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Publié le 19 Juin 2024

Études du Crif n°66 : 7 octobre 2023 - Fracture(s) - Entretien avec Joann Sfar : «  Nous nous répétions “ Plus jamais ça ” et “ ça ” s’est produit sous nos yeux  »

Découvrez ce numéro spécial de la collection Les Études du Crif consacré au 7 octobre. Il est des événements qui, d’un jour à l’autre, nous font basculer d’une époque à l’autre. Ce qui a eu lieu le 7 octobre est de ceux-là, nous rappelant – comme en ont notamment témoigné les répliques antisémites qui se sont manifestées partout dans le monde – qu’il y avait une communauté de destin entre la condition d’Israël, la condition juive diasporique et, au-delà, celle de toutes les sociétés éprises de liberté et de démocratie, à commencer bien entendu par la France. Ce numéro donne des armes pour penser la situation dans laquelle nous sommes, ses renversements de valeurs et sa perte de repères intellectuels, politiques et idéologiques. Ce numéro est une manière de participer à la réflexion sur un événement historique toujours en cours et dont on peine à entrevoir la forme que prendra son issue. Retrouvez dans ce soixante-sixième numéro les entretiens de Joann Sfar et Danny Trom, mais également des articles de Frédérique Leichter-Flack, Bruno Karsenti et Danny Trom, Denis Charbit, ou encore Julia Christ et Julien Darmon. Dans cet article, découvrez un entretien avec Joann Sfar. Propos recueillis par Myriam Levain.

Cette année, l’actualité a joué des tours à Joann Sfar. Alors qu’il s’apprêtait à faire la promotion d’une exposition au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (MahJ) et d’un nouveau tome de son célèbre Chat du Rabbin, l’auteur-dessinateur hyperactif a pris en pleine figure les nouvelles d’Israël et les attaques du 7  octobre. Comme tous les Juifs de France, il lui a d’abord fallu encaisser le choc de la violence de l’agression. Puis il a dû affronter les secousses suivantes du séisme que constitue cet événement. Nous l’avions interviewé pour les Études du Crif juste avant cette date, il nous a fallu tout reprendre à zéro. Pourtant, dans ce premier entretien que nous n’avons finalement pas publié, Joann Sfar nous faisait une réponse prémonitoire  : « Vous me demandez où en sera la communauté juive française dans vingt ans. Mes camarades israéliens se demandent où ils seront le mois prochain…  »

 

Dans cette première interview, Joann Sfar revenait longuement sur son rapport à son héritage et à son identité juive, sur la façon dont il transmet à son tour ce bagage à ses enfants. Optimiste sur la situation des Juifs en France, et conscient d’en être un des plus visibles, il milite pour une identité juive mouvante, pas nécessairement associée à la notion de communauté, dans laquelle il ne se reconnaît pas. Le jeu médiatique l’a pourtant propulsé ambassadeur de premier plan, faisant de lui le porte-parole d’une voix juive dont l’ennemi historique est certes le Rassemblement National (RN), mais qui doit désormais combattre un antisémitisme devenu offensif à l’extrême gauche.

Il faut dire que depuis le 7 octobre, Joann Sfar dessine frénétiquement ; il a publié croquis et textes sur les réseaux sociaux, prenant la parole en tant que Juif et se faisant par-là l’écho de tant d’anonymes qui se sont reconnus dans son travail. Autant commentateur qu’informateur, Joann Sfar a eu à cœur, pendant des semaines, de se faire le relais de médias internationaux, et notamment israéliens, et de partager des informations parfois inédites sur ses comptes très suivis. Il n’a pas non plus hésité à démentir toutes les fake news qui ont circulé au sujet des massacres et de cette prise d’otages inédite, qui malheureusement, alimentent quotidiennement le complotisme et son corollaire, l’antisémitisme. Étonné, agacé, attristé, enragé, mais toujours juste et souvent drôle, Joann Sfar est devenu, sans doute involontairement, la voix de nombreux Juifs français qui se sont retrouvés démunis face au silence ayant suivi le pogrom du 7 octobre, qui s’amplifie à mesure que la guerre se prolonge à Gaza. Ce qui a d’abord été un exutoire est ensuite devenu une thérapie et va se transformer en œuvre, puisque Joann Sfar publie ses carnets du 7 octobre aux Arènes, sous le titre Nous Vivrons.

Un mois après ce 7 octobre fatidique, nous l’avons reçu aux Salons Hoche pour une rencontre autour de cette actualité mais aussi autour de son Chat du Rabbin. En novembre, nous étions encore tout près de la déflagration, – à chaud, lorsque nous avons eu cette conversation. Nous la retranscrivons ici le plus fidèlement possible, dans un contexte particulièrement incertain, où certaines phrases semblent déjà dater de plusieurs années, et où chaque ligne imprimée est potentiellement obsolète le lendemain. Mais il y a heureusement une forme de constance dans les valeurs de Joann Sfar, qui rend son discours plus que jamais nécessaire.

 

Myriam Levain

 

***

 

MYRIAM LEVAIN (ML) : Bonjour Joann Sfar. Pouvez-vous nous raconter votre 7 octobre et la façon dont vous avez appris ce jour-là les nouvelles des massacres ?

JOANN SFAR (JS) : Nous nous souvenons tous où nous étions le 11 septembre quand les Tours Jumelles se sont effondrées. Moi, je me souviens où j’étais pour le 7 octobre, même si j’ai un peu honte de le raconter.

Je fêtais mon anniversaire, en retard, avec mes amis  – dont Delphine Horvilleur et Enrico Macias… Et avant les massacres, ils m’avaient demandé ce que je voulais comme cadeau, ce à quoi j’avais répondu que j’avais toujours rêvé d’avoir une Magen David ou un Haï car mon père s’y était toujours opposé. Celui-ci disait en effet : « Les Nazis nous ont mis une étoile de force, on ne va pas la mettre pour le plaisir. » J’étais donc en train de dessiner le Haï à mon ami Yogev, qui est bijoutier, quand les nouvelles des massacres sont arrivées, que j’ai entendues par trois sources. De la part de ma famille paternelle, qui est israélienne – mes petits cousins ont été mobilisés tout de suite pour aller dans le sud du pays –, de la part de mes amis scénaristes et producteurs avec qui on essaye de monter des séries télé en Israël et bien sûr, par les chaînes d’information. On a passé toute la journée à se demander si on annulait l’anniversaire ou pas... et on n’a pas annulé. On a fait la fête la plus mélangée qu’on puisse imaginer. Je crois qu’il n’y a jamais eu autant d’Arabes dans le 17e
arrondissement que le soir de mon anniversaire ! D’ailleurs, après le 7 octobre, les personnes qui m’ont le plus appelé pour me demander « Comment ça
va ? », étaient des musulmans maghrébins ou des Iraniens, pendant que la population française a eu ce silence... Pour certaines élites, ça me paraît impardonnable. Ce silence, que j’ai analysé, est moins tragique que ce que je pensais, parce que je fais partie des optimistes – ceux dont on dit qu’ils ont fini à Auschwitz (pour faire référence à la fameuse phrase de Billy Wilder selon laquelle les pessimistes ont fini à Hollywood et les optimistes à Auschwitz...). Là où on a voulu voir de l’indifférence ou de l’antisémitisme larvé, je crois qu’il y avait avant tout la peur de dire une bêtise. Ce qui explique cette demande imbécile d’un cessez-le-feu, comme si quiconque connaissait la chose militaire... J’ai posé cette même question « Comment ça va ? » à une amie, et comme elle est philosophe, elle m’a répondu cette phrase de Pascal, « Dans ces moments de folie, ce serait fou de ne pas être fou ».

Après le 7 octobre, je me suis senti comme un animal traqué, j’ai ressenti de la peur. Quand on dit « On ne va pas leur offrir notre peur », c’est très courageux, mais évidemment que moi, j’ai peur. À ce sujet, j’ai une histoire juive : quand on a fait l’ouverture de l’exposition au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, qu’on préparait depuis un an, la rue a été fermée, c’était plus sécurisé que la Banque de France. Quand je suis arrivé à l’expo, il y avait deux vieilles dames qui sortaient, folles de rage, avant l’inauguration. Je leur ai demandé ce qui se passait et elles m’ont répondu : « Monsieur Sfar, c’est un scandale. On s’en va, on ne nous a pas assez fouillées ». [rires]

 

 

« Le 7 octobre dernier, dès qu’on a compris ce qui s’était passé dans les fermes du sud d’Israël, j’ai pensé à Ponary, à Babi Yar... Et j’ai pensé à ce livre extraordinaire d’Arthur Koestler qui s’appelle La Tour d’Ezra [1] et qui raconte les massacres dans le premier kibboutz d’Israël dans les années 1920. »

 

 

ML : Comment êtes-vous passé du citoyen qui apprend la nouvelle des massacres au dessinateur-influenceur qui poste plusieurs fois par jour sur les réseaux sociaux ?

JS : Je n’ai jamais espéré que mes dessins ou mes textes changent le monde, pour moi ils sont juste une manière de faire passer mes émotions. On me dit parfois que mes histoires sont des petits contes philosophiques, pour moi ce sont avant tout des propositions émotionnelles. J’essaye toujours d’éviter d’être un intellectuel et je réagis à l’actualité de manière émotionnelle et sincère. Pour la première fois de ma carrière, j’ai publié l’an dernier un carnet sur la Shoah qui s’appelle Les enfants ne se laissaient pas faire [2] et qui examine des travaux d’historiens et de journalistes, en particulier sur les massacres des Einsatzgruppen en Ukraine et en Lituanie – où toute ma famille maternelle a été assassinée lors de la Shoah par balles. Le 7 octobre dernier, dès qu’on a compris ce qui s’était passé dans les fermes du sud d’Israël, j’ai pensé à Ponary, à Babi Yar... Et j’ai pensé à ce livre extraordinaire d’Arthur Koestler qui s’appelle La Tour d’Ezra [3] et qui raconte les massacres dans le premier kibboutz d’Israël dans les années 1920. Il y a une façon de tuer, une tradition dans les massacres qui ont été perpétrés le 7 octobre qui est une tradition nazie. Je ne peux pas ne pas penser à la façon dont le nazisme a infusé les nationalismes arabes après la Seconde Guerre mondiale, ni à la manière dont des personnes comme Alois Brunner sont devenus formateurs pour le baasisme naissant. Les assassins du 7 octobre ont tué sans doute comme des fantômes, sans même savoir ce qu’ils étaient en train de mimer. Et tous autant que nous sommes, nous nous répétons depuis soixante-dix ans « Plus jamais ça », et ça s’est produit sous nos yeux.

 

ML : Quel a été le moment le plus difficile pour vous ?

JS : On ne choisit pas les moments où l’on pleure et moi, j’ai pleuré deux fois après le 7 octobre. La première, quand j’ai appris qu’en Angleterre, des parents avaient retiré leurs enfants d’une équipe de football parce qu’en face jouait le Maccabi et qu’il y avait des Juifs. La deuxième, quand j’ai découvert qu’on avait été chercher quinze archéologues pour procéder à des identifications dans les fermes attaquées par les terroristes. Après toutes les horreurs, on avait vu le travail extraordinaire des paramédics, des légistes et des volontaires de Zaka en Israël ; mais de penser qu’on a utilisé certains pinceaux d’archéologie pour trouver des traces de nos concitoyens morts un mois plus tôt, ça m’a bouleversé.

 

ML : Vous avez énormément publié sur les réseaux sociaux suite au 7 octobre et vous avez été l’une des rares voix à documenter ce qu’il se passait. Si vos posts ont été une thérapie pour vos followers, l’ont-ils été pour vous, afin d’encaisser le choc de l’événement ?

JS : Je ne sais plus si c’est Degas ou Monet, qui, à la mort de sa femme, a sorti son chevalet pour faire son portrait ; pas parce qu’il trouvait la dépouille de sa femme particulièrement belle, mais parce que c’était pour lui la seule manière de supporter le réel. Dans mon cas, le dessin occupe d’abord une fonction d’étude, presque de sciences humaines : c’est ma façon de comprendre le monde. C’est aussi une façon de mettre à distance certaines choses. Par exemple, quand j’ai commencé à être étudiant en art, je suis allé de manière assez frénétique participer à des cours de médecine légale parce que j’avais une curiosité psychanalytique, ma mère étant morte sans avoir eu d’autopsie quand j’avais quatre ans. Tous les étudiants en médecine étaient malades face à un cadavre et moi jamais, parce que j’avais le dessin. Les rares fois où je posais le carnet, j’étais malade. Donc, face à l’horreur de ce qu’on a vu le 7 octobre, j’ai éprouvé le besoin de dessiner. Je suis évidemment incapable de dessiner un carnage ou un charnier, alors j’ai dessiné les témoignages des volontaires de Zaka et des paramédics israéliens. Dessiner un être humain qui raconte ce qu’il a vu, ça, je sais le faire et ça m’a apaisé. Publier sur Instagram, ça me plaît parce que je me sens moins seul.

 

ML  : C’est le côté positif des réseaux sociaux ?

JS  : Il me semble tout de même que je ne sers pas à grand-chose parce que je ne rameute pas beaucoup de monde. Et puis, je rameute des gens qui me ressemblent, donc qui sont plutôt bienveillants, plutôt paisibles. Je regrette que toutes les grandes voix des footballeurs, des chanteurs, des gens visibles soient absentes. C’est une question très embêtante, mais on est obligé de se demander pourquoi. J’ai posé la question à beaucoup de gens, et la réponse qui est revenue souvent est la peur de dire des bêtises et même s’ils ne le disent pas, la peur de perdre leur public. De mon côté, je ne peux pas faire comme si les neuf dixièmes de mes amis n’étaient pas maghrébins. Je suis entouré de Maghrébins depuis toujours, qui ne m’ont pas tourné le dos, qui n’ont pas cessé de m’aimer après le 7 octobre, bien qu’on puisse être en profond désaccord sur le Proche-Orient. Il y a aussi des Maghrébins qui adorent Israël, mais qui n’osent pas le dire. La conversation ne s’est pas arrêtée.

 

« Je milite pour qu’on soit capable d’avoir de l’empathie pour les morts des deux camps, même quand c’est difficile, même s’il n’y a pas deux situations qui se ressemblent. Et là, oui, parfois, je me suis senti un peu seul. »

 

 

ML : Avez-vous réussi à maintenir les liens avec vos amis malgré tout ?

JS : Je viens d’une population très favorisée et la plupart de mes amis sont universitaires ou artistes. Ce qu’ils déplorent tous, et moi le premier, c’est l’impossibilité de la nuance et une méconnaissance totale du Proche-Orient, de la société israélienne, du monde palestinien. Ce qui est également un tabou, mais parlons-en, c’est aussi la société israélienne. Quand je parlais aux gens avec qui je travaille dans l’audiovisuel, avant les massacres, la plupart de mes amis israéliens désespéraient de la situation d’Israël, et de ce qui était en train de se passer, du rapport à l’état de droit, du problème législatif.

Cette conversation existe toujours, mais c’est compliqué de faire comprendre à une population blessée et enragée un monde complexe  : en période de guerre, ça me paraît même complètement inaudible. J’ai presque honte d’avoir des réflexions sur ce sujet-là, parce que je crois qu’on est encore beaucoup dans l’émotion, et une émotion qui confine à la survie. Ce que les gens ne comprennent pas quand il est question d’Israël ou des populations palestiniennes, c’est qu’ils sont en situation de survie. Les Palestiniens sont en situation de survie, pas seulement à cause d’Israël, ils sont en situation de survie parce qu’aucun État arabe n’a voulu les accueillir depuis une cinquantaine d’années. Dans le monde de Twitter, c’està-dire dans le monde où on comprend en trois secondes, c’est compliqué d’expliquer à la jeunesse qu’Israël existe parce qu’avant 1948, il y a eu en 1917 un découpage global de la région. Les Anglais, qui n’étaient pas ravis de s’occuper de ce coin-là, ont vaguement promis lors de la Déclaration Balfour, quelque chose de pas très clair aux Juifs. Depuis cette date, on vit sur un découpage global complexe de la région et cette histoire ne pourra se régler que de manière régionale. Et ça, il faut plus de cinq minutes pour l’expliquer à la jeunesse.

 

ML : Quels retours avez-vous sur les réseaux sociaux ? 

JS : J’ai 80 % de commentaires absolument adorables, 20 % de commentaires abjects et beaucoup d’ignorance bruyante. Les jeunes ne sont pas forcément des imbéciles, ils n’ont pas forcément un mauvais fond  : ils souhaitent être « dans le bon camp » dans cette histoire-là. C’est difficile de leur expliquer la complexité, ça s’arrête au bout de deux ou trois phrases car les réseaux sociaux ne sont sans doute pas le lieu pour ça. Si ça pouvait les renvoyer vers des livres, ce serait pas mal…

Je ne me fais aucune illusion sur l’influence de ma prise de parole par rapport à Al Jazzeera qui est financée par le Qatar, ou par rapport à un footballeur. Je suis tout petit. Ce qui me préoccupe, ce sont les gens qui n’ont pas dit un mot en octobre et qui aujourd’hui prennent la parole. Je milite pour qu’on soit capable d’avoir de l’empathie pour les morts des deux camps, même quand c’est difficile, même s’il n’y a pas deux situations qui se ressemblent. Et là, oui, parfois, je me suis senti un peu seul. Alors que franchement, je suis le moins juif des Juifs, je ne suis pas religieux, je ne suis pas communautaire. Si moi, je suis devenu représentatif de quelque chose, c’est que la situation est catastrophique ! [rires]

 

ML : C’est le grand paradoxe. Vous dites toujours que vous êtes peu juif, alors que vous êtes très juif…

JS : Il y a une phrase que je n’ai jamais pardonnée à Jean-Paul Sartre, et ce qui est terrible, c’est qu’aujourd’hui, elle devient vraie : « C’est l’antisémite qui fait le juif. » Tout mon travail a consisté à jouer avec mon identité juive, à être juif quand ça m’arrangeait, à être séfarade quand ça me plaisait, ashkénaze quand je voulais séduire, à dessiner des Juifs qui ont l’air arabe parce que ça se vend davantage. Je joue avec ça et je suis Juif quand ça m’arrange. [rires] Je fais partie des Juifs qui allaient aux manifs pour la Palestine, tout simplement parce que je pensais que c’était le garant de la survie d’Israël et j’y allais pour soutenir la paix régionale. J’ai eu le malheur d’y aller après le 7 octobre et là, je me suis fait insulter ! Puis j’ai eu le malheur de dire « Si aujourd’hui je vais dans une manifestation pro-palestinienne, je ne suis pas en sécurité », j’ai reçu encore plus d’insultes dans tous les sens. J’ai aussi reçu des messages me souhaitant la bienvenue et me disant que ces manifs étaient pleines de Juifs, avec en photo, toujours les mêmes deux barbus qui étaient chez Dieudonné ! Je ne connais pas cette obédience, mais à Nice, on ne les avait pas, ceux-là, peut-être que c’est une spécificité parisienne [rires]. Je vois en tout cas ce danger de la disparition culturelle du judaïsme français, qui a été pendant longtemps un judaïsme d’avant-garde. Il me semble que ce n’est pas seulement lié à l’Alyah, mais aussi à l’inquiétude, cette peur existentielle des Juifs. Je connais très peu d’étudiants ou d’écoliers juifs français qui ont été tranquillement à l’école après le 7 octobre. La disparition du judaïsme en France va peut-être advenir parce que beaucoup de Juifs ont retiré leurs enfants des écoles publiques qu’ils trouvent trop dangereuses. Ils ont essayé d’éviter les écoles juives, mais ils y sont allés quand même. Ils ne sont pas religieux, mais il faut quand même les mettre quelque part. Quand on ne sait plus où scolariser ses enfants, quand on demande aux enfants de cacher leur étoile de David, quand, à l’université, on vous demande de signer une pétition avec laquelle vous n’êtes pas d’accord, ou bien on vous demande de vous prononcer sur le Proche-Orient sous prétexte que vous êtes juif, ça ne va plus. Et ça, les jeunes musulmans le vivent aussi. J’ai été prof aux Beaux-Arts pendant sept ans, et quand un étudiant maghrébin fait une œuvre formidable, les examinateurs l’interrogent sur le Maghreb ! De même pour l’étudiante asiatique qui fait des  peintures extraordinaires, on l’interroge sur la Corée. Et ça, évidemment, pour un Juif, c’est plus grave parce que les Juifs sont moins nombreux, et que la violence n’est pas loin. C’est une situation qui met en danger l’avenir du judaïsme français à mes yeux.

 

 

« Je fais partie des Juifs qui allaient aux manifs pour la Palestine, tout simplement parce que je pensais que c’était le garant de la survie d’Israël et j’y allais pour soutenir la paix régionale. J’ai eu le malheur d’y aller après le 7 octobre et là, je me suis fait insulter ! »

 

 

 

ML : Est-ce que l’humour peut servir de rempart à la tragédie ?

JS : Je ne sais pas du tout. Les seules marques d’humour que j’ai vues après le 7 octobre m’ont rendu malade, que ce soit autour d’enfants décapités ou mis dans un four : il a fallu sur X (ex-Twitter) que tout le monde fasse des railleries dessus… Moi, je dessine depuis toujours des Juifs, des Maghrébins, des personnages typés et je sais que la caricature peut amener autant d’empathie que de détestation. Ce que j’essaie de créer dans mon travail, peut-être au delà de l’humour, c’est une proximité émotionnelle, qui serait comme manger ensemble. Mon espoir, je le tire de mon travail de professeur aux Beaux-Arts, puis de mes rencontres scolaires depuis une trentaine d’années  : il n’y a aucune animosité qui ne résiste à vingt minutes ensemble autour d’une table. C’est ce que je rêve de produire avec mes dessins : plus que de la pensée, c’est de l’empathie. Mais elle est très peu audible ces jours-ci. Dès que j’essaye de rappeler tout simplement ce qui se passe en Israël aujourd’hui, je n’ai pas encore fini ma phrase qu’on me dit : « Et la souffrance palestinienne ? ». Cette remarque est tout à fait légitime, mais quand on la dit à un Juif qui se prend des coups depuis trente ans parce qu’au milieu de la communauté juive, il n’arrête pas de parler d’un État palestinien, c’est pénible. Quand on le dit au mec qui a exigé qu’on publie Le Chat du Rabbin en arabe – même si on en a vendu cent fois moins qu’ailleurs, mais je voulais le faire, c’est compliqué. Je crois beaucoup plus à l’empathie qu’à l’humour, et si l’empathie est là, on va pouvoir vivre ensemble. Le vrai danger, c’est quand on rit pour écraser, pour abîmer. Mon travail, c’est davantage être portraitiste qu’humoriste, c’est essayer de dessiner des visages.

 

ML : Vous avez publié en octobre dernier le volume 12 du Chat du Rabbin, qui s’appelle La traversée de la mer Noire. C’est un album plus sombre que les précédents, y avait-il chez vous un pressentiment ?

JS  : Avant d’être auteur, j’ai été étudiant et j’adore me documenter. Je travaille sur l’histoire de ce nouvel album depuis dix ans, elle me passionne et j’avais peur qu’on me la vole : l’histoire des mutins de la mer Noire. À la fin de la Première Guerre mondiale, la marine française a décidé, avec ses alliés, de poursuivre la guerre en Russie pour attaquer Lénine et lui faire rendre l’argent de l’emprunt russe. Dans les bateaux, il y a des marins épuisés, dégradés, tous maurrassiens, et, à fond de cale, des soldats maghrébins, musulmans, juifs, noirs africains. Et on va essayer de forcer tous ces matelots à aller faire la guerre dans le port d’Odessa : ils ne veulent pas, ils montent sur le pont, ils chantent l’Internationale et les navires repartent sans avoir tiré un coup de feu. Cette histoire a été à l’origine de la création du Parti communiste français et des Brigades internationales qui sont allés ensuite combattre en Espagne. Je me suis demandé comment mettre mon rabbin là-dedans et je me suis dit qu’il allait être aumônier des armées pendant la Première Guerre mondiale. C’est là que j’ai commencé à me documenter sur les Juifs dans la Grande Guerre, et que j’ai découvert des choses extraordinaires. J’ai d’abord découvert que – on le dit peu – les Maghrébins étaient peut-être de la chair à canon, qu’ils soient juifs ou musulmans à l’époque, mais ils étaient contents de faire cette guerre parce qu’il y avait un rêve d’intégration dans leur engagement militaire. J’ai découvert que les familles cousaient les uniformes pour qu’ils soient le plus rouge et le plus beau possible, j’ai trouvé ça bouleversant. Je vous promets que je n’invente pas mais j’ai également découvert qu’un rabbin d’Algérie avait voulu traduire La Marseillaise en hébreu, mais comme il trouvait les paroles un peu sanguinaires, il les a changées à un mot près, en mettant « France, Dieu te bénisse, que tu sois en bonne santé, que tu aies de beaux enfants ». [rires] Donc j’ai fait un album là-dessus, et c’est le dernier Chat du Rabbin.

 

ML : Est-ce étrange de faire de la promo de votre bande dessinée dans le contexte post 7 octobre ? 

JS  : J’ai de la chance parce que je suis là depuis longtemps, donc mes lecteurs sont globalement assez gentils et on se connaît. Dans Le Chat du Rabbin, j’ai fait exprès de faire des Juifs qui ont l’air arabe et de ré-enchanter l’imaginaire maghrébin parce qu’on a tous un lien direct, plus ou moins, avec le Maghreb. Donc ça se passe bien.

 

ML : Pourquoi avoir choisi de vous éloigner du Maghreb et de la France dans ce nouvel album ?

JS : Je voulais parler de cette période qu’on connaît très peu, à la fin de la Première Guerre mondiale en Russie et en Ukraine, dans un moment où il y avait les Rouges, les Blancs, et il y avait ce fameux Nestor Makhno sur qui Joseph Kessel a dit beaucoup de mensonges. Au cœur de cette réalité, tout le monde tuait des Juifs. J’ai eu peur qu’on fasse un lien avec la guerre qui a lieu en Ukraine aujourd’hui, qui me semble totalement légitime, il n’y a aucun doute sur le fait qu’on est tous avec Zelensky – Zelensky que Romain Gary aurait adoré puisque Gary disait « À force qu’on explique aux Juifs de marcher voûtés, ils se sont mis à avoir des scolioses ». Zelensky, sans le faire exprès, car il est sans doute juif de naissance par accident et sans éducation juive, a changé l’image du Juif européen d’un point de vue dramaturgique. Grâce à lui, on a vu un Juif ukrainien en tricot de corps menacer le Goliath Poutine et l’humilier à la face du monde : je dois dire que la part martiale en moi lui en est assez reconnaissante.

 

« Il me semble que le peuple juif n’a jamais rien demandé d’autre que de survivre. Et je suis surpris par l’incohérence des gens qui ne supportent pas de nous voir au Proche-Orient, mais qui manifestement ne nous veulent nulle part ailleurs. »

 

ML : Vous évoquez aussi des massacres de Juifs dans cet album. Est-ce que finalement, on ne peut pas être Juif sans se faire massacrer ?

JS : Oui, et l’histoire de l’Europe centrale et de l’Europe de l’Est me paraît essentielle pour casser le narratif actuel qui voudrait que les Juifs soient des blancs ayant débarqué d’Europe en 1948 au Proche-Orient. Et casser ce narratif, c’est rappeler qu’autour de 1900, après le pogrom de Kichinev [1903], par exemple, il y a eu des départs massifs d’Europe de l’Est et d’Europe centrale de Juifs, qui ne sont pas allés exclusivement au Proche-Orient, mais aussi en Amérique du Nord et du Sud. Enfin, c’est tout de même à ce moment-là qu’ont été fondées les bases de l’actuel État d’Israël. Casser ce narratif, c’est aussi raconter deux vagues de pogroms très distinctes : les pogroms des années 1900, qui ressemblent beaucoup à ce qui s’est passé dans le sud d’Israël aujourd’hui, puisque c’étaient des pogroms préparés. À l’époque, le tsar voulait faire oublier ses défaites militaires, comme l’Iran en ce moment, et il organisait massivement des pogroms pour détourner la colère populaire. Mais vers 1918, c’est très différent ; tout le monde se bat contre tout le monde, les Rouges veulent terroriser les Blancs, les Blancs veulent terroriser les Rouges, et comme au milieu, il y a des Juifs, on en tue beaucoup. Se trouvaient là aussi – puisque c’est le début des nationalismes – les prémices des républiques polonaise, lituanienne, ukrainienne qui ont sans doute beaucoup de vertus, mais qui, malheureusement, n’étaient pas très philosémites.

 

ML : Et comment s’est passé le lancement de votre exposition au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, quelques jours après le 7 octobre ?

JS : On a juste bu davantage, c’est tout. [rires] J’en parle de manière d’autant plus détendue que je n’ai rien fait : j’ai laissé libre accès à mes archives aux commissaires d’exposition. J’adore le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme parce qu’il fait le pari un peu provoquant d’un judaïsme culturel. Pour Nice, d’où je viens, c’est provocant. Mon père m’a éduqué en me disant que le judaïsme, c’était une religion. Et comme je ne suis pas très croyant, je n’ai pas su quoi faire de ce discours. J’ai appris deux choses depuis : d’abord, que le judaïsme est une culture. Et si c’est un courant littéraire, je veux y participer. L’autre chose, beaucoup plus dérangeante pour moi qui ai grandi dans un monde où l’ethnie et l’identité n’avaient pas d’importance  : il y a une ethnie juive. C’est très embarrassant mais c’est vrai. Cette idée intellectuelle d’un côté et charnelle de l’autre me rattache à l’histoire juive et me rassure, parce que pour mille raisons, la religion m’inquiète. J’adore dessiner des rabbins, mais je suis plus tranquille si c’est littéraire. Pouvoir inscrire mes petits chats dans une histoire littéraire et picturale fait que je me sens très honoré et très joyeux de cette exposition.

 

ML : Comment Le Chat du Rabbin est-il reçu en Israël ?

JS : Il n’est pas reçu du tout ! Il y a des auteurs de bandes dessinées extraordinaires en Israël, qui sont d’ailleurs publiés en France, mais Israël a été construit avec un mépris total pour ce qu’on a appelé les arts mineurs, y compris la télévision. La fondation d’Israël, c’était les arts majeurs et l’idée d’éduquer un peuple à travers l’opéra ou le théâtre. Pourquoi la télévision israélienne est-elle tellement extraordinaire maintenant ? Parce qu’elle est née il y a dix ans sans fonds publics… Les bandes dessinées, c’est la même chose. Il y a une excellente boutique de comics à Tel-Aviv ; mais elle est minuscule. En revanche, ils ont des auteurs tellement géniaux qu’ils n’ont vraiment pas besoin de moi.

 

ML  : Allez-vous publier un prochain volume du Chat du Rabbin ?

JS : Oui, le prochain Chat du Rabbin, il est écrit, je suis en train de le dessiner et il racontera l’histoire d’Adam et Ève. Ça va parler de connaissance, de pudeur, et je me suis mis à me documenter sur les bains turcs dans le Maghreb, qu’on appelle les hammams. Je me suis demandé si les Juifs et les musulmans allaient au même hammam et j’ai trouvé quelques réponses. Au Maroc, oui, dans certains. À Alger par contre, les Juifs n’avaient pas le droit d’aller dans le hammam pour les Arabes, mais les Arabes allaient dans un des hammams juifs. La question de la nudité dans ces lieux m’intéresse, à une époque où tout le monde était ultra-pudique. Et le moment que j’adore, c’est celui où l’on doit rentrer à la maison, tartiné d’onguent, de crème, de poudre… Ce retour à la maison, figurez-vous qu’il ne se faisait pas habillé mais avec une espèce de voile un peu transparent, pour ne pas abîmer les tartines qu’on avait mises en-dessous. Je vais consacrer pas mal de pages à ce petit moment où on va du hammam à la maison, dont je veux croire que c’était le plus agréable. [rires]

 

ML  : Concernant l’avenir des Juifs en France, vous considérez-vous comme un optimiste ? 

JS : Pas du tout : je suis un élève du philosophe Clément Rosset, qui était un pessimiste joyeux. Il disait : « La joie est indépendante du phénomène ». Ce que l’on peut traduire en langage plus grossier par « Chaque matin, tu décides : soit tout est grave, soit rien n’est grave ». Romain Gary, lui, disait : « Osciller entre s’en foutre et en crever ». Malheureusement, je crois que chaque jour, on change quinze fois d’avis à ce sujet. C’est pourquoi j’ai dessiné ce Haï au moment du 7 octobre : parce que tellement de peuples et de nations demandent la victoire et l’écrasement de l’ennemi... Il me semble que le peuple juif n’a jamais rien demandé d’autre que de survivre. Et je suis surpris par l’incohérence des gens qui ne supportent pas de nous voir au ProcheOrient, mais qui manifestement ne nous veulent nulle part ailleurs. Je crains qu’ils ne veuillent nous voir que sous terre. Moi, j’aimerais demander si c’est possible de respirer encore un peu.

 

 

Notes :

[1] Arthur Koestler, La tour d’Ezra, Éditions 10-18, 1993
[2] Joann Sfar, Les enfants ne se laissaient pas faire, Gallimard, 2023
[3] Arthur Koestler, La tour d’Ezra, Éditions 10-18, 1993

 

 

Biographie :

Joann Sfar est issu d’une famille séfarade de Sétif, en Algérie, du côté de son père, et d’une famille ashkénaze ukrainienne laïque du côté de sa mère. Auteur prolifique de bande dessinée, illustrateur, romancier et réalisateur, il est notamment l’auteur du Chat du rabbin (Dargaud, 2001-2021), de La synagogue (Dargaud, 2022) et du roman Le Dernier Juif d’Europe (Albin Michel, 2020). Son œuvre témoigne d’une certaine modalité de l’être juif, sans doute plus répandue qu’on ne l’imagine : souvent ambivalente mais parfois décomplexée, émancipée mais n’ignorant pas la question des origines, elle est celle de ces « Juifs paumés », selon son expression. Après le 7 octobre, il est devenu l’une des voix importantes pour de nombreux juifs français qui se sont retrouvés démunis face au silence ayant suivi le pogrom.

 

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n'engagent que leurs auteurs -

 

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