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Le CRIF souhaite donner la parole aux acteurs de la société civile, politiques, religieux, associatifs, artistes, etc... Tous ceux et toutes celles qui participent de la réflexion et du débat démocratique et qui ont quelque chose à exprimer, fut-ce quelque chose de dérangeant.
Le CRIF contribuera ainsi à susciter le débat, à animer la réflexion. Sans pour autant forcément juger ou jauger de ce que les uns et les autres auront à dire. Les interviewés doivent exprimer ce qu’ils ressentent, voient et entrevoient, et nous devrions suivre leur fil conducteur, être à l’écoute, tout au moins.
N’est-ce pas là aussi de notre rôle et de notre compétence que de susciter le libre débat ?
Marc Knobel
Observatoire des médias
Question : Michèle Tribalat, vous publiez, en collaboration avec Jeanne-Hélène Kaltenbach, La République et l’Islam, aux Editions Gallimard, 2002. Vous êtes également directrice de recherches à l’Institut National d’Etudes Démographiques et étiez membre du Haut Conseil à l’Intégration. A ce propos, pourquoi avez-vous quitté le Haut-Conseil à l’Intégration (HCI) ? Quels ont été, brièvement, les principaux points de désaccords ?
Réponse : J’ai quitté le Haut Conseil à l’intégration (HCI) lors de la remise du rapport « L’islam dans la République », à l’automne 2000, après avoir tenté vainement de l’améliorer. Je n’ai eu d’autre alternative que de refuser de le signer.
Ce rapport était l’aboutissement de deux ans de « travail », si l’on peut dire car ce HCI a fort peu travaillé. Nous avons passé notre temps à auditionner, sans prendre vraiment le « risque » de débattre entre nous. Lors de nos visites à l’extérieur, j’étais à peu près la seule à prendre des notes. C’est d’ailleurs moi qui ai écrit les quatre récits de voyage.
Après avoir reçu les premières moutures du rapport, j’ai pris l’initiative d’écrire un texte d’une cinquantaine de pages afin de l’infléchir. Nous n’en avons jamais débattu et ma contribution ne figure même pas dans la liste en annexe du rapport.
Le rapport du HCI est en fait le résultat du travail des rapporteurs (Conseil d’Etat, IGAS) sous l’influence particulière de Hanifa Chérifi, médiatrice sur les affaires de voile à l’Education nationale, qui impressionnait beaucoup notre président Roger Fauroux, et Roger Errera, conseiller d’Etat, qui faisait office de vice-président. Ce rapport relève de l’air du temps et n’aborde pas de front les vrais problèmes, dont on nous avait pourtant parlé lors de nos déplacements.
La Consultation de Jean-Pierre Chevènement y était encouragée sans que nous en ayons jamais débattu. On y développait une conception individuelle de l’intégration élevée au rang de priorité absolue. La question du voile à l’école est symptomatique du fonctionnement du HCI. En juin 2000, après un de nos rares débats, une forte majorité, dont le président, s’était dégagée pour renvoyer la question à un débat parlementaire afin d’aboutir à une loi.
Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir dans le projet de rapport de septembre une position inverse encourageant le statut quo et félicitant le Conseil d’Etat !
Question : Pensez-vous comme le sous-entendez la revue Le Débat que l’Islam échappe – en France – à l’épreuve de la critique à laquelle le christianisme a été soumis à l’époque moderne ?
Réponse : L’islam n’a droit qu’à des discours lénifiants. La critique ne s’exerce guère de façon interne car la menace d’apostasie (sanctionnée juridiquement par la peine de mort) freine le débat à l’intérieur de l’islam.
Le Conseil européen de la fatwa et de la recherche, présidé par le très médiatique cheikh du Qatar Al-Qaradâwî, censé « contextualiser » l’islam en Europe, confirme la sanction mortelle, tout en précisant que seul un Etat islamique peut la prononcer. Certains réformateurs l’ont payé de leur vie.
Le Coran est la parole divine et la Sunna (hadîts relatant les faits et dires du prophète) même a acquis un caractère sacré qui rend la critique très problématique. L’essentiel de la jurisprudence islamique a pratiquement cessé d’évoluer après les cinq premiers siècles de l’hégire.
La critique externe s’avère encore plus délicate car elle est vite suspectée de racisme et d’islamophobie, avec le risque impardonnable de dévoyer une opinion publique dont on craint toujours le pire. La prudence conseille donc de s’en tenir à une apologie candide. Les discours de l’après 11 septembre n’y ont rien changé. Les pouvoirs publics se sont empressés de répéter ce que disaient certaines autorités religieuses en France : « Cela n’a rien à voir avec l’islam, religion de paix et de tolérance » ! Et l’on a craint des réactions violentes à l’égard des musulmans, sans se préoccuper le moins du monde des agressions anti-juives qui ont alors connu un pic.
Question : Dans votre ouvrage, vous affirmez que « par lâcheté ou pour des raisons idéologiques, nous avons déjà consenti à divers arrangements qui enfreignent le régime de laïcité française institué en 1905 ». Vous ajoutez que ces arrangements conduisent à une laïcité à « géométrie variable dont les musulmans intransigeants ont su tirer profit. » Pourriez-vous préciser votre pensée ?
Réponse : C’est lorsque le combat contre l’école privée a été définitivement perdu, en 1984, que sont apparues de nouvelles élaborations de la notion de laïcité, à la CFDT notamment. Quand les premières affaires de voile sont arrivées à l’école, nous étions fins prêts pour théoriser nos lâchetés.
La discrétion religieuse à laquelle nous nous étions accoutumés a fait l’effet d’une exigence superflue, alors même que l’éradication du religieux dans l’espace scolaire était pratiquement acquise. Les politiques se sont défilés et c’est le Conseil d’Etat qui s’est chargé de nous mettre au goût du jour : nous nous étions trompés pendant près d’un siècle en appliquant une laïcité qui manquait d’ « ouverture ». C’est ainsi que le voile fut autorisé à l’école. Il n’était plus une manifestation religieuse incongrue mais l’expression d’une liberté de conscience. Liberté de conscience dont les professeurs étaient alors privés puisqu’ils n’étaient pas autorisés à porter des « signes religieux ».
Cette nouvelle laïcité allait parfaitement aux musulmans intransigeants qui ont alors cessé de la combattre frontalement comme le révèlent assez bien les propos de Louisa Latrache, fondatrice de l’Union nationale des femmes musulmanes de France : « Il est clair, depuis l’affaire du foulard (1989), nous avons été confrontés à une définition plurielle de la laïcité française que chacun exploite selon ses intérêts personnels » (Islam de France, numéro 5, 1999).
Par ailleurs, les principes mêmes de la laïcité inscrite dans la loi de 1905 ont été bafoués dans les rapports des pouvoirs publics avec l’islam : Subventions directes et indirectes du culte musulman, niché pour l’essentiel dans le régime juridique de 1901, au détriment de la liberté d’exercice du culte –un culte sans organisation hiérarchique comme l’islam est à la merci des pouvoirs publics locaux qui le subventionnent – et au mépris de l’interdiction absolue faite à la République de reconnaître, salarier ou subventionner un culte. La Consultation mise en œuvre par Jean-Pierre Chevènement en 1999 a fonctionné aux marges de la laïcité (intervention de l’Etat, financement de la campagne publicitaire en prévision des élections…)
Question : A un moment, vous citez le propos d’Amar Lasfar, recteur de la mosquée de Lille-sud, président de la Ligue islamique du Nord, également proche des organisations islamiques. Lasfar rejette l’assimilation pour donner une définition de l’intégration qui n’oblige que l’Etat et la société d’accueil et implique un régime juridique séparé. Ne pensez-vous pas qu’il s’agit là d’un cas extrême ? Et que cette pensée ainsi articulée ne représente qu’un seul courant au sein de la population de confession musulmane ?
Réponse : Il ne faut pas confondre tiédeur religieuse et volonté de réforme. Si de nombreux musulmans ont, en France, une pratique laxiste, cela n’implique pas que le dogme soit rénové. Le souhait d’appliquer la charia ou, à tout le moins, un statut personnel musulman en Europe n’est pas cantonné à la marge de l’islam. Il anime les mouvements transnationaux comme l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), de tendance Frères musulmans, dont il faut bien avoir conscience qu’ils ont plus d’avenir en Europe que les « islams nationaux ».
Le Conseil européen de la fatwa et de la recherche (émanation de l’Union des organisations islamiques d’Europe, dont fait partie l’UOIF) vient de publier un recueil de fatwas, aux éditions Tawhid à Lyon, préfacé et commenté par Tariq Ramadan, coqueluche de la jeunesse musulmane française. Le Conseil « recommande aux musulmans résidant en Europe d’œuvrer inlassablement en vue d’obtenir des pays dans lesquels ils résident la reconnaissance de l’islam en tant que religion, ainsi que l’exercice – pour les musulmans en tant que minorité religieuse à l’instar d’autres minorités religieuses – de tous leurs droits relatifs à l’organisation de leur statut personnel en matière de mariage, de divorce et d’héritage ».
Plus généralement la situation de l’islam en France est pensée comme un englobant capable d’assimiler les coutumes locales françaises. Kamel Kabtane, recteur de la mosquée de Lyon, considéré comme un modéré, ne dit pas autre chose : « la jurisprudence islamique (ou fiqh) n’a jamais perdu de vue la nécessité d’une adaptation aux coutumes locales […] L’islam a une vocation universelle, et a donc toujours pris en compte les conditions locales ».
Comme le déclarait Tariq Ramadan en 1994 (Les musulmans dans la laïcité, Tawhid) « dans son essence, l’islam mariait la sphère privée et la sphère publique. […] Ainsi, l’islam entre difficilement dans les limites de l’acception du mot “religion”. »
Question : Vous écrivez qu’il suffit de lire les grands organes de presse nationaux pour constater l’engouement que l’Islam suscite chez les journalistes…
Réponse : C’est en tout cas l’impression que cela donne au premier abord. On s’attendrit en France sur la grâce de fillettes de dix ans vêtues de longues djellabas qui ne laissent voir que leurs yeux (Figaro, 12/12/01) alors qu’on déplore les burkas afghanes ! Pourquoi ce qui serait signe d’oppression à Kaboul ne le serait pas en France ?
Je pense, pour ma part, que les médias reflètent parfaitement un état de méfiance viscéral à l’égard du peuple français, au point qu’on ne devrait pas lui parler franchement de peur de raviver une islamophobie latente. Cette attitude morale cache, en fait, une grande indifférence à l’islam, voire un mépris, que l’on camoufle derrière quelques paroles œcuméniques. On aime l’islam à distance, sans chercher à le connaître, mais en traquant toute parole déviante par rapport au dogme d’un « islam de paix et de tolérance ».
Question : Michèle Tribalat, on dit de vous, que vous ne connaissez rien à l’Islam. Seriez-vous islamophobe ?
Réponse : Je ne suis pas islamologue. Démographe de formation, je n’ai aucune légitimité sur le sujet et j’en conviens volontiers. Cependant, il n’est pas d’ignorance dont un long travail ne vienne à bout.
Avec Jeanne-Hélène Kaltenbach, qui s’est intéressée beaucoup plus tôt à ces sujets, je pense avoir travaillé suffisamment, dans le cadre du HCI, puis dans la perspective de l’ouvrage que nous avons écrit, pour mériter une lecture sans a priori disqualifiant.
Je comprends ce que peut avoir d’irritant mon apparition sur ce domaine de recherche fort investi par ailleurs. Mais que les spécialistes se rassurent, il ne s’agit pas là d’une reconversion définitive. C’est la grande insatisfaction provoquée par mon passage au HCI qui m’a donné envie d’en savoir un peu plus et non une détestation a priori de l’islam. Il s’est trouvé un éditeur pour trouver de l’intérêt à notre réflexion. N’en faisons-pas une affaire et qu’on juge sur pièces !