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Publié le 5 janvier dans Le Figaro
On est le 22 février 1944. Un convoi de douze wagons plombés quitte la région de Modène pour rejoindre Auschwitz. 650 Juifs du camp de Fossoli y sont entassés. Une vingtaine de déportés survivront à cet enfer sur terre, un «monde de larves et de morts» où la «dernière trace de civilisation avait disparu autour de nous et en nous», après un calvaire de près d’un an. Parmi eux, un ingénieur chimiste de Turin, Primo Levi, âgé de 25 ans, membre d’un réseau de partisans lié au mouvement antifasciste Giustizia e Liberta, arrêté dans le val d’Aoste un mois auparavant.
De cette expérience, il tirera son chef-d’œuvre testimonial, Si c’est un homme, paru chez un petit éditeur en 1947, dans l’indifférence générale. Le sort du matricule 174 .517 et de ses compagnons, assassinés pour la plupart, n’intéressait pas l’Italie du néoréalisme et de la reconstruction. Il faudra attendre le succès de La Trêve en 1963, récompensé par le prix Campiello, où il revient sur la libération d’Auschwitz par l’Armée rouge et ses neuf mois d’errance à travers Europe, pour que le public et la critique se penchent sur Si c’est un homme, réédité cinq ans auparavant. 1963, l’année où Hannah Arendt publie Eichmann à Jérusalem, où elle développe sa lecture de «l’effrayante, l’indicible, l’impensable banalité du mal.»
"Dès mon premier livre, j’ai souhaité que mes écrits, même si c’est moi qui les ai signés, soient lus comme des ouvrages collectifs, comme une voix qui représente d’autres voix". Primo Levi
Entre-temps, Primo Levi a continué d’écrire, revenant inlassablement sur son expérience concentrationnaire, à travers nouvelles, récits, poèmes, et tribunes dans la presse. Parmi ces nouvelles, citons Capaneo et Papillon angélique, que l’on retrouve dans cette anthologie, Auschwitz, ville tranquille, composée d’extraits de ses recueils publiés plus tard (et encadrés par deux poèmes), notamment Histoires naturelles, Le Système périodique et surtout Lilith (1). Les thèmes qu’on retrouve dans ce volume: la faim, le froid, la peur, l’asservissement et les humiliations, les sirènes des alertes aériennes, les coups des kapos et la cruauté des SS, les maladies contagieuses, les trahisons et les complicités, les marches de la mort, les compagnons de captivité (Alberto, Vidal, Leon Rappoport), dont il dresse en habile naturaliste d’excellents portraits. À noter que toutes les nouvelles du recueil ont déjà fait l’objet d’une traduction en français, le seul inédit est Capaneo, du nom de ce guerrier de la mythologie foudroyé par Zeus, donné ici dans la version publiée en revue en 1959, puis remanié pour le recueil Lilith en 1981.
Un an avant son suicide, en 1987, Primo Levi avait déclaré: «Dès mon premier livre, j’ai souhaité que mes écrits, même si c’est moi qui les ai signés, soient lus comme des ouvrages collectifs, comme une voix qui représente d’autres voix. Plus encore: qu’ils soient une ouverture, un pont entre nous et nos lecteurs, surtout s’ils sont jeunes.»
Le concept de «zone grise»
Les nouvelles Cérium et Vanadium sont directement liées à son internement à Auschwitz III, c’est-à-dire l’usine chimique de Monowitz, annexe industrielle créée par IG Farben, où des dizaines de milliers de déportés ont été soumis au travail forcé. Troublant et dérangeant, Vanadium narre l’histoire du scientifique Lothar Müller, employé à Monowitz et qui reprend contact avec Primo Levi en lui racontant sa vie et en se justifiant. Dans Auschwitz, ville tranquille, écrit en 1984, réapparaît le docile chimiste allemand Mertens, qui avait lu ses livres sur les camps de la mort, les «Lager», et qui reçoit finalement le courrier suivant de Levi: «Si Hitler est parvenu au pouvoir, s’il a dévasté l’Europe et conduit l’Allemagne à la ruine, c’est parce que beaucoup de bons citoyens allemands se sont comportés comme lui, s’efforçant de ne pas voir, et taisant ce qu’ils voyaient.»
À la fois témoin, chercheur, historien et écrivain, Primo Levi, qui pouvait avoir l’humour féroce et le sens de l’ironie grinçante, a également exploré d’autres thèmes, qui pourront surprendre ceux qui l’ont réduit à un ou deux livres. À savoir l’imaginaire incongru et même le fantastique. Comme dans cette nouvelle, La Belle Endormie dans le frigo, la plus longue du recueil, où ce lecteur de Dante, Shakespeare, Swift, Thomas Mann, Kafka (qu’il avait traduit) et Joseph Conrad, revisite l’héroïne de Charles Perrault. Il s’agit en fait d’une saynète dialoguée en un acte, qui se déroule en 2115 à Berlin, autour de la jeune Patricia, cryogénisée depuis 1975, et décongelée chaque année, le jour de son anniversaire. Même chose pour le kafkaïen Force majeure, ou Versamine, avec Kleber, le savant fou qui avait trouvé la formule de synthèse transformant la douleur en plaisir.
Pièce maîtresse, Le Roi des Juifs a été publiée dans La Stampa en 1977. Primo Levi, tout en s’affirmant comme un conteur hors pair, y expose son concept de «zone grise», notion reprise notamment par Javier Cercas dans L’Imposteur, et développé par Giorgio Agamben dans son essai magistral, Ce qui reste d’Auschwitz. Cette «zona grigia» qui rend tout jugement impossible, il la développera à la fin de sa vie dans Les Naufragés et les Rescapés (premier titre de Si c’est un homme), à travers ce match de football dans la cour du crématoire entre SS et déportés rattachés au Sonderkommando. «Zone grise», marquée par le flou entre bourreaux et victimes, complices et témoins, collaborateurs et condamnés. «La leçon des camps, écrit-il, c’est la fraternité dans l’abjection.»
Fatigué de ce devoir de témoigner sans relâche
Dans ce Roi des Juifs, il dépeint le président doyen du ghetto de Lodz, Chaïm Rumkowski, mégalomane entouré de sa cour, renégat persuadé d’être un «mashiach», un messie, qui marchandait avec les nazis, et qui finira gazé à Auschwitz. Un personnage qui avait également fasciné Saul Bellow et que l’on retrouve dans La Planète de M. Sammler.
Las de ce poids, de ce devoir de témoigner sans relâche, hanté par ces «fantômes immondes», Primo Levi notait dans un poème, peu de temps avant de disparaître: «Je ne voudrais pas déranger l’univers/ Je souhaiterais, si possible/ Franchir la frontière en silence/ Du pas léger des contrebandiers/ Ou comme lorsqu’on déserte une fête.»
Quelques jours après son suicide, son ami Claudio Magris lui avait rendu hommage dans le Corriere della Sera, louant notamment Si c’est un homme, «un livre que nous retrouverons au Jugement dernier» et ajoutant: «C’est là le plus précieux héritage de Primo Levi, qui le hisse bien au-dessus de toute prestation littéraire: la liberté jusque devant le mal et l’horreur, l’impénétrabilité absolue à leur violence, qui non seulement détruit, mais empoisonne.»
(1) Vient d’être réédité dans la collection «Piccolo» chez Liana Levi.
Livre : Auschwitz, ville tranquille de Primo Levi, traduit de l’italien par divers contributeurs, Albin Michel, 204 p., 19 €.
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