Les clés retrouvées, une enfance juive à Constantine, celle de l'historien Benjamin Stora

07 Avril 2015 | 1678 vue(s)
Catégorie(s) :
France

Pages

Compte-rendu d'un magnifique livre de Benjamin Stora qui raconte son enfance juive à Constantine.

 

Connaissez-vous cette expression ou cette phrase en arabe : « Bellehi goulili enti chkoun enti ? Chkoun enti ? » On peut la traduire par « S’il te plaît, dis-moi qui tu es ? Qui es-tu ? »…

Une simple question qui fait de nous des êtres humains, en conscience, de ce que nous sommes, mais ce que nous sommes n’est-il pas le fruit de tout ce qui fut, comme des touches à l’infini, construisant ainsi notre vie et nous reliant en mémoire à ce que nous fûmes et ce que nous sommes ? L’historien Benjamin Stora le sait mieux que quiconque et s’en ouvre à nous. Lui qui sonde et explore avec autant de talent et depuis tant d’années l’histoire de l’Algérie et de la guerre du même nom, dévastatrice et cruelle. Le voilà qui, presque étrangement, explore sa propre histoire et nous raconte son monde, son enfance juive dans la ville de Constantine, dans un ouvrage de 137 pages intitulé : « Les clés retrouvées » aux Editions Stock.

Mais, puisqu’il voulait raconter cette histoire d’enfance, comment découper et retracer cette histoire ? En suivant un ordre chronologique ? En évoquant la « grande » histoire de la guerre d’Algérie, moment où se déroule son enfance ? En associant librement des propos, sans tenir compte d’une cohérence linéaire ? Finalement, Benjamin Stora pioche, trie, coupe, redécoupe, assemble, et nous passons de l’insouciance, de la joie et de l’allégresse (l’enfance choyée), à l’exil. Cette année 1962, lorsque son univers bascule, avec la fin de la guerre d’Algérie et le départ définitif vers la France. Il avait douze ans, il lui faut quitter cette vie et cette ville. Benjamin Stora raconte : « Lorsque nous sommes partis de Constantine le matin du 16 juin 1962, ma mère a lavé consciencieusement tout notre petit appartement. Elle n’a pas versé de l’eau sur le palier, comme elle faisait traditionnellement au moment du départ d’un proche, qui revenait ensuite sur ses pas. » Parce qu’elle savait in fine qu’elle ne reviendrait pas. « Mon père a ensuite fermé lentement la porte avec les clés, et les a données à ma mère qui les a mises dans son sac à main. » Des clés que Benjamin Stora retrouve en 2000, après le décès de sa mère, au fond d’un tiroir de sa table de nuit.

Dans son prologue, l’historien nous rappelle que tout au long de son travail commencé dans les années 1970, il a peut-être cherché sans cesse inconsciemment, écrit-il, ces lambeaux de vie personnelle capables de renouveler aussi bien l’histoire événementielle que celle de la longue durée, mais aussi… la sienne de vie. Il fallut alors un ou deux déclics pour qu’il écrive alors ce livre. Il raconte qu’au cours d’un grand déménagement de son pavillon en 2013, il ouvrit une boite d’archives qui appartenait à son père, qu’il n’avait plus touché depuis son décès en 1985. Dans cette boite, son père y avait inscrit la mention « Souvenirs ». Là, Benjamin redécouvrit les lambeaux, les morceaux, les mots, les petites et grandes choses de toute une vie : des factures, des quittances, un vieux livre de la Haggadah, le livre de Pessah, la Pâque juive et des documents de guerre 39-40, ainsi qu’une lettre de son grand-père demandant que sa nationalité française soit préservée, après l’abrogation du décret Crémieux, en octobre 1940. Benjamin Stora, raconte alors l’épreuve de Vichy ou comment avec cette abrogation, les juifs n’étaient plus citoyens français. Comment, ils se retrouvèrent alors en situation d’indigénat, privés des droits du citoyen, jusqu’en 1943. Par simple décret, la France pouvait retirer ce qu’elle avait donné. Plus rien par la suite ne sera comme avant, écrit Stora…

De cette boite redécouverte par son fils en 2013, son père justement n’avait pu se résoudre à jeter les papiers et photos à la poubelle. Peut-on ainsi jeter dans une poubelle, toute une vie ? A sa lecture, Benjamin Stora dit y avoir été bouleversé. On le croit et en lisant ces quelques lignes, on regarde plus attentivement la photographie de couverture de ce livre : un enfant (benjamin), qui sourit, son visage est rayonnant, et est appuyé sur celui de son père. Lui (le père) tente de sourire, mais le peut-il encore ? Car, tout au long du livre, nous voyons se développer la terrible guerre d’Algérie. La guerre qui dès le 1er novembre 1954 va bouleverser leur monde, définitivement.

En 1954, les familles Zaoui / Stora n’avaient pas véritablement conscience des périls. Pour eux, la France était encore là pour longtemps et il semblait impensable de quitter cette ville où elles étaient présentes depuis des siècles. Mais, raconte Benjamin Stora, la guerre d’Algérie, va progressivement diviser toutes les communautés et aboutir au départ de la majorité des juifs et des Européens de la ville, au moment de l’indépendance, en 1962. Pourtant, jusqu’en 1961, la majorité des Juifs ne voulait pas partir. Mais, avec le temps (les barbelés, les barrages, les chicanes, les actes de violence contre les Juifs, la hantise des attentats et des agressions), ils se résolurent et s’exilèrent vers cette France qu’ils aimaient tant, qu’ils respectaient tant, parce qu’en sortant au 19ème siècle de leur statut de dhimmis, mélange juridique de protection et de soumission en terre d’Islam pour les « gens du Livre », ils avaient goûté à l’égalité citoyenne promise par la République. Ils s’étaient alors dévoués à elle, à cette France, de l’autre côté de la mer, qu’ils ne connaissaient pourtant pas.

Dans ce livre, le père est la figure par excellence. Il est le guide, celui qui fut, celui qui est et qui sera à tout jamais, il apparaît constamment. Mais, Benjamin Stora n’oublie pas pour autant sa mère, ses grands-parents, sa sœur, ses oncles et tantes, les cousins et cousines, et toute la fratrie Stora (de filiation espagnole, andalouse) et son occidentalisation ancienne et de l’autre, du côté maternel, les Zaoui (en, continuité arabo-berbère), qui avait un côté très oriental, avec sa grand-mère Rina, vêtue à « l’indigène » et ne parlant pas un mot de français.  Nous les voyons ainsi évoluer, les uns avec les autres, qui en exil, se sépareront les uns des autres. Mais, au-delà de cette histoire familiale et son enfance juive, Benjamin Stora dissèque les rapports qui pouvaient exister (ou pas) entre les différentes communautés (juives, musulmanes, européennes), les incompréhensions, les doutes, les murs ou les partages heureux

Au final, c’est toute l’histoire de l’Algérie qui défile ainsi et sous notre lecture attentive. Une histoire complexe, cruelle et une mémoire qui sera forcément vive et douloureuse.

Marc Knobel