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Publié le 22 Mars 2019

Revue annuelle du Crif 2019 - Le dernier homme, par Daniella Pinkstein

Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs et intellectuels sur les nouvelles formes d’antisémitisme, l’antisionisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, les risques et enjeux géopolitiques et le terrorisme, notamment. Chaque vendredi, une contribution rédactionnelle publiée dans la Revue annuelle 2019 du Crif vous sera proposée. Bonne lecture !

Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs et intellectuels sur les nouvelles formes d’antisémitisme, l’antisionisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, les risques et enjeux géopolitiques et le terrorisme, notamment.

Le Crif organise régulièrement des déjeuners avec des intellectuels et/ou des formations internes et externes sur ces sujets. Le Crif participe également à des colloques, en partenariat avec des institutions et des intellectuels de premier plan, Par ailleurs, des intellectuels prestigieux sont invités par l’association des amis du Crif.

L’institution produit également des documents dans le cadre de sa newsletter, de la revue Les Études du Crif, sur son site internet et sur les réseaux sociaux, en publiant régulièrement les analyses et les points de vue d’intellectuels. Des entretiens sont publiés également sur le site. Pour la collection des Études du Crif, plus de 130 intellectuels ont publié des textes.

C’est à cet effet, que nous avons demandé à plusieurs intellectuels de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle.

Si les textes publiés ici engagent la responsabilité de leurs auteurs, ils permettent de débattre et de comprendre de phénomènes complexes (laïcité, mémoire, antisémitisme et racisme, identité…).

A cet effet, nous republierons tous les vendredis et pendant quelques semaines, une contribution publiée dans la Revue annuelle 2019, du Crif.

Le Crif remercie les contributeurs de cette revue d’enrichir ainsi notre réflexion.

Marc Knobel, Directeur des Etudes au Crif

***

Le dernier homme, Daniella Pinkstein

A présent, la longue nuit s’approche

De notre porte,

Elle suspend son pas un court instant

Pour s’assurer que notre cœur est prêt

Toute littérature comme offrande, - en dernier recours ou en dernier cri -, est capable comme le signifiait Milan Kundera à propos des œuvres d’Hermann Broch, de revêtir la forme suprême de la connaissance du monde. Elle en est ses tourments, ses ambiguïtés, son questionnement. Tour de Babel vouée à l’homme et à son salut.

Paraboles, contes, fables, récits fragmentés ou fragmentaires, la littérature juive n’a craint ni l’énigme ni la multiplication des signes. Peut-être pour la raison que Claude Vigée aimait à évoquer : « dans ce lieu langagier instable, toujours en gestation, chaque lettre n’est pas simplement une référence au monde qu’il engendre : elle participe au contraire à la substance même de celui-ci ». Du Zohar aux linguistes, à Henri Meschonnic particulièrement, cette parabole du langage comme totalité, est autant l’espoir d’une réparation pérenne de l’histoire humaine, que l’avertissement de la simplicité de sa destruction.

Partagée, quelquefois écartelée, entre Athènes et Jérusalem, l’Europe dont le langage commença comme un dessin, l’alpha avec ses cornes de taureaux, a, contrairement aux autres civilisations, toujours développé une intuition eschatologique de son effondrement, comme sous le poids trop lourd de ses accomplissements et de ses paradoxes. Depuis ces trente dernières années, la conscience d’Auschwitz est devenue et continue en propagations virales à devenir - sous une lumière crue - son épitomé et - en ombre sauvage – l’appel jouissif à un irrésistible anéantissement.

Interrogé sur Al Jazeera, Zygmunt Bauman, à propos de la « La vie liquide » qui caractérise selon lui le monde occidental d’aujourd’hui, - et dont la fragmentation de l’économie, de l’être, du psychisme éclaté du monde de demain en sont, entre autres, les symptômes, - il ne lui a pas suffi d’expliquer sa théorie et l’effroi que soulève notre avenir immédiat, non, il fallut aussi prétendre répondre non pas à la question mais à l’affirmation qu’un génocide plus grave que celui subi par les juifs avait bien eu lieu … Les juifs comme liquidités premières ?

Le langage a t-il besoin à l’égard de l’Europe, et plus largement de l’Occident, d’invoquer Jérusalem pour se convaincre de son « inhumanité suicidaire » ? Son héritage hébraïque, son défi de l’humanité dialoguant avec le transcendant, sa notion inextricable des commandements moraux jusqu’à l’inscription de l’Histoire dans le cheminement de la pensée tendant vers un but, sont-ils à l’absolue extrémité d’un « Commencement », Béréshit, d’une maison commune, qui se plait tant aujourd’hui à incliner plutôt vers le Chaos ? Ce tohu-bohu d’où l’on ne distingue plus les sons des mots.

La déferlante sans contrôle d’écrits, discours, verbiages, opinions, lalomanie psychiatrique hors des sentiers de la raison, de la logique ou de la plus élémentaire grammaire, s’étend hors proportion. On « échange », on « communique », on se « smile », on se « like », les communiqués se font par « tweet », par « thread », les photos circulent « en rafale », les opinions « en décharge continue ».  Comme dans de la vase, plus on remue, plus on s’enfonce.

Et dans ce lit mortuaire, « juif » est le vocable le plus fédérateur d’inhumanité suicidaire !

Dans le court récit « A la nuit tombante » de Dovid Bergelson, nouvelle aussi prémonitoire que symboliquement remarquable, par la sensibilité à fleur de peau des références à la « marche de l’Histoire », le narrateur se prend à épier dans un train ce « juif de la nuit », celui qui ne dort pas, qui paraît même ne jamais dormir. Il l’entend psalmodier le récit de création du monde jusqu’à sa destruction, il l’écoute apostropher un jeune-homme fébrile dont le voyage est sans destination. Pendant qu’il répète un récit vieux de 2000 ans, Noé, présent dans le wagon, dans ce contre-jour de l’humanité, lui souffle « qu’un homme, pourtant, trouva grâce ». Et, le monde fut sauvé.

Noé ! Cet homme presque quelconque, à peine meilleur que ses contemporains, et dont les enfants, tous, - même le plus terrible, Ham -, légueront leur patronyme à la classification des langues du monde. 

Les auteurs juifs exhortent depuis des siècles à penser le langage qui sous-tend le monde et sa représentation selon une extra-ordinaire exploitation des signes, moyennant non leur figurative expatriation mais leur juste charge,- dette pourrait-on même ajouter. Prophètes infatigables, ils défendirent jusqu’au seuil de leur propre disparition leur inébranlable volonté à fusionner le psychique, le physique, le sacré, le biologique et le mot, - transmuant même les hurlements en création vivante, surpassant la rupture du lien de l’homme à l’homme. Y croyant encore….

Comme des somnambules, ils ont erré dans les nuits sans sommeil de l’Europe, des Y.L Peretz à Leib Rochman, ces centaines de géniaux prosateurs yiddish poursuivant le continent de son inénarrable héritage.

Devançant, presque par « essence », les courants littéraires, - les structuralismes, les anti ou les contre, la « grammaire fasciste », le dadaïsme, l’antiroman, le théâtre de l’absurde (…) -, leur vision du vide enchâssée dans une langue inassignable, polysémique, pouvait envisager le vertige sans la jouissance d’une chute collective ou d’une explosion jobarde de nihilisme –

Convoqué au Mont Carmel devant 440 prêtres Baal, le prophète Eli, à l’époque du Roi Achab demanda à son peuple : « Combien de temps clocherez-vous encore des deux pieds ? »

Songeaient-ils donc tous qu’ils pouvaient se tenir ainsi, indéfiniment, à la fois sur les bords de la lumière et ceux des ténèbres, un pied ici, l’autre là ? 

L’énigme de leur existence prouve, - à chaque désastre, à chaque irrémédiable bouleversement, que l’on ne saurait, d’Athènes à Jérusalem, opter conjointement pour l’un et pour l’autre, même en claudiquant. Un Amas de nuit totale, ou pas ?

 

Il nous reste urgemment à choisir vers quoi nous articulerons, demain, notre adage commun. Comme d’autres le firent avant nous, sans ciller, au corps défendant de ceux qui voudraient à nouveau que l’Alpha soit le commencement du néant…

 

LE DERNIER HOMME en hommage à ces « juifs qui ne dorment pas ».

Czernowitz 14 mai 1930

Jérusalem 14 mai 2018

 

Avoir plus de 80 ans dans un pays qui n'en a que 70, c'est être vieux, très vieux, comme des épis d'éternité jetés avec furie dans le vent. Chaque souvenir s'en revient lourd d'autres mondes mille fois révolus.

Mon père m'accompagnait dès l'aube à l'école. Nous partions presque dans la nuit, en chuchotant, sans faire de bruit pour ne pas réveiller ma mère qui souriait en rêvant. Nous la laissions à ses rires tandis que sans allumer une seule ampoule, nous déjeunions dans un silence complice.

Le Temple le plus proche de mon établissement parvenait chaque jour - in extremis - au dixième homme. Nous arrivions toujours en dernier, en tout cas me semblait-il à l'époque, car le sourire et le soulagement avec lesquels nous étions accueillis, conféraient à mon père une prestance dont aujourd'hui seulement je comprends qu'elle lui était indispensable. Dès la phrase pénultième de la prière du matin, mon père m'agrippait, me soulevant de terre, malgré la maladie qui gagnait déjà tous ses membres, et m'entraînait d'un pas véloce vers mon école, dont il s’enorgueillissait qu’elle avait été la première école primaire allemande ouverte aux juifs. Nous étions toujours horriblement en avance.

Mon père, sans doute parce qu'il savait qu'il lui en manquerait, avait sur le temps une maîtrise désinvolte. Ainsi, seuls entre terre et ciel, dans ce jour naissant, nous restions sous les arbres grandioses du parc face à mon école. Seuls face au monde. Transmettre l'indicible par la vie était la vocation de mon père. Sans hargne, sans ressentiment, sans rien oublier non plus.

Péniblement, il s'asseyait sous un arbre qui me paraissait gigantesque, incommensurable même ! Un sycomore, m’affirmait-il ! En hivers, il nous écrasait de sa puissance, de ses branches épurées et colossales, de sa stature hautaine. Mais, quand venait le printemps, soudain, il s'illuminait de cris, de pépiements, de jacasseries aigues, d'invraisemblables gazouillis. C'était un feu artifice d'étourneaux qui prenaient sous sa protection - tous en même temps - la parole. Mon père pliant avec douleur les genoux, soupirait, puis fermait les yeux. Sous ce sycomore, j'avais l'impression qu'il serait un jour le denier homme sur terre, statufié ici pour toujours.

Il me racontait qu'après la révolte de Bar Kokhba écrasée dans le sang par les Romains, les sycomores furent détruits par milliers. Et que ce dernier sous lequel nous nous trouvions, déguisé en platane, avait pu échapper au massacre. Il ne m'était pas venu à l'esprit qu'un arbre ne pouvait se défaire de son apparence avec tant de facilité et une telle conscience ! Au contraire, les dialogues qu'entamait mon père pour mimer les joutes infernales des étourneaux, me prouvaient dans ma tête enfantine, que ce sycomore, informé par les meilleurs esprits (et les plus rapides !), était capable des plus incroyables métamorphoses.

-"Non, mais j'ai jamais dit ça"

- "you said it !"

- "Efo hima shéli ?"

- "Passe-moi le sel !"

- "Y'a pas le sel sur un arbre, bêta !"

- "Qu'ils reculent et qu'ils soient rabaissés, ceux qui veulent me faire du mal"

- "Que ceux qui jubilent et disent, à mon propos : "Aha, Aha!" soient affligés, du fait de leurs humiliations

- "Fölötted egy almafa àga, szirmok hullnak a szàdra

-"Je ne suis ni prophète ni l'un de leurs disciples. "

- "Chut... On s'entend plus"!

- "Mais pourquoi tu veux le sel ?"

- "Baroukh ata..."

- "Les mêmes meubles, les mêmes parapluies, les mêmes Juifs râpés qui ont beaucoup servi retournent à la circulation du sang, des choses, du destin

Le plus souvent j'écoutais mon père qui, du son le plus aigu à celui le plus grave, traduisait les paroles éparpillées des oiseaux en un langage humain. De la même façon que l'arbre pouvait à son gré changer d'apparence, il ne faisait pas de doute que les étourneaux parlaient toutes les langues, - dont le hongrois que mes parents, pour sa poésie, murmuraient la nuit en secret.

Pilpoul d'âmes blessées et renaissantes sous les feuillages printaniers, comme si elles chutaient sur nous. J'exultais !

- "Eh, papa, mais là, les oiseaux, ils prient ou ils chantent ?"

Quel génial comédien, quel farceur, quelle imagination je me disais, ce père là. 

Fracassante, la cloche retentissait brusquement, nous avertissant de l'ouverture des portes de l'école - Comme une nuée noire effrayante, tous les étourneaux quittaient l'arbre. Ils tournaient quelques minutes dans des arabesques fantastiques autour de mon école, puis s'éloignaient dans un souffle unique. Et petits et grands rentrions, dos courbés, dans l'antre du savoir, nos cartables déjà éventrés par l'envie d'en finir au plus vite et de tout jeter à terre avec furie.

Des oiseaux par milliers, des enfants par centaines ont depuis traversé ce parc arboré, au cœur de ma ville, celle d’hier. Comme celle d’aujourd’hui d’or et de lumière, à l’orée du désert et où à chaque printemps les étourneaux accompagnent les prières. Des hommes, des femmes dans toutes les langues l'ont longé, parcouru, certains y courent, les oreilles emmitouflées dans un casque, les yeux baissés sur un téléphone ou un écran, englués dans l'instant vide.

Shikma, Sycomore, est de la même racine que Shikum, renouvellement, car il est le seul arbre à pouvoir rajeunir de sa propre sève.

Depuis la mort prématurée de mon père, lui qui avait tant lutté contre la passivité montante de son corps -  et de ce monde qu’à mon tour je ne reconnais plus -, je m'assois chaque premier jour de juin sous de larges bras feuillus. Les oiseaux me parlent avec la même joie et la même justesse de cette indicible unité pour laquelle, divers ou désunis, nous avons continué à chanter. Mais quand le silence règne sans partage, que leurs ailes ont fui l'orage, l'oubli et l'indifférence, l'arbre qui me domine renvoie soudain une ombre cruelle et familière.

Celle du dernier homme qui pleure sous un platane.

Cet article a été rédigé pour la revue annuelle 2019 du Crif.

Nous remercions son auteur.