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Qu’est-ce qu’un pogrom, commis aujourd’hui et en Israël ? Si l’ampleur d’un tel événement n’est pas encore prête d’être saisie, Bruno Karsenti et Danny Trom rendent compte d’un vacillement, celui des coordonnées du monde juif telles qu’elles s’étaient établies depuis la fin de la guerre et la création de l’État d’Israël. Et ils tentent de donner quelques repères dans ce qui est bien, pour notre génération, un nouveau séisme.
Après le 7 octobre 2023, les coordonnées du monde juif ne sont plus les mêmes. Elles bougent, se recomposent et s’agencent autrement, si bien que parmi tous les sentiments qui assaillent les Juifs aujourd’hui figure la désorientation provoquée par ce bouleversement. Sidérés par l’événement, nous voulions fermer les yeux pour ne plus regarder qu’en nous-mêmes. Mais discerner la situation nouvelle n’est possible qu’à nous forcer à ouvrir les yeux, afin d’en dégager la logique. La réflexion, épurée autant que possible d’affects et conduite jusqu’au bout, revêt un caractère public pour tous, Juifs et non-Juifs. De cette réorientation dépendent les lignes d’action à l’avenir.
L’État d’Israël, jusqu’à ces jours où l’action criminelle des islamistes palestiniens s’est déchaînée dans le sud du pays, a été un centre juif d’exception. Le seul, dans la constellation des points du monde où les Juifs sont disséminés à lui conférer une modalité nouvelle au regard de sa conformation traditionnelle nommée « exil » (galout, en hébreu). Un centre d’exception, non pas destiné à dépasser la condition d’exil du peuple, mais un lieu pour tous les Juifs du monde qui, sans être leur ancien royaume restauré, leur assurerait la sécurité.
Le mot sécurité, pour les Juifs, rend un son étrange. Il n’a pas la signification qu’on lui attribue d’ordinaire, lorsqu’on pense notamment, comme il est juste par ailleurs de le faire, à son occurrence (sous le nom de « sûreté ») parmi les droits de l’homme référés à l’individu générique dans la déclaration de 1789, et reprise dans les constitutions françaises. Voilà ce qu’on omet en général de noter : si « sécurité » veut bien dire pour un individu la préservation de sa vie et de son intégrité physique face aux agressions venant d’autres individus, groupes ou pouvoirs en place (étatiques ou non), le même mot revêt forcément une signification plus spécifique quand il renvoie à des collectifs définis. Car il se colore alors forcément de leurs expériences historiques particulières accumulées, réfractées en chaque destin individuel des membres du collectif concerné.
Qu’en est-il pour les Juifs ? Pour eux, la sécurité recouvre la neutralisation du pogrom. C’est de cette forme très particulière de violence collective, à laquelle il revient au centre juif de Russie de la fin du XIXe siècle d’avoir donné tardivement son nom propre, créant une catégorie applicable à rebours et permettant de mieux lire l’histoire juive dans tout son déroulement, que la sécurité acquise représente la neutralisation. Par ce désignatif du pogrom, un type d’épreuve que les Juifs vécurent de façon récurrente depuis le Ier siècle jusqu’à l’époque moderne et contemporaine ‒ selon des modalités et avec des intensités et des fréquences diverses ‒ se trouve adéquatement saisi. Pour tout Juif, le mot « progrom » a une résonance qu’un freudien appellerait à la fois onto ‒ et phylogénique. Histoire collective du peuple et perception de soi des individus s’y mêlent et s’y condensent. Pour tous et pour chacun, se sentir en sécurité signifie ne pas redouter l’émeute antijuive, encadrée ou non, émanant de groupes organisés ou de foules inorganisées, avec sa cohorte de meurtres et d’exactions de toutes sortes, et en tant qu’elle voue à la torture, à la mutilation et à la mort de tous les individus du peuple indistinctement, dans les lieux où on les traque et les trouve, sans égard au sexe ou à l’âge, qu’ils soient femmes ou hommes, nouveau-nés ou vieillards.
En ce sens, il importe de le noter, le pogrom comporte en lui-même une passion ex-terminatrice du côté de ceux qui les com-mettent, comme il comporte une dimension de menace existentielle du côté du groupe visé, répercutée dans la conscience de chacun de ses membres. Pris en ce sens, il est le nom propre de la persécution et de la souffrance juives. Le pogrom, en tant que forme de violence, est donc corrélatif de la galout : celle que redoutent les collectifs structurellement minoritaires en lesquels se distribue géographiquement le peuple en exil. Quant à la « sécurité », pour les Juifs, elle n’est rien d’autre que la condition où cette violence tout à fait spécifique se voit neutralisée. Et si le mot pogrom s’est affranchi de son contexte juif, c’est qu’il est devenu une catégorie applicable à d’autres peuples dès lors qu’ils se voient placés dans des situations analogues.
C’est ce à quoi la création de l’État d’Israël après la Shoah a mis fin. Avec la Shoah, la violence anti-juive a franchi un nouveau seuil, puisque la persécution par le pogrom, depuis le centre allemand, s’exhaussa en politique d’extermination résolue et rationnellement mise en œuvre à l’échelle d’un continent et idéalement du globe. Né peu après la Shoah, l’État d’Israël devint le seul lieu, ce territoire unique au monde à se tenir, relativement à la sécurité au sens juif, en exception. Le paradoxe vaut d’être souligné : ce pays procure de la sécurité collective juive, quand bien même il fait baisser le niveau de sécurité individuelle objective. Situé dans un environnement hostile, fait de puissances qui veulent sa destruction ou au mieux se résignent bon gré mal gré à sa factualité, il remplit pourtant la fonction de sécurisation collective, quand bien même cet État soit, depuis sa naissance, régulièrement la cible d’offensives militaires, d’attentats et de bombardements qui forment la trame continue de l’existence de tous.
Mais précisément, l’expérience profonde des Juifs est qu’il y a davantage de sécurité au sens juif en Israël que dans le centre le plus tranquille et le moins marqué par l’antisémitisme de la diaspora. C’est là ce qui enclenche une représentation tacite que tout le monde partage. C’est ce qui fait de l’État d’Israël, ce centre juif dont le statut est unique parce qu’étatique, parce que sanc-tuarisé, pour tout Juif où qu’il vive. Il n’est nullement la métropole d’une formation satellitaire qui attirerait plus ou moins vers soi le flux des Juifs malencontreusement répartis à sa périphérie, comme le soutient quelquefois la doxa sioniste. Puisque tout juif peut toujours, à tout moment, venir s’y abriter s’il le veut, il se présente comme une saillance optionnelle. C’est ainsi qu’il se démarque, dans une constellation de centres juifs qui subsistent comme tels, et qui composent ensemble ce qu’on appelle – au sens juif, là encore – la diaspora. Au sens juif veut dire ici : non pas la simple factualité de la dissémination géographique, mais la conscience commune de partager une condition similaire, aussi hétérogène puisse-t-elle être selon les époques et les lieux. Cette condition est lestée de la crainte de la violence et de l’espoir d’une libération future, quel que soit le sens très variable investi dans cet idéal.
La polarité Israël-diaspora est effectivement celle-ci : l’État d’Israël est le pays des Juifs, qui représente leurs intérêts vitaux, ou plutôt existentiels sur le plan international. Cette formule, nouvelle, tient au fait que la Shoah eut lieu. La Shoah bouleversa les coordonnées géopolitiques du monde juif parce qu’elle actualisa ce que la tradition juive elle-même excluait, à savoir leur ex-termination en chaque lieu où ils résident, à l’occasion d’un seul et gigantesque pogrom perpétré à l’échelle du globe. L’État d’Israël, entendu comme État pour les Juifs, surgit comme ce lieu du globe qui s’en excepte. Ainsi institué, il ne représente pas les Juifs. Il représente le droit à la sécurité au sens juif. Cette dernière se définit par le fait qu’elle exclut son principe même, le pogrom. Il s’ensuit que non seulement la polarité Israël-diaspora ne change rien au fait que les Juifs sont un peuple en exil, mais elle ne tire sa cohérence que du fait qu’il l’est et le demeure. Certes, la doxa sioniste put quelques fois proclamer que l’État d’Israël annonce la fin de l’exil, mais la situation nouvelle née de l’apparition de cet État le dément doublement. D’abord parce que la diaspora se maintient. Elle se maintient non pas en dépit de cet État, mais précisément parce qu’il vient lui assurer une sûreté qui lui a toujours fait défaut, rendue nécessaire à l’époque post-Shoah. Ensuite, parce que les citoyens juifs de cet État ne sont jamais parvenus à s’émanciper du collectif exilé avec lequel il continue de former un corps quasi-politique. Ensemble, ils se tiennent dans un rapport de dépendance asymétrique, sans que l’on sache précisément le qualifier. Dès lors que, ni de l’intérieur des centres diasporiques ni de l’intérieur du centre étatique lui-même, le schème de l’exil ne se trouve invalidé, cet État que les Juifs d’Europe se sont donnés demeure pris dans les rets de la constellation exilique.
Des Juifs ont longtemps œuvré à se libérer de la condition exilique. C’est tout le sens de la réforme du judaïsme en Europe qui aboutit aux synthèses, qu’elles soient judéo-allemande, judéo-française, ou judéo-américaine. Cette réforme supposait de nier que les Juifs furent un peuple, de produire des citoyens de confession juive, de rayer l’espoir d’un retour à Jérusalem de la liturgie pour penser leur libération émancipatrice dans les États-nations. Ces expériences n’effacèrent jamais définitivement leur agitation anxieuse, dès lors que le déficit de sûreté au sens juif demeura lancinant.
L’État-nation à l’intérieur duquel s’épanouis-sait la réforme du judaïsme avait ceci de particulier au regard de l’histoire juive : avec le principe de la souveraineté populaire, l’État moderne se mua en État pour les Juifs aussi, dès lors qu’ils étaient une partie intégrée au peuple. Dans ce contexte moderne, le sens profond du sionisme se détermina : dès lors qu’aux ratés de l’émancipation s’ajouta leur insécurité, de nouvelles voix cherchèrent à se frayer, capables d’offrir une alternative moderne aux Juifs d’Europe. Parmi ces voies, seul le sionisme livra finalement un produit durable nommé État d’Israël. Il signalait non pas la fin de la condition exilique, mais sa profonde modification, dès lors qu’en un lieu la sûreté y était désormais pleinement assu-rée. Tel était le sens que Herzl donna à son Judenstaat : un État pour les Juifs, qui leur soit spécialement dédié, conçu comme un abri, non pas circonstanciel, mais durable. Cette fonction fut actée par la mal-nommée « loi du retour » qui est la loi politique par excellence de l’État d’Israël.
Dans cette mesure, le centre israélien reste lui-même un centre exilique. Mais il n’est pas un centre diasporique. Il s’excepte de cette qualification par un caractère et un seul : il affirme que ne pas être restauré dans la sou-veraineté pleine et entière en ressuscitant le Royaume de David – ce qui équivaudrait à la restauration messianique – n’implique pas que l’on soit toujours exposé au pogrom. Il naît du refus sioniste de mettre l’existence du peuple exclusivement entre les mains de Dieu, tout comme du refus de la remettre exclusivement entre celles des rois étrangers, y compris lorsqu’ils se sont mués en gouvernements d’États-nations dont les Juifs sont devenus citoyens. La rupture avec la tradition n’est ici qu’apparente, si l’on considère qu’à Dieu tout-puissant et aux rois versatiles à qui la sécurité des Juifs est confiée à un État prend le relai dès lors que la protection du peuple s’est avérée défaillante.
S’ajoute donc ici un artifice humain nécessaire, l’État juif, qu’on doit qualifier à ce titre d’État de l’exil (1). En tant qu’État, il a des propriétés qui le distinguent des autres formations étatiques, parce qu’il porte la marque de la garantie fondamentale d’assurer la sécurité au sens juif. En l’occurrence cela signifie de maintenir une majorité juive en son sein, – sans quoi le pogrom ne pourrait pas être effectivement neutralisé –, alors même que les Juifs ne cessent pas de se vivre comme le peuple structurellement minoritaire. Il s’ensuit que le sens juif de la sécurité vaut pour tous les citoyens de cet État, qu’ils soient juifs ou pas. Ce faisant, cet État abrite effectivement les Juifs qui en sont citoyens et virtuellement tout Juif de par le monde. Et, répétons-le, si le pogrom est le nom propre de la souffrance juive, c’est en tant que révélateur de l’exposition à la violence de l’être minoritaire en tant que tel, structurel pour les Juifs et conjoncturel pour d’autres, notamment pour les Palestiniens en Israël même. Pour le dire autrement : le pogrom désigne la souffrance juive, sans que pour autant sa neutralisation soit un privilège accordé aux Juifs. Mais c’est seulement à travers l’élucidation de son sens juif que l’on perçoit à quoi est exposée potentiellement toute minorité, dans sa relation à des groupes sociaux qui peuvent toujours la menacer, ou à des pouvoirs majoritaires qui peuvent toujours la persécuter.
Les coordonnées du monde juif qui vacillent actuellement sont alors celles-ci. Elles résultent de la politique moderne érigée sur un socle théologico-politique juif, dont la pierre angulaire est la galout (2). Politique qui est exactement le contraire d’une théologie politique restaurée telle qu’il arrive que la visent certains sionistes religieux. La polarité Israël-diaspora comprend un centre exilique de neutralisation du pogrom d’un côté, et des centres diasporiques du pogrom potentiel de l’autre. L’expérience juive mondiale s’est réagencée et a trouvé sa stabilisation relative après la Shoah à l’aide de cette polarité. À l’ère post-Shoah la défiance des Juifs à l’égard de l’État en Europe a été compensée par l’existence d’un centre étatique juif. Cet équilibre homéostatique, où la protection des Juifs se distribue entre deux pôles, l’État-nation dont ils sont citoyens et l’État-refuge, est caractéristique du nouvel équilibre acquis dans l’après-guerre.
Or c’est très exactement cela qui a éprouvé sa limite le 7 octobre 2023. L’État d’Israël a failli, exactement sur sa pierre angulaire. La barrière du refuge a cédé, au propre et au figuré. Et c’est le fond diasporique de l’être juif sur lequel il se tient qui s’est dévoilé, au lieu même – au seul lieu du monde – où il avait été mis en suspens. Ce fond diasporique, inéliminable, avec l’expérience de la persécution maximale qui l’accompagne, remonte soudain à la surface. Aussi, le 7 oc-tobre n’est pas éprouvé dans le monde juif comme une rémanence du pogrom. Il n’est pas la dernière occurrence du pogrom, mais le premier pogrom post-Shoah : un massacre qui s’inscrit dans l’horizon de la destruction complète des Juifs ouvert par la Shoah. Et il s’est déroulé dans les frontières du centre étatique qui l’excluait conceptuellement et empiriquement.
Ce qui s’est produit en un seul jour peut alors s’exprimer ainsi. Le monde s’est réunifié et homogénéisé pour les Juifs. Le centre israélien a rejoint les centres diasporiques. L’écart entre centre exilique et centre diasporique qu’il était parvenu à introduire dans la conscience juive s’est brutalement refermé. La vulnérabilité du centre étatique a fait vaciller le fragile équilibre que sa naissance avait produit pour l’ensemble de la configuration. Et mécaniquement, l’épreuve de l’unité dans la souffrance la plus grande – la Shoah – a été irrémédiablement réactivée dans toutes les expériences juives, auxquelles s’ajoutent celles des non-Juifs qui ont conservé dans leur esprit ce que la rupture de la Shoah a représenté dans l’histoire mondiale. Car on a vu resurgir la vocation exterminatrice du pogrom, comme une strate persistante, jamais éliminée, de la vie juive dans toute son amplitude, là même où sa neutralisation était déposée. Dès lors, l’exil a retrouvé son uniformité dans la possible mort des Juifs, partout, où que ce soit.
« Partout »… la proposition, de 1948 à 2023, avait été démentie. L’État pour les Juifs, celui qui « combat pour lui », en l’occurrence pour le peuple et non pas pour Dieu, celui qui se substitue à la faillite des « Rois étrangers », voilà ce qui a vacillé sous nos yeux. Les appels au secours venus des localités prises d’assaut ont fait raisonner la détresse juive, en son lieu le plus improbable. Dans le sentiment tragique d’abandon pendant les heures interminables du massacre, c’est l’esseulement typiquement juif qui a résonné en nous. Après le 7 octobre, la proposition est redevenue vraie : la condition juive s’est uniformisée, la sûreté fait défaut, partout, y compris dans le centre étatique dont la capacité de remplir sa fonction a été tragiquement infirmée. Les Juifs, certes, n’ont jamais quitté la galout en se donnant un État ; mais avec la polarité moderniste du sionisme réalisé, ils étaient parvenus à l’altérer. C’est cette altération qui a cédé. Des Juifs ont été exterminés en Israël. Quant aux nouvelles coordonnées qui en découlent pour l’existence juive d’aujourd’hui et de demain, il nous reste à les détecter. Et surtout, après ce désastre, à les reconstruire pour que le monde redevienne vivable pour les Juifs.
Bruno Karsenti et Danny Trom
Notes :
[1] Danny Trom, L’État de l’exil – Israël, les Juifs, l’Europe, Éditions PUF, 2023
[2] Bruno Karsenti, La Place de Dieu – Religion et politique chez les modernes, Éditions Fayard, 2023
Biographies :
Bruno Karsenti est philosophe, Directeur d’étude à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Son dernier livre paru : La place de Dieu – Religion et politique chez les modernes, Fayard, 2023.
Danny Trom est sociologue, Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Son dernier livre paru : L’État de l’exil – Israël, les Juifs, l’Europe, Éditions PUF, 2023.
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