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Est-il seulement utile de rappeler cette évidence : Michaël Levinas, né en 1949, a grandi comme pianiste avec celui dont Victor Hugo pouvait dire: «Ce sourd entendait l’infini(1)», comme il a grandi avec Bach, Mozart, Debussy, Schubert Chopin et les grands Russes. Son premier professeur de piano dans la petite enfance, fut sa mère, Raïssa Lévy, qui avait épousé avant 1940 le jeune et prometteur philosophe, Emmanuel Levinas. Prometteuse elle aussi, ô combien !, dans le domaine musical, pianistique, Raïssa Lévy s’effaça ou se mit entre parenthèses par trois fois – à lire entre les lignes de son parcours – d’abord, pour son mari, ensuite, pour sauver sa fille et elle-même de la persécution nazie, dix ans plus tard enfin, au profit de son fils. Elle était dépositaire de l’école russe de piano, où excellèrent parmi d’autres virtuoses, depuis le XIXe siècle, un certain nombre de pianistes d’origine juive. Mais la musique est au-delà de ces catégories, non ? Raïssa avait eu pour maîtres à Vienne, Sirota et Isserlis. Michaël, lui, eut comme professeurs au Conservatoire national supérieur de musique, Vlado Perlemuter, Yvonne Lefébure, Yvonne Loriod. Puis il entra dans la classe de Composition d’Olivier Messiaen, vers qui Y. Loriod l’avait dirigé, sentant ses dons pour la composition. Il découvrit alors et commença à jouer non seulement Messiaen, mais aussi ses élèves Boulez et Stockhausen. Michaël Levinas croisa aussi très jeune Marguerite Long, qui l’avait encouragé à développer son talent au plus haut niveau.
Ces trente-deux Sonates sont l’un des sommets du génie beethovénien comme de la musique pour piano. En les écoutant sous les doigts de Levinas, comment ne pas rappeler la parole d’un critique musical inspiré au lendemain de la création de la Cinquième Symphonie, par Beethoven, au Theater an der Wien à Vienne, le 22 décembre 1808 : « Il y a en musique des génies qui précèdent le temps. » Ce critique s’appelait Amédée Wendt.
Il faut s’astreindre (si le mot, ici, convient) à écouter dans sa continuité cette somme pianistique, musicale, qui fait partie des chefs-d’œuvre absolus du piano, que l’on soit Français, Allemand, Brésilien, Coréen, Chinois, Australien, Egyptien ou Sénégalais. Beethoven a composé ses 32 Sonates entre 1794 et 1822.
Le jeu de Michaël Levinas est à la fois ample et précis, puissant et aérien, romantique quant il le faut et moderne. Ecoutons par exemple les Sonates 12 en la bémol majeur, « Marche funèbre », op. 26, la suivante, « Quasi une fantasia », puis la sonate n°14 en ut dièse mineur, « Clair de lune ». Ces trois sonates nous font passer du tragique de la Marcia funèbre (sulla morte d’un Eroe), qui évoque la Symphonie dite « Héroïque », n° 3, pour aboutir à cette musique qui nous ouvre l’infini de la tendresse humaine, l’infini du mystère de l’impondérable, de la douceur que seule la musique peut incarner avec ce degré de perfection, de sublime, je veux dire l’Adagio sostenuto qui ouvre la Sonate « Clair de lune », dédiée à la comtesse Giulietta Guicciandi, âgée de dix-sept ans, dont Beethoven fut sans nul doute épris.
On dit à juste titre, que Beethoven fut volcanique, impétueux, violent dans sa musique comme dans son rapport avec les êtres, qu’ils fussent princes ou laquais, et que sa musique témoigne de sa violence, disons de sa fougue, de sa révolte contre la condition humaine puis contre son infirmité terrifiante pour un compositeur, un pianiste, mais aussi chef d’orchestre qui dirigeait ses propres œuvres, et qui ne pouvait plus entendre ses musiciens ni lui-même ! Si cela est vrai, cela n’est qu’une partie de la vérité. La musique de Ludvig van Beethoven témoigne d’une infinie tendresse, cachée dans son âme déchirée, dans sa musique volcanique, qui dit, envers et contre tout, l’espoir, parfois aussi l’espérance, qu’il y a toujours au cœur de l’âme humaine.
Ces Sonates, écrites entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle – voici deux siècles –, font entendre une modernité intrépide jusqu’à la 32e, l’Opus 111, l’ultime, où l’on discerne nettement une partie de jazz avant le jazz – ou de swing. Beethoven révolutionne ici la gamme, son propre chromatisme. Il introduit dans sa partition une agogique, ou rupture de rythme, où le tempo se trouve radicalement bouleversé par les accents jazziques, qui sourdent dans sa tête alors qu’il composait l’œuvre, qui témoigne autant de son génie que de son don visionnaire.
Interprétées par Michaël Levinas, à la fois pianiste et compositeur de grand talent, qui peut nous faire penser à Jean Greich (1950-2000) mort si tôt, ces 32 Sonates de Beethoven (32… comme les 32 Variations en do mineur WoO 80 de 1806 !), sont certes « jouées », mais comment oublier qu’elles le sont justement par un compositeur et ce fait-là change le rapport que ce dernier a sans doute à la partition – fût-elle celle d’un titan, d’un démiurge ?
Si l’on dit que tout grand interprète, à chaque fois, renouvelle l’œuvre qu’il joue ou qu’il chante ou qu’il dirige, qu’il la ressuscite au sens le plus fort du vocable – combien davantage est-ce vrai d’un interprète qui se double d’un compositeur.
Cette somme consacre près de soixante ans de la carrière pianistique, musicale, de Michaël Levinas, qui sut lire une partition avant d’avoir appris à lire l’alphabet.
Le musicien qu’il est n’en finit pas d’ouvrir de nouvelles voies en composition, puisqu’il termine un opéra sur Le Petit Prince de Saint-Exupéry (commande conjointe des Opéras de Lausanne et de Lille), qui sera créé en 2015 dans cinq théâtres et opéras entre la Suisse, la Belgique et la France.
Livrer aujourd’hui ces Sonates, les moins connues comme les plus jouées, La Tempête, sonate n°17 en ré mineur op. 31 n°2 composée en 1802, La Pathétique (1798-1799), ou la sonate n°17 en mi bémol majeur, op. 31 n°3, composée aussi en 1802, pour M Levinas, c’est susciter, développer une simultanéité avec ses propres compositions – et nous faire témoins des unes et les autres, nous qui les écoutons. Qu’est-ce à dire ? Qu’à a nous dire ce rétrécissement du temps, cette condensation temporelle, si elles ont quelque enseignement ou tout simplement, quelque chose à nous dire qui serait pertinent ?
Cette question deviendra notre coda – comme une invitation à découvrir l’interprète altier de Beethoven, mais aussi le compositeur qui aime lier musique et littérature - comme en témoignent notamment ses opéras La Métamorphose ou Go-gol.
Toute une tradition. Toute une mémoire…
Note :
1. In William Shakespeare, [Beethoven], Nouvelle Bibliothèque romantique, Flammarion, 1973, p. 479.