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Le 19 décembre 2024, à Lyon
« Madame la Présidente,
Nous sommes très honorés de vous accueillir aujourd’hui dans la métropole de Lyon pour le traditionnel dîner républicain annuel du Crif Auvergne-Rhône-Alpes (ARA), avec lequel nous renouons enfin, et dont nous devons l’heureuse initiative lyonnaise, il y a 25 ans, à mon prédécesseur, confrère et ami Alain Jakubowicz.
Madame la Présidente, vous êtes la première invitée du Crif Auvergne Rhône-Alpes ce, depuis mon élection.
Et, vous saurez pardonner mon insistance récurrente tant je voulais que pour ce premier dîner, l’invitée soit une femme et mieux ! exclusivement vous !
Mon entêtement était motivé, certes par votre accession au Perchoir, par deux fois consécutives, mais aussi parce que vous avez une qualité qui me touche, à savoir, que vous êtes avocate, par surcroit, avocate pénaliste, ayant collaboré au cabinet de notre éminent confrère et ami, le très regretté, Hervé Temime.
Avocat, on le demeure toujours, car, comme Voltaire se plaisait à le décrire : c’est « le plus bel état du monde ».
Aussi, Madame la Présidente, nous vous remercions d’avoir répondu favorablement à notre invitation, en « volant » à votre agenda, que nous savons particulièrement chargé, ce moment de convivialité républicaine, en dépit du contexte politique qui vous monopolise sans discontinuité.
Le Crif est né ici, à Lyon, dans la clandestinité d’une France ravagée par les persécutions et les rafles, dans les cafés de Lyon, de Villeurbanne, de Vaulx-en-Velin, dans des conciliabules d’appartements, chez Léon Meiss, Haut magistrat qui l’a fondé, chez le grand Rabbin Jacob Kaplan, chez le regretté Léo Glaser qui finira sa vie abattu à Rillieux-la-Pape par les balles de la Milice de Paul Touvier, au petit matin du 29 juin 1944.
Nous sommes nés de cet invincible instinct de survie et de vie, de cette résilience irrévocable qui porte la communauté juive à travers les épreuves.
Cet héritage, nous le faisons vivre, 80 ans après, en représentant la communauté juive de France, dans sa diversité et dans sa pluralité ce, sous l’impulsion bénéfique du Crif National, dont je salue la présence de son président Yonathan Arfi et de son directeur exécutif Robert Ejnes.
À Lyon, comme ailleurs, nous portons auprès des pouvoirs publics nos préoccupations, nos inquiétudes, nos projets, mais aussi nos contestations, parfois sans concessions, pour faire vivre, dans la République notre identité et notre histoire.
Sur le territoire de la région Auvergne-Rhône-Alpes, nous sommes engagés, avec les membres du bureau du Crif ARA, avec nos associations cultuelles et culturelles, nos militants et même nos collectifs, pour transmettre la mémoire de la Shoah, pour lutter contre l’antisémitisme, pour défendre l’État d’Israël, et surtout, pour participer à la construction de l’édifice commun.
À Lyon, nous avons, Madame la Présidente, la mémoire des engagements de ceux qui vous ont précédé au perchoir.
Nous avons en mémoire la figure d’Edgar Faure, brandissant à Nuremberg le 5 février 1946, au nom du peuple français, le télégramme rendant compte du crime antisémite d’Izieu commis contre 44 enfants et sept de leurs protecteurs, tous juifs.
Nous avons ici en mémoire la figure Jacques Chaban-Delmas témoignant à la barre du procès Barbie en 1987 et inaugurant il y a 32 ans, avec Elie Wiesel et Mario Suarès, le Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation.
Vous le voyez, Madame la Présidente, les fonctions dans lesquelles nous nous trouvons aujourd’hui nous portent à la fidélité et à la conscience des valeurs de ceux qui nous ont précédés.
Ces fonctions nous obligent désormais au combat républicain en assumant d’affirmer les choses pour les générations présentes et à venir.
Ce combat commence par le constat commun d’une réalité qui nous afflige et qui nous révolte.
Cette réalité, il faut avoir le courage de la dire, en reprenant les mots de Jean Jaurès « ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe »...
Et, cette réalité : c’est le retour incandescent de l’antisémitisme.
Aujourd’hui, ce que nous voyons, c’est le retour démultiplié de la haine des juifs.
L’antisémitisme aujourd’hui, s’incarne dans les actes comme, malheureusement, dans les intentions, qui autorisent la banalisation et l’acceptabilité de la haine des Juifs.
En France, en un an, entre le 7-Octobre 2023 et le 7 octobre 2024, le nombre d’actes antisémites a augmenté de 192 %.
Alors que la communauté juive représente moins de 1 % de la population française, elle est frappée par 67 % des actes « racistes ou antireligieux ».
En une année, ils ont été multipliés par quatre.
Surtout, nous assistons à un ensauvagement de l’antisémitisme, avec une augmentation de 165 % des atteintes aux personnes,
Que ce soit, s’agissant du viol commis à Courbevoie par des adolescents à peine âgés de treize ans, d’une jeune fille de douze ans parce que juive ; ou à l’image de cette garde d’enfant qui, à Levallois-Perret, a versé de l’eau de Javel dans les boissons de la famille juive où elle travaillait.
Ou encore, cet agresseur qui, à Paris, a poignardé de six coups de couteaux son ami d’enfance juif, en l’invectivant d’injures antisémites...
À l’évidence, c’est l’antisionisme qui est devenu le principal véhicule de la détestation des Juifs en France.
Le philosophe Vladimir Jankelevitch rappelait à raison que : « l’antisionisme est une incroyable aubaine car... il donne la permission et même le droit d’être antisémite. »
Hélas, c’est au sein notre jeunesse que vivent le plus fortement, dans les esprits, les préjugés antisémites.
La dernière enquête réalisée par l’institut de sondage Ifop nous apprend que 42 % des Français interrogés de moins de 35 ans adhèrent à six préjugés antisémites ou plus, et 16 % d’entre eux, jugent que le départ des Français juifs pour aller vivre en Israël est une bonne chose pour la France !
Les réseaux sociaux répandent et consolident ce fléau.
Et, c’est à l’extrême gauche que sa prévalence est la plus marquée.
Cette situation a, Madame la Présidente, des conséquences directes et immédiates sur la vie des Français Juifs.
Aujourd’hui, nous observons avec désolation les dégâts de cet accablement et de ce malaise.
Un vieux dicton yiddish voulait, il y a bien longtemps, que les Juifs vivent heureux « comme Dieu en France ».
Je crains qu’aujourd’hui, nous ne soyons désormais « malheureux comme des Juifs en France ».
Nous voyons s’installer un sentiment de peur et de crainte dans la communauté juive.
Désormais les Juifs :
Pire, ils déménagent de leurs banlieues devenues invivables, avant de penser à quitter définitivement la France, leur pays de toujours.
Si la Marche contre l’antisémitisme et le racisme, dont vous avez pris l’initiative avec le Président du Sénat, Gérard Larcher, a été un moment d’unité et de sursaut national, je dois à la vérité de dire notre incompréhension totale, devant l’absence à cette manifestation d’un Président de la République refusant, au prix d’un affront indélébile, de s’unir au cortège formé par les Français.
Vous savez, Madame la Présidente, la communauté juive est solide et résiliente.
Nous avons tout subi, tout enduré, tout éprouvé, affrontant dans la dignité le réveil de la blessure antisémite.
Depuis l’année 2003, nous payons très cher le prix « du sang versé ».
Douze Français ont été assassinés. Douze Français juifs !
Et, à la liste de ces douze martyrs, parmi lesquels se trouvent les deux vieilles dames si tranquilles, qu’étaient Sarah Halimi et Mireille Knoll, j’ajouterai le nom de René Hadjadj, âgé de 90 ans, étranglé puis précipité dans le vide depuis le 17e étage de la tour où il résidait, dans le quartier de la Duchère à Lyon, par un homme renvoyé prochainement devant la cour d’assises du Rhône, pour le crime antisémite dont il est accusé.
Dès lors, nous nous serions attendus à tout éprouver, à tout subir, sauf le sentiment brutal d’anéantissement qui a surgi en ce shabbat noir du 7-Octobre 2023.
Ce jour-là, c’est une bombe à fragmentation qui a explosé au visage des Juifs, au visage d’Israël, au visage de l’Humanité tout entière.
Depuis cette date, le poison se répand lentement...
Sur le moment, sidérés par les scènes de meurtres de masse, de viols, de kibboutz défigurés par la mort et la destruction, nous n’avons pas immédiatement compris que pour les islamistes, le 7-Octobre n’était pas un aboutissement mais un commencement.
La bombe à fragmentation du 7-Octobre a d’abord frappé les rescapés de cette journée génocidaire, capturant 251 otages : des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, des nourrissons, devenus les boucliers vivants de cette journée de mort, déportés dans les tunnels de Gaza, sous les applaudissements invraisemblables, de la population palestinienne.
Aussi, nous demandons la libération sans conditions des 100 otages du 7-Octobre, avec une pensée particulière pour deux de nos compatriotes, qui souffrent, dans l’indifférence générale de la quasi-totalité des mairies de France qui arborent, contrairement au passé, des grilles désespérément vides, du témoignage de leur martyr en cours.
Nos deux compatriotes Ohad Yahalomi et Ofer Kalderon, voire Boualem Sansal, ne méritaient-ils par que leur soit remis, à eux aussi, la citoyenneté d’honneur de la ville de Lyon ?
Lyon exige des choix qui rassemblent, non qui divisent.
La bombe a également fissuré la communauté internationale, offrant le spectacle désolant de Nations désunies, surtout en Europe, paralysées devant un crime, le crime antisémite, qui pourtant, en 1945, avait résolu les peuples à empêcher le retour d’une telle abomination par la création de Nations, à l’époque, Unies.
La bombe a fait exploser partout, le mensonge et la calomnie.
Les tenants du boycott d’Israël, seul Etat démocratique au milieu d’un océan de tyrannies et de régimes autoritaires, sont bien taiseux quand il s’agit de boycotter l’Afghanistan qui emmure ses femmes, de boycotter la Turquie qui enferme ses opposants ; l’Iran qui pend et qui lapide ; la Syrie, « lestée » par les les crimes de Bachar al-Assad – et ceux, c’est à redouter, de son successeur islamiste – ou même de la Chine, où les musulmans sont soumis à la déportation et à la discrimination d’État.
La bombe a fait trembler dans le monde entier les murs des campus universitaires et des grandes écoles où ont opportunément fleuri des slogans antisionistes, peinant à masquer leur antisémitisme, prônant l’anéantissement d’Israël, « du fleuve à la mer », peu importe si les étudiants, mais pas seulement eux, scandant ces ignominies, vont jusqu’à ignorer de quelle mer et de quel fleuve il s’agit.
De Harvard à Sciences Po Paris, en passant par Cambridge et Berkeley, la communauté universitaire fermente une nouvelle trahison des élites, à l’instar de l’ancienne présidente de l’Université de Harvard qui ne considérait comme condamnables les appels au génocide des Juifs, uniquement en fonction du contexte.
À Lyon, Madame la Présidente, d’aucuns, ont prétendu récemment vous empêcher de parler dans l’enceinte de l’Université Jean Moulin et il aura fallu les forces de l’ordre, puis surtout votre détermination ainsi que celle du Président de cette université, pour ne pas donner raison aux nouveaux censeurs et autres commissaires politiques, qui veulent « invisibiliser » tout ce qui est juif.
Nos universitaires qui sont sans cesse confrontés à des manœuvres d’intimidation et à des tentatives de déstabilisation politisées, savamment orchestrées, sous couvert d’organisation de débats...
Les grandes écoles et les universités ne doivent pas devenir les « prochains territoires perdus de la République ».
La bombe a résonné jusque dans les rues d’Amsterdam, où il nous aura été donné de voir le spectacle avilissant d’une véritable « chasse aux juifs », sous les fenêtres depuis lesquelles Anne Frank guettait, dans la crainte, l’arrivée de ses bourreaux nazis.
Et même jusqu’à Londres, où le maire de cette ville a créé en mai dernier une ligne de bus spéciale, réservée aux Juifs inquiets pour leur sécurité.
Si le but poursuivi est bien compréhensible, il faut s’effrayer du retour de cette forme d’apartheid larvé et il n’y a que le pire à attendre des époques où l’on commence à proposer aux Juifs de leur réserver des autocars.
La bombe a même franchi les murs de nos stades, le match de football France-Israël étant joué dans des conditions ineptes, le nombre de policiers pour en assurer la sécurité ayant bien failli être supérieur au nombre de spectateurs présents dans les tribunes, d’un stade aux trois quarts inoccupé.
Avant, les antisémites remplissaient les stades, aujourd’hui ils les vident.
Et, la politique française n’a pas été épargnée.
Chacun garde en mémoire ces offrandes déposées aux pieds du déshonneur par des parlementaires d’extrême-gauche et leur gourou, applaudissant selon eux, je les cite, un « acte de libération », ou une « révolte contre le colonialisme », incapables de prononcer le mot antisémitisme, incapables de prononcer le mot terrorisme, si ce n’est pour demander l’abrogation de son apologie.
La bombe a même permis, par un effet d’aubaine dont nous ne sommes pas dupes, de cacher sous « les décombres » les fondements antisémites d’une extrême-droite, surprise elle-même de pouvoir dissimuler aussi facilement ce fardeau, découvrant, bien qu’elle s’en défende, qu’il y avait dans l’hémicycle, aussi antisémite qu’elle.
Vous comprendrez, Madame la Présidente, que dans ce contexte particulièrement difficile, tendu et à bien des égards désespérant, nous avons plus que jamais besoin de la République, de ses valeurs, de son message, de ses repères, qui ont toujours été, pour les Français juifs, des boussoles, y compris dans les périodes où la nuit antisémite tentait de nous accabler, y compris dans les périodes où la République elle-même gisait sous les ruines.
Notre appartenance est d’abord républicaine.
Notre date de naissance contemporaine a précédé de quelques mois celle de la République lorsque, le 27 septembre 1791, jour de notre émancipation, la France, certes, ne nous a rien donné comme Nation mais nous a tout donné comme individus et comme citoyens, pour reprendre la formule célèbre de Clermont Tonnerre.
Ce jour-là, les Juifs de France sont devenus des Français juifs, ouvrant la page fondatrice d’un peuple indivisible.
L’éthique républicaine, aujourd’hui, a besoin de combattants et en premier lieu parmi les représentants du peuple.
Il y a urgence à refaire de l’antisémitisme un critère de disqualification politique.
Aucune alliance avec des forces politiques notoirement antisémites ne doit pouvoir advenir pour former le gouvernement de la France.
Et toutes les justifications du monde, même électorales, ne sauraient valider au plan moral, des accords avec ceux qui ont applaudi et légitimé le 7-Octobre 2023, sauf à accepter l’idée, qu’en France, on préfère perdre son âme plutôt qu’une élection, ce contre quoi Michel Noir, malheureusement absent ce soir, nous a, de longue date, mis en garde.
Le message que je souhaite pour conclure mes propos, Madame la Présidente, est un message de résilience.
Devant tous les maux qui accablent, une fois encore, la communauté juive, je veux dire, haut et fort, que « nous vivrons » !
Nous vivrons parce que notre histoire nous oblige à ne rien céder et pour opposer un démenti formel et irréfragable à l’esprit de division qui affaiblit la République.
Nous vivrons car à l’obsession des Juifs, nous devons opposer l’obsession de la République, l’obsession de la France, l’obsession de la fraternité, l’obsession de l’État de droit.
Nous vivrons parce que la part juive de la France est indissociable d’un tout, parce qu’avec Albert Cohen nous sommes « des arbres de Judée dans la forêt de France ».
Vive le Crif !
Vive la République !
Et Vive la France ! »
Richard Zelmati, Président du Crif Auvergne-Rhône-Alpes