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Publié le 10 Décembre 2002

Philippe Haddad, Rabbin : <i>« Nous avons récupéré des territoires de notre mémoire ancestrale, sans l’autorisation des Nations et cela est contraire à l’esprit biblique »…</i>

Question : Monsieur le Rabbin, vous vous trouviez dans la synagogue des Ulis ; au lendemain du Kippour 2000, lorsque la synagogue fut incendiée et victime d’un attentat. Qu’avez-vous ressenti, vous qui avez failli perdre la vie ?



Réponse : Je précise que cet attentat a été commis le surlendemain de Kippour de l’année 2000, autour de 21h00, alors que je travaillais dans une salle du bas de la synagogue-centre communautaire des Ulis. Les agresseurs ont tenté de briser la fenêtre du bas, mais n’ont pas réussi de suite, du fait que le verre était blindé. J’ai réussi à sortir par le haut, et j’ai pu prévenir la police, qui est arrivée très vite. Ils étaient sur les dents en cette période. Quand je suis retourné sur les lieux, tout le bas de la synagogue était en feu (mais non la synagogue). Finalement, ces voyous avaient percé le verre et jeté quelques cocktails Molotov. La venue de la police les a fait fuir. Ils ont laissé sur place une caisse avec d’autres cocktails. Vous me demandez ce que j’ai ressenti ? De la peur, la plus basique qui soit. J’en ai même fait des cauchemars. Mais je rends grâce au Ciel d’être vivant. L’un des pompiers m’a affirmé que j’avais eu de la chance, si par exemple je m’étais assoupi sur ma table de travail, j’aurais été asphyxié.

Question : Vous avez eu l’occasion d’assister à la conférence internationale qui fut organisée à Durban, en Afrique du Sud. Lors de cette conférence, Israël fut violemment vilipendé et décrié. De quoi avez-vous été témoin ? Comment expliquez-vous ce déchaînement et cette haine ?

Réponse : J’ai en effet été contacté par Shimon Samuels du centre Simon Wiesenthal pour participer en tant que victime de l’antisémitisme à cette conférence internationale de Durban. Nous étions trois témoins-victimes, j’étais le seul européen, les deux autres étaient des Israéliens. Nous sommes restés trois jours, car lorsque la délégation américaine a décidé de quitter les lieux, les Israéliens ont fait de même. Je peux vous parler de l’atmosphère tendue de ces quelques journées. Israël était accusé par de nombreuses ONG et par des responsables du monde arabe de racisme et d’apartheid. Vous voyez l’impact en Afrique du Sud. Je pense que de nombreuses ONG ont été créées pour la circonstance afin d’accuser Israël. Vous savez ce n’est pas si difficile d’ouvrir une ONG, c’est une sorte de super-association loi 1901, surtout si vous voulez défendre des causes humanitaires, comme la cause des Palestiniens dans leur misère. Je me souviens d’avoir entendu un délégué (Syrie, Arabie Saoudite ?) qui affirmait que les soldats israéliens agissaient vis-à-vis des enfants palestiniens comme les Nazis vis-à-vis des enfants juifs. Le Shabbat qui précéda notre venue, des manifestants musulmans et pro-palestiniens avaient manifesté leur haine devant le centre communautaire juif de Durban.

Comment expliquer ce déferlement de haine ? Plusieurs raisons à mes yeux. Tout d’abord le conflit israélo-palestinien, qui traduit le conflit israélo-arabe, a atteint des formes paroxysmiques. Il y a de la désespérance dans ce conflit. La violence est proportionnelle à la désespérance, c’est une loi humaine. De plus, il y a une récupération religieuse d’un conflit politique, et ce religieux-là, cet islam-là, est terriblement passionnel. Il alimente les haines les plus abyssales. Etat d’Israël, Judaïsme, identité juive, communauté juive tout ça c’est « blanc bonnet, bonnet blanc ». Israël est l’ennemi d’Allah (Dieu en arabe). Mais je crois que derrière Israël, c’est l’Occident judéo-chrétien, l’Occident de Lumières, l’Occident démocratique, l’Occident scientifique, et même l’islam modéré qui sont visés. Je crois de ce point de vue au choc des civilisations dont a parlé Samuel Huntington.

J’ajoute que l’éducation dans le monde arabe vis-à-vis du judaïsme ressemble à ce que les chrétiens enseignaient au Moyen Âge. J’ai vu des copies de Manuels de l’Autorité palestinienne pour les écoliers. C’est l’horreur. Toutes les caricatures, tous les mensonges de l’Eglise de jadis, tous les poncifs sont repris. (C’est pourquoi le dialogue judéo-chrétien est important. Et je regrette que la majorité du monde juif religieux se désintéresse de ce défi. A mon sens c’est suicidaire.) Comment peut-on construire la paix, quand on distille la haine dès le plus jeune âge ? Cela fait une génération, voire deux, perdues.

Il y a quelques semaines, lors d’une conférence, un étudiant syrien s’est levé et m’a demandé d’un ton naïf : « Est-ce vrai que le Dieu des juifs, c’est l’argent ? Est-ce vrai que les juifs fabriquent des matsoth avec le sang des enfants chrétiens ou palestiniens ? Est-ce vrai que les juifs se réunissent pour dominer le monde ? » La majorité des présents étaient des chrétiens. De nombreuses personnes furent choquées des propos de ce jeune homme qui assurait qu’il était venu pour savoir, parce que c’est cela qu’il avait appris à l’école.

Cette haine porte aussi des relents de rancœur des défaites militaires successives du monde arabe. Le monde arabo-musulman n’a jamais accepté ces échecs. Et nous, les juifs, nous sommes trop réjouis de nos victoires, nous n’avons pas eu l’humilité des vainqueurs. « Quand ton ennemi tombe, ne te réjouis pas » a dit Salomon. Tout c’est joué pendant la guerre des Six jours. Cette guerre de défense est devenue une guerre de défense-conquête. Même les juifs n’ont pas compris. Toute faute est une faute de précipitation. Je crois, avec le recul, qu’Israël, que le monde juif n’a pas su gérer sa victime. Le sionisme a peut-être été victime de lui-même. Il n’y a que les religieux « inspirés » qui ont dit : « C’est le doigt de Dieu. » Et Dieu nous rend notre héritage. Nous avons récupéré des territoires de notre mémoire ancestrale, sans l’autorisation des Nations et cela est contraire à l’esprit biblique. Jacob avant de partir avec ses biens demande l’autorisation à Laban, Moïse pour quitter l’Egypte demande l’autorisation à Pharaon. Laban et Pharaon étaient des « antisémites » avant l’heure. Mais les affaires des hommes doivent être réglées par les hommes, avec la bénédiction du Ciel. Et cette conquête des territoires à ajouter à la rancune, et cette occupation est devenue le levain de la haine, même de la part de l’Occident.

Depuis la mort des idéologies, l’Occident influencé par le christianisme, cherche des causes à défendre. Le colonialisme, c’était de l’apostolat laïc. L’Occident a défendu honnêtement la cause juive en 1948. La Shoah a été un grand choc pour la conscience occidentale et la conscience chrétienne. Après 1967, les choses sont devenues floues : qui est l’agresseur, qui est l’agressé ? Je crois que juifs et arabes, nous sommes à tour de rôle des Caïn et des Abel. Mais pour les médias, la nuance est trop fine. Les médias dans leur majorité fonctionnent en temps réel, en totalité. Le choc des photos, le poids des mots. Les médias doivent proposer de la certitude. Le journalisme aurait pu se présenter autrement, mais au fond comme le grand public veut des certitudes, plutôt que des analyses pointues, alors on simplifie : Israël est coupable ! Et puis, il y a les intérêts économiques avec les pays producteurs de pétrole. Ce conflit est un psychodrame à trois. Et comme on ne voit plus de solution alors on hait. Un chef d’entreprise me disait un jour : « On gère une entreprise comme on gère une famille ». J’ajouterai « on gère une collectivité, comme on gère une famille. » Quand dans une famille, dans un couple par exemple, il y a des non-dits, des regrets, des faux départs, et qu’on ne voit pas la solution, la haine surgit, la volonté de détruire, le désir de détruire, ce qui est pire, car le désir est plus difficile à contrôler que la volonté.

Enfin, je crois que la haine vient du désir du monde arabe, et des Palestiniens en particulier, de voir naître un Etat palestinien. Un Etat palestinien qui ressemblerait à un Etat juif. Le musulman qui ressemble le plus à l’Israélien, c’est le Palestinien. Mais un Etat palestinien, cela veut dire au plan international, la reconnaissance de l’Etat juif. Un Etat palestinien, cela voudrait dire aussi un enjeu démocratique. Il y a là quelque chose qui se joue dans la conscience arabo-musulmane qui est radicalement nouveau. Je ne suis pas psy, mais cela me fait penser à quelqu’un qui sait que la solution passe obligatoirement par A, mais qui s’obstine à refuser la solution. Le monde arabe sait que la solution c’est la paix, la reconnaissance de l’Autre, la reconnaissance du juif. Cela doit être invivable pour une conscience musulmane qui pense qu’un jour le monde entier sera musulman. Sur le plan psychique cela ne peut entraîner que la haine. Le monde arabe lutte d’abord avec lui-même, et dans cette logique, il lutte contre Israël. J’ai écris un livre de témoignage « Durban -Hourban » édité chez Safed. Je raconte sur plusieurs pages comment les choses se sont passées.

Question : Vous venez de participer à un ouvrage de qualité et qui mérite d’être remarqué : « L’Islam et le Judaïsme en dialogue ». Le rédacteur en chef de La Vie, Jean-Philippe Caudron pose une multitude de questions au théologien musulman Ghaleb Bencheikh. Vous le connaissez depuis longtemps ? L’estimez-vous ? Que comprenez-vous de lui ? Vous étiez prêt à un tel dialogue ? Ne ressentiez-vous pas quelques craintes ?

Réponse : J'ai rencontré Ghaleb dans le cadre de l'association "L'Ecole Laïque des Religions". Comme cela est mentionné dans notre ouvrage, cette association a été créée par Jacques Benoît, un industriel de l'agroalimentaire, qui voulait, par ce biais, faire connaître les religions pratiquées en France à un large public. C'est ainsi que j'ai rencontré des chrétiens, des bouddhistes, des chercheurs spirituels, des philosophes dont la rencontre a été très enrichissante.

Pour en revenir à Ghaleb, c'est un homme que je respecte pour sa probité morale et intellectuelle. Il est à mes yeux l'image du musulman authentique, fidèle à sa foi et respectueux de celle des autres. Il sait faire la part des choses entre les fondements de la religion et les aspects historiques, souvent critiquables (l'argument vaut pour le judaïsme et toute religion d'ailleurs). Il admet, par exemple, le principe de dhimmitude, mais il le resitue dans son contexte sociologique. J'ai l'impression que Ghaleb est un rescapé de Cordoue, une sorte de disciple d'Averroès. Il est curieux de tout, il possède une puissante culture, et c'est un homme de dialogue. Parfois, j'ai l'impression qu'il ne représente que lui-même. Mais j'espère qu'il fera des émules autour de lui. Il pourrait être à la tête d'un mouvement d'intellectuels arabo-musulmans. Sur lui pourrait s'appliquer cet adage talmudique : « Faites de nombreux disciples. »

En ce qui concerne le Proche-Orient, il défend le peuple palestinien comme il se doit, mais il reconnaît sans la moindre ambiguïté l'existence d'un Etat juif, et sait porter des critiques acerbes au fanatisme musulman qui dénature le vrai message coranique. Si le monde musulman produisait de tels personnages, la paix entre les deux peuples serait signée depuis longtemps. Quant aux craintes, elles sont pour moi inhérentes à la démarche inter religieuse. Cela est peut-être lié à mon caractère. Disons que pour moi, il s’agit d’aller jusqu’au bout de soi, sans tomber dans la haine de soi, la condescendance ou le syncrétisme. Le travail du dialogue est à mon sens un travail de funambule.

Question : Pourquoi ressentez-vous la nécessité de rencontrer l’autre, non Juif ?

Réponse : Sur le plan personnel, je suis attiré par celui qui est différent de moi. Le différend m’attire. Je suis un curieux viscéral. Sur le plan juif, je pense qu’il y a urgence à nous ouvrir aux non-juifs. L’option religieuse du judaïsme en exil a été le repli identitaire, le particularisme (il est vrai que les non-juifs n’ont pas arrangé les choses avec le ghetto). « Il faut protéger notre identité. » Voilà, cette formule explique tout, elle explique la méfiance en matière de conversion, le retour à une religion majoritairement verrouillée, coercitive, intolérante, ritualiste, qui a complément occulté le discours des Prophètes. Et qui n’est plus capable de se remettre en cause. Bien sûr, il y a des exceptions, mais ces exceptions sont obligées de sortir des cadres orthodoxes classiques, parce qu’ils ne trouvent pas leur place ou qu’ils sont suspectés de je ne sais quelle faute contre l’esprit. Le peuple juif est né pour être un peuple-témoin, un peuple-Messie, comme disait si justement Pascal. « Vous êtes Mes témoins » a dit l’Eternel par la bouche d’Isaïe. Vous croyez que l’Eternel nous a demandé d’être témoins du monothéisme dans nos boucheries cacher ou dans nos synagogues.

Le jour de Kippour, nous lisons des textes prophétiques, qui sont des gifles pour nous; mais comme on ne comprend plus l’hébreu, alors on met l’accent sur la cantilation. C’est beau, mais ce n’est pas l’essentiel. La cerise sur le gâteau ne replacera pas le gâteau.

Le matin, le prophète Isaïe nous enseigne que le véritable jeûne de l’Eternel ce n’est pas de la mortification, c’est de prendre la condition de l’indigent. On ne fait de la religion pour la religion, on fait de la religion pour être responsable des indigents. Et les indigents, ce sont aussi les non-juifs, de nombreux chrétiens, entre autres, qui voudraient connaître le judaïsme et qui ne trouvent pas toujours un rabbin disposé à répondre à leurs questions, sous prétexte que c’est du « bitoul zémane, » de la perte de temps.

Un soir, je reçois un appel : « Pouvez-vous nous donner une conférence sur le judaïsme ? ». « Mais vous avez un rabbin dans votre communauté, et j’habite en Province ? » Réponse : « Oui, mais le rabbin a toujours une occupation… »

J’ai souvent été critiqué de mes prises de positions « libérales ». Je ne remets pas en cause la halakha, mais l’état d’esprit d’un judaïsme étriqué. Le Grand Rabbin Bernheim vient d’écrire un ouvrage remarquable sur la place de l’Autre dans le rite juif. L’après-midi de Kippour, au cœur de cette solennité juive, nous lisons Jonas. Ce prophète ne connaît qu’une seule mission : aller parler aux non-juifs, aux Ninivites, Ninive la capitale de l’Assyrie, l’ennemi d’Israël. Voilà la seconde gifle. « Vous les juifs vous devez expliquer le monothéisme aux nations. » Conclusions : « Vous les juifs mettez-vous à étudier, et les Prophètes s’il vous plaît (le Talmud aussi, bien sûr). » Et après Kippour, nous célébrons la fête des Cabanes, qui possède une dimension universelle (à l’époque du Temple, on offrait 70 taureaux pour les 70 nations de la terre.)

Bien entendu, nous devons préserver notre identité, par l’éducation, les mouvements de jeunesse, un culte bien compris et bien vécu. Mais ce n’est qu’un aspect. A la limite plus notre identité sera construite et plus nous devrons aller vers les non-juifs. Je ne dis pas que les antisémites ne sont pas responsables de leur haine, mais je vous assure que nous alimentons souvent une partie de la judéophobie. Nous devons absolument nous remettre en cause. Il ne faudra pas se plaindre s’il est trop tard. Et puis la rencontre avec l’autre est enrichissante. L’attitude condescendante qui consiste à affirmer : « J’ai la vérité, je n’ai pas besoin de l’autre », est aberrante. L’homme sage est celui qui apprend de tout homme, même du païen, même d’un enfant. J’ai appris d’amis chrétiens, musulmans ou libres-penseurs des leçons qui m’ont éclairé dans ma foi et ma pratique. Je suis un juif moyen, un homme moyen qui veut recevoir autant que donner. Voilà pourquoi cette rencontre avec le non-juif est si importante à mes yeux. Quoi qu’on dise, nous sommes dans un temps propice au dialogue. Il n’y a pas plus d’antisémites qu’avant, simplement les antisémites se taisent moins. Mais les nombreux chrétiens que je rencontre ne sont pas contre Israël, ils sont malheureux de la situation au Proche-Orient. Et savez-vous par quoi doit commencer cet accueil de l’autre, cet amour de l’étranger ? Par un nouveau regard sur ceux qui veulent se convertir. J’ai reçu récemment un mail de quelqu’un, un converti, qui a honte d’annoncer dans sa communauté orthodoxe qu’il est converti. Vous vous rendez-compte. Au lieu d’être fiers de nos convertis, nous jetons un œil suspicieux.

Question : La guerre israélo-arabe, constitue-t-elle selon vous, le principal obstacle au rapprochement entre les communautés juives et musulmanes de France ? Vous semble-t-il important de dialoguer avec des musulmans ? Ce dialogue n’est-il pas platonique et vicié en raison du conflit ?

Réponse : Le problème du dialogue en France n’est pas un problème de communautés. Je n’ai jamais lu ou entendu que la communauté musulmane (même si le singulier est pour l’instant anachronique) était contre la communauté juive et inversement. La Mosquée de Paris a souvent invité des représentants du Consistoire par exemple. Et le Consistoire a récemment inauguré une commission interreligieuse. Ce qui occasionne cependant un gel ou une méfiance dans le dialogue judéo-musulman reste les attaques contre les institutions juives (synagogues, écoles, etc.), notamment depuis le déclenchement de la seconde Intifada.

Or ces actes sont le fait, le plus généralement, de jeunes désœuvrés, des voyous qui se trouvent être pour la plupart de tradition musulmane. Mais attention, ce n’est pas parce qu’ils sont musulmans qu’ils sont agressifs à notre égard, mais parce qu’ils sont désœuvrés, paumés. Leur univers mental ressemble à ces cages d’escalier totalement tagués et sales. Et là le conflit israélo-arabe joue un rôle important dans cet univers. Le conflit proche-oriental est un excellent catalyseur du mal de vivre de ces jeunes beurs des quartiers défavorisés. Fondamentalement, le problème est un problème de société et d'intégration. La France (je reconnais que le terme est générique aussi) n'a pas su intégrer cette jeunesse issue de l'immigration maghrébine. Nous pouvons comprendre le phénomène à contrario, avec la communauté juive. Le contrat social était une évidence pour les juifs depuis la Révolution française, sans compter que le principe talmudique "la loi du pays est la loi" a été érigée en règle religieuse. Nous prions à la synagogue pour la République française, nous chantons avec émotion la Marseillaise. L'identité juive est une identité double, naturellement, puisque le juif est quelque part attaché à son origine non-juive (Abraham et Sarah sont les premiers convertis, et nous rappelons dans la Haggadah de Pessah d'où nous venons. Même les Hassidim sont habillés en Slaves.) De plus, nous sommes travaillés consciemment ou inconsciemment autant par notre particularisme que par la dimension universaliste du judaïsme (même - surtout - chez les non-religieux.) La mère a toujours dit à son enfant : "Travaille bien à l'école, il faut réussir, etc." Il est possible qu'au fond, nous les juifs, nous ressentions une dette infinie vis-à-vis des sociétés qui nous ont émancipés. (N'oublions que la Bible nous demande de respecter l'Egyptien parce que nous avons été étrangers dans son pays. Nous pourrions remplacer Egyptien, par Espagnol ou Allemand pour parler de mémoire écorchée. A plus forte raison pour des sociétés démocratiques.)

Rien de tel avec les jeunes issus de l'immigration. Leurs pères n'ont pas été émancipés, mais colonisés. Ils veulent en découdre avec l'Occident, ils pensent qu'ils n'ont pas d'avenir social, professionnel. Ils considèrent les institutions françaises comme étrangères à leur monde. Bien sûr tout cela est faux, car la France républicaine offre des chances à tout citoyen. La preuve ? Des musulmans réussissent très bien quand ils s'investissent.

Prenez le désœuvrement de ces jeunes, ajoutez des discours fanatiques de certains imams, ou ceux captés par satellites, passez en boucle la mort de jeunes palestiniens, faîtes croire que la communauté juive est riche, puissante, aux commandes de tous les rouages de l'économie mondiale, offrez de "l'aventure", voire une identification à la cause de Ben Laden, vous avez tous les ingrédients pour qu'un juif, une synagogue, une école juive deviennent la cible de ces boules de violence.

Nous devons nous défendre, faire appel à la protection de l'Etat, au nom de la liberté des citoyens, au nom de la liberté de culte. Mais cela n'est pas suffisant, tant que l'on n'aura pas pris la mesure de l'éducation civique exigée pour éviter ces débordements.

Il me semble que les dernières présidentielles ont eu un effet bénéfique : les attentats massifs ont disparus. Il reste que tout pourrait reprendre, qu'individuellement des juifs sont encore agressés pour "délit de faciès". J'ai appris que des appartements de Sarcelles appartenant à des juifs ont été visés par des armes à feu, c'est terrible. Il faut autant de fermeté dans la condamnation que dans l'éducation, c'est à ce prix que se joue l'avenir de nos démocraties.


Le dialogue avec l’Islam doit être construit, deux fois plutôt qu’une. D’abord tout dialogue est salvateur. Par ces rencontres nous pourrons nous rendre compte qu’il existe un islam intellectuel, raisonnable, respectueux de la laïcité. Je suis persuadé que le monde musulman recèle aussi des André Néher, des Levinas. Tous les universitaires musulmans ne sont pas bloqués par le conflit israélo-palestinien. A la limite, qu’ils soient plutôt favorables aux Palestiniens, comme nous avons tendance à être pour Israël, cela est tout à fait normal. Chacun défend sa mère. Mais par ces rencontres sur le plan religieux, sociologique, voire politique, chacun pourra découvrir la sensibilité de l’autre. Et on ne fait la paix avec quelqu’un que lorsqu’on fait la paix avec sa mémoire.

Et puis le dialogue est préférable au silence, prélude à l’indifférence, voire au mépris.

De mon point de vue, il n’existe pas d’autres voies que le dialogue.

Question : Des Juifs ressentent quelquefois de la crainte ou de la colère lorsqu’ils parlent des musulmans ou des arabes. Que leur diriez-vous ?

Réponse : Malheureusement nous ne sommes pas à l’abri du racisme. J’ai souvent entendu des mères juives dirent « qu’il épouse une goy, mais pas une arabe. » J’ai peur des voyous dans la rue, non parce qu’ils sont arabes, mais parce qu’ils sont voyous.

Qu’un esprit de vengeance naisse des attentats-suicides, de cette haine des juifs de l’éducation judéophobique des pays arabes, cela est naturel chez l’homme. Mais il faut faire la part des choses. Nous avons trop souffert du « tous les juifs sont comme ça », pour appliquer le principe à d’autres communautés humaines. J’ai rencontré des Israéliens qui avaient perdu des enfants dans des attentats ou dans des combats. Ces parents étaient meurtris à jamais et pourtant ils n’avaient pas la haine des arabes, mais la haine de la guerre.

Philippe Haddad a écrit plusieurs ouvrages dont Pour expliquer le judaïsme à mes amis, Editions In Press, 2000, prix 18,29 euros ; Epreuves d’espérance, Editions Acte Sud, 2000 prix, 5,94 euros ; Islam et Judaïsme en dialogue, 2002, Editions de l’Atelier, 186 p, prix, 18,29 euros. Son dernier livre est un roman L’Aigle de Dieu, Editions Jean Cyrille Godefroy), 400 pages, prix, 22 euros.

Propos recueillis par Marc Knobel