À l’été 1940, l’historien Marc Bloch rédige une implacable analyse militaire, politique et morale de la déroute française, « L’étrange défaite ». Il nous adressait alors ces mots qui résonnent particulièrement pour moi aujourd’hui :
« Le passé a beau ne pas commander le présent tout entier, sans lui le présent demeure inintelligible ».
Ce matin, je veux appeler l’Histoire, pour repousser l’ombre froide de l’oubli et de l’ignorance. Je veux appeler l’Histoire, pour éclairer notre présent et notre avenir.
Ensemble ce matin, rappelons le sort des 13 152 Juifs raflés avec le concours de la police française les 16 et 17 juillet 1942 et souvenons-nous des 4 115 enfants juifs déportés et assassinés à Auschwitz-Birkenau. Leurs vies fauchées, leurs insondables souffrances, obligent chacun de nous à mesurer la part irréductible d’obscurité logée au cœur-même de l’humanité.
Nous le savons, faire toute la lumière sur cette part d’ombre de l’Histoire de France n’avait rien d’évident. Établir la vérité de l’Histoire fut une rude bataille. Lui faire une place dans la Mémoire nationale, un long combat.
Certains ont voulu un temps mettre en rivalité symbolique la Mémoire de la Résistance et celle de la déportation des Juifs. Pour les Juifs, il n’y a jamais eu de concurrence mémorielle : être juif sous l’Occupation, c’était déjà par nature, résister. Les Juifs étaient en quelque sorte condamnés à la résistance.
80 ans après la création du Conseil National de la Résistance, rendons hommage à ces hommes et ces femmes, quels que soient les obédiences et les réseaux, qui se sont engagés au péril de leur vie. Nous devons aux membres de cette armée des ombres notre liberté d’aujourd’hui.
Comment ainsi ne pas évoquer ici la figure tutélaire de Jean Moulin, chef du CNR, torturé et assassiné le 8 juillet 1943 ? Ou Missak Manouchian, l’orphelin arménien qui rejoindra bientôt le Panthéon, et symboliquement avec lui tous les étrangers qui ont épousé ce combat ?
Cette Résistance fut aussi l’œuvre de nombreux Juifs. Juifs dans la Résistance ou membre de la Résistance juive, engagés pour survivre, pour permettre à d’autres de survivre, et pour libérer la France. Jacques Lazarus, cadre du mouvement de résistance « l’Armée juive » l’expliqua plus tard : « Traqués en tant que Juifs, nous voulions montrer à l’ennemi que c’était aussi en tant que Juifs que nous combattions ».
C’est leurs visages que je vois ce matin. D’Adolfo Kaminsky, le maître des faux papiers, à Roger Fichtenberg, membre du réseau des Éclaireurs Israélites, la Sixième, et de l’État major des FFI. De Marcel Rayman, qui figure sur la fameuse Affiche Rouge aux côtés de Manouchian, à Georges Loinger, que tant d’entre nous ont connu.
Je ne sais pas si Georges Loinger avait une prédilection pour le football mais il aimait raconter un des stratagèmes qu’il avait imaginés pour sauver des enfants : il les emmenait jouer des matchs de foot à Annemasse, au plus près de la frontière suisse. Et comme par hasard, un tir trop appuyé envoyait le ballon de l’autre côté de la frontière. Les enfants qui allaient alors le chercher se gardaient bien de le rapporter et poursuivaient leur route sur ce territoire neutre qui leur garantissait la vie sauve. 350 enfants ont survécu grâce à l’audace de Georges Loinger.
Cette résistance, on le rappelle trop peu, fut aussi l’œuvre de femmes. Je veux saluer le courage de Dora Amelan qui convoya elle aussi des enfants jusqu’à la frontière suisse.
De Fanny Loinger, qui parcourut le sud de la France à la recherche de cachettes pour les enfants. Elle en sauva 450.
Je pense aussi à Marianne Cohn, arrêtée avec un groupe de 28 enfants qu’elle s’apprêtait à faire passer en Suisse, avant d’être torturée et assassinée par la Gestapo.
Ou à Rachel Cheigam qui a codirigé l’Armée juive à Paris, a été agent de liaison des FFI et participé à la libération de la ville. Par leurs actions, elles ont aussi ouvert la voie à un autre combat, celui qui s’est imposé après-guerre pour plus d’égalité entre les hommes et les femmes.
C’est dans le sillage de ces résistantes et résistants que le Crif a été fondé dans la clandestinité fin 1943. C’est cet esprit de résistance dont nous sommes tous les héritiers et qui anime les Français juifs jusqu’à aujourd’hui pour défendre la liberté et la vérité, pour combattre l’antisémitisme, le racisme et le totalitarisme.
Peut-être est-ce pour cela d’ailleurs que nous croyons qu’il n’est jamais vain, jamais inutile, de rappeler l’histoire et la filiation des institutions, des mouvements politiques et des idéologies. Il n’est jamais inutile selon nous de rappeler ainsi que le Rassemblement national, l’ex Front national, a été fondé par d’anciens collaborateurs, c’est-à-dire par des personnes qui préféraient Pétain à De Gaulle. Mener le combat contre le Rassemblement national, ne rien céder non plus face à ceux partis à la reconquête de l’honneur de Pétain, c’est rester fidèle à l’esprit de résistance de nos aînés.
Sur les 76 000 Juifs déportés depuis la France près de 4 000 sont revenus. Tous les rescapés l’ont rapporté : leur retour en France s’est très vite heurté à un mur de silence. À quoi bon parler si personne ne voulait les écouter ?
Jean-Paul Sartre, dans l’édition de 1954 de Réflexion sur la question juive, écrivait à propos de ce silence : « Croit-on que les Juifs ne se rendent pas compte de la situation ? Croit-on qu’ils ne comprennent pas les raisons de ce silence ? […] Ils ont donc effectué une rentrée clandestine et leur joie d’être libéré ne s’est pas fondue avec la joie de la Nation ».
Ainsi, après-guerre, il a fallu à nouveau résister. Cette fois contre un ennemi sans armes, sans uniformes : l’oubli. La tentation d’oublier par confort, ou par idéologie. Oublier l’Histoire, en instrumentaliser le message, en arrondir les angles.
Dès 1945, il a fallu mener bataille pour que le souvenir du Vél d’Hiv et de l’implication de la France dans la déportation des Juifs, résiste à l’effacement. Il a fallu les travaux patients d’infatigables et consciencieux historiens. Et puis, il a fallu convaincre de la nécessité de la Mémoire, des Français tentés par la fausse tranquillité de l’oubli.
Cinquante années de résistance ont fini par avoir raison des lâchetés et des obscurs calculs : en 1995, la France a reconnu cette part de son histoire. L’adoption jeudi à l’unanimité d’une loi facilitant les restitutions d’œuvres d’art spoliées est la preuve la plus récente de cette prise de conscience.
Mais notre travail à nous, présents ce matin, n’est pas terminé. Désormais, la Mémoire est une ligne de résistance.
Chacun peut le constater : la vague monte, ou plutôt remonte, en particulier en Europe. Alors que se tiendront l’an prochain les élections européennes, je veux souligner la centralité de la Mémoire de la Shoah dans la construction de l’Europe. Simone Veil l’avait rappelé : « La Shoah ne se résume pas à Auschwitz : elle a couvert de sang tout le continent européen ».
En 2004, devant le Bundestag, elle avait exprimé son désarroi face aux nouveaux visages de l’antisémitisme en Europe :
« Quand on retourne la mémoire de la Shoah contre les Juifs, en osant des comparaisons indécentes entre camps d’extermination et camps de réfugiés, quand on banalise le génocide juif par toutes sortes d’amalgames ou qu’on exploite les clichés de la propagande antisémite au service du combat antisioniste, l’Europe a le devoir d’arrêter ces dévoiements ».
Car si l’antisémitisme existe partout dans le monde, c’est en Europe qu’il a été porté à son paroxysme. J’invite aujourd’hui solennellement les candidats aux élections européennes à regarder avec courage et lucidité la résurgence de l’antisémitisme, sous toutes ses formes, qu’elles soient islamiste, complotiste, antisioniste, négationniste, d’extrême gauche ou d’extrême droite…
J’invite aussi l’Europe à agir face à l’instrumentalisation de la Mémoire par certains gouvernements populistes en Europe de l’est. La Mémoire ne tolère ni distorsion, ni récupération. Face aux menaces qui pèsent en Pologne sur la liberté de la recherche académique, l’Europe doit soutenir fermement les historiens qui se battent pour la vérité scientifique.
Mesdames, messieurs,
Résister aujourd’hui, c’est aussi combattre un ennemi silencieux, insidieux : le défaitisme. J’entends ici et là monter la petite musique du fatalisme et de la banalisation, celle qui laisse penser que la bataille serait perdue avant même d’avoir été menée. Que l’accession au pouvoir de l’extrême droite serait inexorable.
Face à cette nouvelle « Étrange défaite » qui s’annonce, relisons Marc Bloch. Regardons nos défaillances collectives. La division prospère partout, notamment dans le camp républicain. Quand l’essentiel est en jeu, ce qui rassemble les républicains doit primer sur ce qui les divise. Le narcissisme des petites différences doit s’effacer devant des enjeux existentiels pour nous tous.
Disons-le aussi, simplement : face à l’extrême droite, les porte-voix de La France Insoumise font bien plus partie du problème que de la solution. En choisissant le clientélisme plutôt que l’universalisme, en s’égarant dans la complaisance avec l’islamisme, avec Poutine ou les partisans des appels aux émeutes, ils sèment une confusion idéologique, meilleur allié de l’extrême-droite.
En qualifiant de « déportation » l’expulsion d’Israël vers la France d’un ancien terroriste du FPLP, ils offensent à la fois la vérité, la Mémoire et la morale.
Au fond, en se nommant Insoumis, ils prétendent incarner une forme de résistance : mais de quelle résistance parle-t-on lorsque les Insoumis sont incapables de s’affranchir des ordres de leur chef quand il se compromet loin du pacte républicain ? De quelle résistance parle-t-on lorsqu’on est prêts à sacrifier la République sur l’autel du communautarisme ?
Mesdames, messieurs,
Face à la menace qui gronde pour 2027, les responsables politiques, du Président de la République aux élus locaux, doivent être les garants du combat moral contre l’extrême-droite. Mais les élus ne réussiront pas seuls ; médias, syndicats, acteurs associatifs doivent tous aussi avoir le courage de cette clarté idéologique, de cette résistance contemporaine.
Nous sommes ensemble héritiers de l’Histoire, de toute l’Histoire. De celle du Vél d’Hiv, de la Résistance, mais aussi celle de la collaboration. Du gouffre vertigineux de la Shoah, de la honte de Vichy comme de l’honneur des Justes et des résistants. Cet héritage est pour chacun une responsabilité au présent.
Depuis son maquis des Basses-Alpes, René Char écrivait : « Résistance, n’est qu’espérance ». Chers amis, parce que toujours, nous continuerons de résister, toujours, nous continuerons d’espérer.
Yonathan Arfi, Président du Crif