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Publié le 19 Juin 2024

Études du Crif n°66 : 7 octobre 2023 - Fracture(s) - Article de Julien Darmon : Les Juifs français à un tournant de leur histoire ? État des lieux et perspectives

Découvrez ce numéro spécial de la collection Les Études du Crif consacré au 7 octobre. Il est des événements qui, d’un jour à l’autre, nous font basculer d’une époque à l’autre. Ce qui a eu lieu le 7 octobre est de ceux-là, nous rappelant – comme en ont notamment témoigné les répliques antisémites qui se sont manifestées partout dans le monde – qu’il y avait une communauté de destin entre la condition d’Israël, la condition juive diasporique et, au-delà, celle de toutes les sociétés éprises de liberté et de démocratie, à commencer bien entendu par la France. Ce numéro donne des armes pour penser la situation dans laquelle nous sommes, ses renversements de valeurs et sa perte de repères intellectuels, politiques et idéologiques. Ce numéro est une manière de participer à la réflexion sur un événement historique toujours en cours et dont on peine à entrevoir la forme que prendra son issue. Retrouvez dans ce soixante-sixième numéro les entretiens de Joann Sfar et Danny Trom, mais également des articles de Frédérique Leichter-Flack, Bruno Karsenti et Danny Trom, Denis Charbit, ou encore Julia Christ et Julien Darmon. Découvrez cet article de Julien Darmon.

Julien Darmon est l’éditeur de Histoire juive de la France, monumental ouvrage collectif, dirigé par Sylvie Anne Goldberg (Éditions Albin Michel, octobre 2023), qui dresse un panorama de cette histoire depuis les premières traces de la présence juive en France jusqu’à l’aube de l’an 2000. Sa contribution propose un diagnostic de la situation du judaïsme français depuis le début du XXIe siècle, pointe ce qui lui paraît ses forces et ses faiblesses, pour indiquer les projets à mener propres à contourner les menaces internes et ex-ternes qui pèsent sur son avenir. Une première version de ce texte a été rédigée avant le 7 octobre. Julien Darmon a eu la gentillesse de le reprendre à l’aune de la situation dans laquelle nous ont plongé les massacres du Hamas et la guerre à Gaza qui s’en est suivie.

 

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À l’été 2023, dans le sillage de l’achèvement de l’encyclopédie Histoire juive de la France dirigée par Sylvie Anne Goldberg, qui paraissait en octobre de la même année aux Éditions Albin Michel, j’étais sollicité par les Études du Crif pour livrer ma vision personnelle, nourrie de l’histoire longue et de la sociologie récente, de l’avenir des Juifs français à l’horizon 2045. Évidemment, le cataclysme du 7 octobre a fracturé le temps, bouché l’horizon et rendu impossible un regard lointain et apaisé sur notre avenir. Pour autant, nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de demeurer dans la sidération. C’est pourquoi il m’a été proposé de reprendre mon texte en essayant de deviner ce que le 7 octobre – mais aussi les suites du 7 octobre, de cette guerre dont on peine tant à voir comment elle pourrait concrètement finir – ont à jamais changé pour notre futur de Juifs français.

 

Nous ne sommes pas près de disparaître

« Les Juifs de France ont-ils un avenir ? » Telle est la question qui revient, lancinante – depuis le début des années 1980 au moins –, et dont la formulation, par son pessimisme, invite déjà à répondre par la négative. Menacés de toutes parts, par l’extrême gauche, l’extrême droite et l’islamisme, les Juifs de France ne devraient-ils pas faire, dès qu’ils le peuvent, leurs valises en prévision d’un départ inéluctable vers Israël ou ailleurs  ? Dans le sillage d’une montée fulgurante des violences antisémites à partir de l’an 2000, ce discours est même devenu dominant tout au long des deux dernières décennies, culminant dans des chiffres records d’alyah entre 2012 et 2015. Le 7 octobre a provoqué une nouvelle poussée de paroles et d’actes antisémites, mais la question qui se pose est désormais plus large : Israël a-t-il un avenir, et sa diabolisation inédite sur la scène internationale mais aussi son engagement dans une guerre totale et la fragilisation inouïe de ses fondements démocratiques et moraux dont nous étions si fiers ne mettent-ils pas en péril l’avenir des Juifs du monde entier ?

Par-delà les inquiétudes légitimes, et sans nier aucunement le caractère tragique des événements qui ont éprouvé la communauté juive française depuis le début du XXIe siècle, il convient néanmoins de s’interroger sur la récurrence de ce discours, tous les vingt ans environ, alors même qu’il est démenti par les faits. Ainsi, en 2000, d’aucuns prédisaient la fin à très court terme, voire déjà actée, de la communauté juive française ; près d’un quart de siècle plus tard, elle reste solide et dynamique. Mais au début des années 1980, cette prédiction se faisait déjà entendre, notamment à la suite de l’attentat de la rue Copernic. En 1967, c’est la victoire « messianique » d’Israël lors de la guerre des Six-Jours qui incitait les principales figures de l’école de pensée juive de Paris à prononcer l’échec de la nouvelle synthèse judéo-française à laquelle ils avaient œuvré jusque-là pour partir s’installer à Jérusalem. Paradoxalement, la question ne s’est pas posée vingt ans plus tôt encore, au sortir de la Shoah : l’appel de la Palestine mandataire et l’État juif qui promettait de s’y créer n’a pas alors convaincu tous les Juifs français de tout abandonner, alors même qu’ils n’avaient pour beaucoup plus grand-chose à perdre.

J’ose donc cette prédiction à contre-courant  : la communauté juive de France existera toujours dans vingt ans, et même bien au-delà, malgré les épisodes tragiques qu’elle connaîtra, tout comme elle a su rebondir et prospérer, au travers de mutations parfois radicales, depuis de longs siècles maintenant. Poser cette hypothèse en réalité raisonnablement optimiste, ce n’est pas seulement faire un pari sur l’avenir, mais c’est agir dans le présent ; en effet, le principal effet pervers de cette illusoire « fin du judaïsme français », surtout depuis vingt ans, est que les Juifs de France et leurs institutions peinent parfois à travailler de manière prospective. Il est frappant de constater que rares sont les institutions juives françaises à se poser la question : « Où en sera la communauté dans vingt ans ? » dans le but de lancer aujourd’hui les projets qui répondront à ses besoins futurs, chose que font les Juifs britanniques, par exemple. On oscille, paradoxalement, entre l’idée que tout fonctionne parfaitement et qu’il n’y a donc rien à changer, et le sentiment que toute prospective est inutile puisque rien n’existera dans dix ans. Et cela fait plus de vingt ans que cela se passe ainsi… Or, c’est bien ce refus de se projeter dans l’avenir qui menace structurellement, de l’intérieur, l’avenir durable du judaïsme français  ; plus, peut-être, que l’hostilité d’éléments externes à laquelle les Juifs ont toujours su faire face.

Avant le 7 octobre, dans la première version de ce texte, j’écrivais ceci : « Les défis auxquels font face les Juifs français sont de deux ordres : externe et interne. La communauté n’a pas de prise directe sur les éléments externes ; mais sa capacité à y répondre efficacement dépend de la bonne santé de ses structures internes. Les deux sont donc liés sous ce rapport ». Il serait malséant, alors que des nuages, plus noirs, que jamais s’amoncellent autour de nous, de procéder ici à une discussion en détail autour des institutions juives françaises. Je me concentrerai donc sur les menaces externes, mais sans oublier qu’il faudra bien un jour, et le plus tôt possible, s’atteler selon moi à l’orientation de nos politiques internes. 

 

 

« Paradoxalement, plus l’islam devient une réalité quotidienne dans certaines villes, plus il se normalise :  il s’établit comme un mode de vie et perd de sa dimension militante pour devenir une réalité sociale où l’idéologie ne joue plus un rôle moteur. »

 

 

Ne pas paniquer face à la menace terroriste

Depuis la fin des années 1970 et l’attentat de la rue Copernic, le terrorisme palestinien puis djihadiste a pris un tour explici-tement antisémite, visant des Juifs en tant que tels. Ce phénomène, récurrent (tous les dix-quinze ans environ, si l’on pense à la rue des Rosiers en 1982, à l’école de Villeurbanne en 1995, et à la séquence 2012-2015) est toujours lié à des mouvements transnationaux (FPLP, GIA, Daech) et trouve des relais, peu nombreux mais meurtriers, sur le sol français. La communauté juive n’a pas les moyens de mettre un terme à ce phénomène mondial : la réponse ne peut venir que de l’État (renseignements, etc.). En revanche, tout en prenant les nécessaires mesures sécuritaires, elle peut éviter de surréagir par la panique à ces événements tragiques. Cela peut paraître choquant de le formuler ainsi, mais un attentat terro-riste n’a pas en soi la capacité de mettre à bas une société : il vise, au-delà des dégâts immédiats, à provoquer de la part de la société une réaction inadéquate qui va l’amener au désespoir ou encore à compromettre ses principes fondamentaux. L’obsession sécuritaire, la suspicion généralisée, le repli sur soi sont des dommages créés par la réaction au terrorisme qui sont extrêmement délétères dans les rapports entre la communauté juive et les autres segments de la société française.

 

Persistance, radicalisation et popularisation de l’antisionisme absolu

Autre sujet d’inquiétude plus ample, et à ne pas confondre néanmoins avec le premier : la progression de l’islam comme religion ainsi que de l’islamisme comme idéologie, avec ce qu’il est susceptible de véhiculer comme préjugés et de violences antijuifs. Sur ce plan, j’aurais tendance à être prudemment optimiste. Paradoxalement, plus l’islam devient une réalité quotidienne dans certaines villes, plus il se normalise : il s’établit comme un mode de vie et perd de sa dimension militante pour devenir une réalité sociale où l’idéologie ne joue plus un rôle moteur. Les années 1995 à 2015 ont été marquées par des évolutions démographiques parfois brutales, où un islamisme militant a modifié le visage de certaines communes, en particulier de Seine-Saint-Denis (tout le monde a en tête la dégradation du climat à Stains ou encore à Sarcelles dans le Val-d’Oise). L’hostilité aux Juifs s’est durablement imposée dans ces communes comme un fait culturel établi et sur lequel il va être très difficile de revenir, d’autant que même les communautés chrétiennes y sont aujourd’hui très majoritairement issues d’Afrique subsaharienne et donc totalement ignorantes du rapprochement historique opéré par l’Église envers ses « frères aînés » juifs il y a soixante ans. Pour autant, ces évolutions me semblent aujourd’hui freinées, non pas sous l’effet de politiques publiques nationales qui ont toujours réagi avec des décennies de retard, mais sous leur propre poids. Le Val-de-Marne me semble constituer un bon contre-exemple à la Seine-Saint-Denis : si l’islam y a visiblement progressé, il l’a fait sans antagonisme frontal avec les communautés juives et l’on constate aujourd’hui, sinon un véritable « vivre ensemble », du moins un « vivre côte-à-côte » pacifié. Nous ne sommes jamais à l’abri d’explosions sporadiques d’antagonismes violents. Mais à mesure que l’islam s’intègre de fait au paysage français, même sans s’assimiler, les préjugés antijuifs perdent de leur virulence.

Cela ne signifie pas pour autant que la judéophobie disparaît. Paradoxalement, elle s’installe dans le paysage. Cela est particulièrement vrai dans les zones d’où les Juifs ont dû partir et où la judéophobie se focalise sur le Juif strictement imaginaire, dont on sait qu’il alimente beaucoup plus les fantasmes que le Juif réel. Cela est vrai également dans les zones où les différentes populations continuent de se côtoyer, y compris parfois en bonne entente, mais – dans le milieu scolaire tout du moins – il est devenu normal de se chambrer en jouant sur les préjugés antijuifs, négrophobes, etc. Persiste en outre une violence endémique sourde, qui ne fait généralement pas l’objet de plaintes officielles, qui ne vise pas nécessairement spécifiquement les Juifs (les violences contre les femmes, tout comme les violences racistes, sont une réalité pour nombre de nos concitoyens), mais dans le cadre de laquelle la judéophobie fait souvent office de catalyseur.

Cette atténuation relative de l’antijudaïsme laisse en outre intacte la détestation absolue, même chez des musulmans sincèrement judéophiles, de l’État d’Israël. Cette détestation n’est pas de nature religieuse. Elle relève d’une croyance politique anciennement ancrée selon laquelle Israël est un État colonialiste, raciste, quasi génocidaire et dont l’existence même est la cause essentielle des malheurs du monde arabe. Cette croyance est très profondément ancrée depuis 1948 et même avant chez les populations originaires du monde arabe ; mais elle est aussi constitutive d’une certaine vision des réalités géopolitiques, façonnée notamment par le KGB dès la fin des années 1960, et qui irrigue depuis lors les gauches radicales (et dont les premiers représentants en France, lors des événements de Mai-68, ont souvent été des Juifs…). Or, depuis la chute de l’URSS, les gauches du monde entier ont renoncé à améliorer concrètement les conditions de vie des masses populaires et se sont rabattues sur des causes idéologiques et identitaires. Dans ce contexte où les com-bats sont menés en faveur de minorités numériquement toujours plus faibles, la « cause palestinienne » demeure le totem par excellence des gauches radicales. 

 

« Le 7 octobre a donné à lire plus clairement que jamais dans quelle mesure la "question sioniste" était l’une des lignes de structuration du paysage politique. »

 

Cet antisionisme « décolonial » s’est imposé de manière inédite sur la scène publique dès le lendemain du 7 octobre, et encore plus avec le déclenchement de l’opération « Glaives de fer ». Il est devenu « normal » de réclamer une « Palestine libre du fleuve à la mer ». À l’heure où j’écris ces lignes, Israël est traîné devant la Cour internationale de Justice pour se défendre de l’accusation de génocide que son armée perpétrerait ou envisagerait dans la bande de Gaza. La situation est particulièrement préoccupante aux États-Unis, où les luttes raciales ont assigné les Juifs à la catégorie des « Blancs », par essence oppresseurs, et où Israël et par extension tous les Juifs sont désormais pointés du doigt et mena-cés comme les Blancs « par excellence », comme les oppresseurs, à travers Gaza, de l’humanité toute entière, avec des appels à une « Intifada mondiale ». Cela se traduit concrètement par des résultats alarmants  : plusieurs études montrent ainsi qu’un quart des recruteurs et responsables des ressources humaines aux États-Unis répugnent à employer des Juifs au motif qu’ils auraient « trop de pouvoir » et qu’ils seraient « surreprésentés » dans de nombreux métiers ; les étudiants juifs, au-trefois particulièrement présents dans les grandes universités de l’Ivy League, y sont aujourd’hui moins nombreux (en pourcentage) qu’à une époque pas si lointaine (les années 1950) où leur acceptation était soumise à des quotas. Le réveil est difficile et amer pour les Juifs américains qui se sont battus tant pour Israël que pour les droits des Palestiniens mais aussi des Noirs et autres minorités américaines depuis trois quarts de siècle et qui étaient persuadés que l’Amérique était une seconde Terre promise.

 

Les Juifs pris entre deux extrêmes

En France, nous n’en sommes pas encore là. Le 7 octobre a donné à lire plus clairement que jamais dans quelle mesure la « question sioniste » était l’une des lignes de structu-ration du paysage politique. La Palestine comme « cause suprême » de l’idéologie décoloniale a fracturé la NUPES et clarifié la différence essentielle entre une frange gauchiste allant du Parti des indigènes de la République et du Nouveau parti antica-pitaliste (NPA) au « clan » mélenchoniste, dont le souci unique est la pureté de la radicalité, et des figures de gauche, pour qui la décence morale signifie encore quelque chose. Les institutions étatiques – Assemblée nationale, Sénat, gouvernement – s’en sont tenues à leur position traditionnelle de « lutte contre l’antisémitisme ». On peut évidemment s’en réjouir, ce qui n’interdit cependant pas d’en proposer une analyse critique : position verticale du pouvoir qui, comme au temps de la monarchie, entend protéger « ses » Juifs contre les exactions des foules, mais aussi absence d’identifi-cation précise des ressorts et des acteurs de la poussée d’antisémitisme que nous avons connue au mois d’octobre. Ceux qui taguaient « mort aux Juifs » à Strasbourg ou qui arrachaient des mezouzot dans des immeubles parisiens étaient-ils les mêmes que ceux qui peignaient des Magen David au pochoir, et/ou les mêmes que ces jeunes bobos qui chantaient « Israël assassin » Place de la République à Paris ? Rien n’est moins sûr ; or, à défaut d’une telle analyse fine, la lutte contre l’« antisémitisme » risque de ne demeurer qu’un slogan. C’est d’ailleurs dans cette brèche que se sont engouffrés les partis d’extrême droite comme le Rassemblement national ou Reconquête. Faisant fond des acquis de l’institutionnalisation de la mémoire de la Shoah depuis trente ans, ils montrent une adhésion (peut-être même sincère) au « plus jamais ça », tout en se dispensant d’opérer une autocritique sur la présence d’éléments foncièrement antisémites dans leurs organigrammes et dans leur idéologie, dès lors que dorénavant, l’antisémite c’est forcément et exclusivement l’autre, l’« islamo-gauchiste ».

Le jeu politique, que ce soit en France, au Royaume-Uni, aux États-Unis ou en Israël même, consiste depuis le début des années 2000 à réduire le champ des possibles à des options toutes impossibles : il n’y a plus de gauche « de gouvernement », ni de droite « sociale », mais une gauche radicale qui se perd en querelles internes, incapable de gouverner dès lors qu’elle est incapable de rassembler, et une droite de plus en plus extrême qui, au nom de la « sauvegarde des valeurs » et du « rétablissement de l’ordre », travaille activement à la destruction des institutions démocratiques et à la stigma-tisation des minorités. En France, le récent vote de la loi sur l’immigration, dont le Président de la République lui-même, tout en en ayant porté le projet, estime qu’elle a toutes les chances d’être retoquée par le Conseil constitutionnel, l’a encore prouvé. La réémergence en France, aux États-Unis et en Israël, de groupuscules violents ouvertement fascistes et racistes, béné-ficiant de la part des gouvernants d’une mansuétude qui aurait été inconcevable il y a vingt ans, n’augure rien de bon pour les démocraties en général et pour l’avenir des Juifs en particulier.

C’est un fait  : les Juifs (qui sont électoralement une quantité négligeable), qui étaient jusque dans les années 2000 assez nettement de gauche, sont aujourd’hui orphelins de cette gauche qui n’existe plus. Ils se sont massivement reportés sur une droite qui, depuis, n’a cessé de dériver vers l’extrême de la même manière que la gauche dérivait vers l’extrême. Or la prétendue judéophilie d’un parti fondé par d’anciens SS et d’autres nostalgiques de Pétain est, ne nous y trompons pas, un baiser de la mort pour les Juifs de France. De ce fait, les perspectives politiques pour les Français, et pour les Français juifs en particulier, sont sombres à l’horizon 2027 : faudra-t-il choisir entre les partisans d’une « démocratie illibérale » dont le centre de gravité est à l’extrême droite et ceux d’une « intifada mondiale »  ? Plutôt que d’attendre cette alternative dans l’angoisse, peut-être devrions-nous nous poser la question suivante : qu’est-ce nous, Juifs français qui connaissons le danger mortel des régimes non démocratiques, pouvons faire aujourd’hui pour faire renaître une offre politique sociale-démocrate ? 

 

« On peut sans exagération considérer qu’Israël connaît la plus grave crise de son histoire, à la fois externe – une guerre sans fin, un isolement inouï sur la scène internationale – et interne : une société irréconciliable, encore plus fracturée qu’avant le 7 octobre, une fois passé un l’élan immédiat d’unité nationale. »

 

 

La fin du rêve israélien ?

Ou alors, partir  ? Mais pour où  ? Il y a quelques mois, la réponse pour beaucoup aurait été : pour Israël, évidemment, malgré tout, en tout cas, pour ceux d’entre nous qui suivent de près l’actualité politique israélienne, malgré l’affirmation au cœur du pouvoir de ces mêmes positions illibé-rales qui conçoivent la démocratie comme l’imposition, par une majorité ultra-natio-naliste et messianique, de ses normes et de ses valeurs à toutes les autres minorités, juives comme arabes. Pour une raison simple  : même pour les Juifs d’extrême gauche, Israël continuait de représenter un refuge. Si le monde entier devient fou, y compris Israël, au moins l’État juif saura-t-il protéger les Juifs. C’est cette évidence, plus que tout, qui s’est fracassée le 7 octobre. L’État juif n’a pas su empêcher un pogrom d’une telle ampleur et d’une telle barbarie. Pire encore, les composantes les plus extrêmes de la coalition au pouvoir s’opposent à ce que Tsahal mène une enquête interne qui permettrait de comprendre pourquoi cela a pu arriver. Pire encore, Israël s’est engagé dans une guerre totale contre le Hamas parce qu’il y était tenu, notamment moralement – et à juste titre. Pour autant, l’État d’Israël n’a jusqu’ici pas été réellement en mesure de définir ses objectifs de guerre, au-delà de la formule « détruire le Hamas » dont on peine à préciser le contenu concret.. On continue toujours, évidemment, à espérer que les informations essentielles restent confidentielles et que l’on finira par apprendre que l’opération « Glaives de fer » est une vraie réussite. Ce que l’on observe pour l’instant ne nous transporte pas d’optimisme : de trop nombreux otages restent encore captifs, la guerre qu’on nous annonce apparaît, à l’heure où j’écris, comme devant être longue… On peut sans exagération considérer qu’Israël connaît la plus grave crise de son histoire, à la fois externe – une guerre sans fin, un isolement inouï sur la scène internationale – et interne : une société irré-conciliable, encore plus fracturée qu’avant le 7 octobre, une fois passé l’élan immédiat d’unité nationale. Les Juifs français ont toujours été fiers, à juste titre, d’Israël « unique démocratie du Proche-Orient », et l’ont toujours défendu contre les attaques des antisionistes de tout poil. Cela ne doit cependant pas nous rendre aveugle au danger mortel dans lequel se trouve aujourd’hui la démocratie israélienne. Ce danger, elle le partage certes avec la plupart des sociétés démocratiques aujourd’hui, à une différence près : la France ou l’Italie sauraient se relever à terme d’une guerre longue doublée d’une phase autoritaire, Israël n’y survivrait sans doute pas.

Dans ce contexte, comment penser à l’alyah ? Il se trouvera toujours des Juifs français pour faire ce choix, par projet familial : les grands-parents qui rejoignent leurs enfants et petits-enfants une fois la retraite venue, les jeunes qui entendent démarrer leur projet de vie dans le cadre de l’idéal sioniste. Je vois cependant mal la communauté juive française connaître une alyah aussi importante que celle des années 2012-2017, alors même que les difficultés croissantes rencontrées par ceux qui sont partis il y a dix ans sont connues. J’aimerais pouvoir affirmer que les Juifs français de-vraient apporter à l’État d’Israël un souffle nouveau, une expérience du pluralisme, une profondeur de champ politique, un regard différent sur les vieux problèmes. Mais il est bien clair que cela n’a jamais été le cas : les Juifs français qui font leur alyah n’ont jamais été en mesure de faire émerger une alternative politique.

En conclusion, force est de constater que le 7 octobre a drastiquement rétréci notre horizon politique. Il a mis au jour les tendances antidémocratiques à l’œuvre en France tout en montrant que l’État d’Israël, dans sa situation actuelle, ne constitue pas l’échappatoire idéale que l’on s’est longtemps plu à imaginer. Nous pouvons, et devons évidemment, apporter toute l’aide possible à la société israélienne dans ce moment de crise sans précédent ; mais ne nous berçons pas d’illusions, nous n’avons aucune prise sur les orientations stratégiques et politiques des dirigeants de l’État d’Israël. Le 7 octobre nous mène à la conclusion qu’il n’y a qu’en France, para-doxalement, que nous pouvons encore agir politiquement avant qu’il ne soit trop tard : en affirmant clairement notre exigence de vertu démocratique et sociale face aux extrêmes, et notre fidélité à un idéal sioniste démocratique indissociable d’un rejet des extrémismes qui se font aujourd’hui entendre à la Knesset. Autrement dit : soyons fiers de nos valeurs universelles, juives et républicaines, et battons-nous pour elles là où nous pouvons agir.

 

Julien Darmon

 

Biographie :

Julien Darmon est responsable d’édition aux éditions Albin Michel, qu’il a rejointes en 2004 ; il a notamment assuré la coordination éditoriale de l’encyclopédie Histoire juive de la France dirigée par Sylvie Anne Goldberg. Docteur de sociologie des religions à l’EHESS, il est également expert auprès de l’Alliance des civilisations de l’ONU sur les questions de dialogue inter-religieux et de lutte contre l’antisémitisme. Il enseigne depuis une vingtaine d’années le Talmud et le Midrash, notamment dans le cadre de la Yéchiva des étudiants de Paris.

 

 

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