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Jusqu’à aujourd’hui, les ongles de mes orteils me rappellent les paroles de ma mère.
Papa a coupé une pomme en deux, puis chaque moitié en deux, et chacun de nous en a mangé un quartier: Maman, Grand-mère Sophie, Papa et moi. Avant de me donner le mien, il a dit: « Mange toujours les pépins – c’est bon et nourrissant, et ça fait partie de la pomme. Un petit pépin a lui aussi de la valeur. » Je me rappelle chacun de ses mots.
Après, Maman m’a pris sur ses genoux, et m’a dit, d’un ton grave et solennel: « Sache que tu ne seras jamais seul. Tu auras toujours une ombre, une ombre personnelle. Chaque être a une ombre. Elle ne te quittera jamais. »
Ils m’ont tout pris: mes parents, ma famille, mon enfance, et mon espérance. Je ne suis jamais allé au jardin d’enfants, et j’ai dû attendre l’âge de douze ans pour entrer à l’école. Je n’avais pas compris, à l’époque, les paroles de mes parents, ces paroles qu’ils m’avaient dites en octobre 1940. Je n’ai jamais revu mon père.
Ma mère, je l’ai vue pour la dernière fois en ce jour de printemps 1941 où quelqu’un me fit sortir clandestinement du camp, puis s’est occupé de me cacher.
Jusqu’à aujourd’hui, les ongles de mes orteils me rappellent les paroles de ma mère.
Jusqu’à aujourd’hui, la lune unit mon regard à celui de mes parents.
Jusqu’à aujourd’hui, je mange la pomme tout entière, avec les pépins.
Mais mon ombre n’a pas toujours été à mes côtés.
Elle a disparu quand le ciel était de plomb.
Mon ombre à moi
Elle m’a abandonné la nuit. J’ai été si seul, tant d’années durant… Juste quand je la cherchais, en ces nuits mouillées de larmes, en ces interminables heures de désolation, en ces journées grises de menaces, dans ces forêts épaisses où nous nous cachions, mon ombre me délaissait.
Il y avait des jours où je me demandais si elle était vraiment mon ombre à moi. Je me demandais même si j’étais vivant ou mort. Et quelle était donc ma véritable identité ? Qui était cet être vivant sous un faux nom, en se cachant, petit garçon juif qui des heures ou des jours durant servait d’enfant de chœur au curé qui disait la messe à l’église ?
Quand mon ombre apparaissait, elle m’accompagnait et me rappelait qu’elle était tout ce qui me restait au monde. La chaude, douce et protectrice étreinte de ma mère, la main solide de mon père caressant ma petite main, les histoires que me racontait ma grand-mère, les câlins de Tante Erna, qui avait des cheveux d’or comme ma mère – tout cela, je l’avais perdu à jamais.
J’ai compris que mon ombre n’était qu’un prêt: elle était à moi, mais parfois se volatilisait. Elle était avec moi – mais parfois disparaissait. Elle ne revenait plus que pour s’éclipser à nouveau. La promesse de ma mère était tenue, mais seulement en partie: j’ai une ombre, mais quelquefois elle m’abandonne. En ces années de guerre, j’ai eu sept ans, puis huit, neuf, dix, onze ans, sans même une ombre sur qui pouvoir compter. Puis j’ai eu douze ans, et maintenant un demi-siècle a passé. Il m’a été beaucoup donné: j’ai eu une famille adoptive, j’ai fait des études, épousé une femme aimante, et nous avons quatre enfants merveilleux qui maintenant ont à leur tour de beaux enfants. J’ai un foyer, un métier, de bons amis.
Je me coupe les ongles des pieds avec lenteur, application et recueillement. La lune, je la contemple longuement, en tentant l’impossible: renouer le lien avec mes parents, morts depuis si longtemps. Les pommes, je les mange avec les pépins, et chacun des mots prononcés par mon père revient à ma mémoire.
Quand mes enfants étaient petits, je leur ai dit que chacun de nous a une ombre, et je l’ai répété à mes petits-enfants. Sans explication.
J’ai vu, avec amour et joie, s’écarquiller leurs yeux innocents. Ils ne pouvaient pas comprendre. Ils me regardent manger les pépins des pommes avec une curiosité amusée. Et ils se blottissent contre moi quand je regarde la lune, sans se douter de ce que je cherche.
Aucun d’eux ne sait que je poursuis une controverse muette, mais acharnée avec mon ombre. Elle était censée rester toujours avec moi, particulièrement en ces années là. Ma mère me l’avait promis. Et personne ne sait, non plus, qu’à la fin mon ombre me quittera pour toujours – de même que les mauvais et les beaux souvenirs.
Qui saura comment étaient les ongles des pieds du grand-père de mes enfants ?
Qui connaîtra la signification des pépins des pommes ?
Qui saura que la lune aura joué un rôle important dans la vie de cet homme étrange qui était moi ? Et nul ne se souviendra de mon ombre.
Ehud Loeb (traduit de l’hébreu par Lea Marcou).