitures qui serviront à la préparation des attentats. La seconde question qui sous-tend son AMT s’invite aux débats : était-il conscient que les frères Abdeslam étaient radicalisés ?
Mohammed Amri se lève dans le box. C’est à son tour de répondre aux questions. Aussi amorphe que sa femme est alerte, il éprouve les plus grandes difficultés à suivre les échanges et demande souvent de répéter la question avant même le point d’interrogation. Le président le questionne sur son expérience de barman et de dealeur aux Béguines, le café tenu par Brahim Abdeslam, au printemps 2015, à une époque où ce dernier regardait régulièrement des vidéos de l’organisation Etat islamique dans l’établissement.
« Brahim n’était pas radicalisé, je peux vous le dire, lance l’accusé à propos du kamikaze du Comptoir Voltaire. Tout le monde pense avoir mal compris.
– Vous voulez dire que vous n’aviez pas vu sa radicalisation ?, suggère le président.
– C’est pas que je l’ai pas vue ; il n’était pas radicalisé pour moi. Quelqu’un de radicalisé ne fume pas de shit, ne serre pas la main des femmes. Brahim faisait tout ça. Peut-on dire qu’il était radicalisé ? Pour moi, non. »
Un café du commerce de la question djihadiste
La notion d’AMT percute un autre concept, tout aussi délicat à définir : quels sont les signes extérieurs de radicalisation dans un quartier – Molenbeek – où chacun, ou presque, connaît quelqu’un parti combattre en Syrie ? A en croire Mohammed Amri, Les Béguines étaient une sorte de café du commerce de la question djihadiste, un lieu de banalisation d’images et de discours qui ne faisaient plus frémir personne.
« Si regarder des vidéos djihadistes, c’est pas de la radicalisation, à quel moment est-on radicalisé ?, tente une avocate de parties civiles.
– C’est quoi la radicalisation ? Il y a plusieurs formes de radicalisation. Y a un radicalisé gentil et un radicalisé violent, si on peut dire. Pour moi, Brahim n’était pas radicalisé, ni Salah…
– Alors, c’est quoi la radicalisation ?
– A l’époque, on appelait ça les barbus. Aujourd’hui, on dit radicalisés. Les radicalisés ne fréquentent pas un café où on fume, ne boivent pas d’alcool, ne fréquentent pas des filles, ils vivent et mangent religion. Il y a aussi des radicalisés qui condamnent l’Etat islamique. Mais je ne suis pas un spécialiste… »
Negar Haeri, avocate de Mohammed Amri, fait remarquer que les policiers belges ne devaient pas l’être davantage, puisqu’ils avaient libéré Salah Abdeslam à l’issue de sa garde à vue, quelques mois avant les attentats, estimant qu’il ne présentait « aucun signe extérieur de radicalisme ».