Hellen Kaufmann* : «Transmettre ces trésors d’humanité que sont les Justes est un devoir absolu»

Hellen Kaufmann : J’ai eu la chance de rencontrer « mon » premier Juste en 1975, lorsque j’avais 18 ans, une époque où l’on nous disait que les Juifs avaient été amenés à l’abattoir sans se rebeller. J’ai alors rencontré l’histoire de la Shoah en France, autrement, mais sans mesurer ni le nombre ni l’importance de ces Français qui avaient refusé l’inacceptable dans le plus pur désintéressement, mettant leur propre vie en danger pour braver l’interdit et venir en aide à des Juifs promis à une mort certaine.

Lorsque j’ai commencé mes recherches il m’est apparu que 225 Justes en Aquitaine, région vaste, plus grande que l’Etat d’Israël, et frontalière de surcroît, n’était pas un nombre impressionnant. Très vite, j’ai découvert tous les acteurs de l’ombre venant s’ajouter au nombre des Justes reconnus. Ce sont ceux-là, ensemble, connus ou inconnus mais Justes qui ont sauvé d’une mort certaine les trois-quarts de la communauté juive résidant en France par des actes isolés, collectifs, familiaux ou organisés dans des associations, à qui je désirai rendre un nom.

Corinne Melloul, responsable du département des Justes à Yad Vashem France m’a fourni tous les documents en sa possession et a été une partenaire formidable pour accomplir ce travail. Le dictionnaire des Justes, outil exceptionnel, a été mon livre de chevet durant des mois.

Pour honorer la mémoire du plus grand nombre, je suis allée à la rencontre des Justes, de leurs ayant droits et des sauvés. Ce travail m’a donné la joie de faire de belles rencontres avec des hommes et des femmes dont la discrétion et la modestie forcent le respect. Ils ont été formidablement généreux de leurs documents, de leurs photos, de leur mémoire, me confiant le nom d’un passeur, d’un instituteur, d’un secrétaire de mairie, d’un pharmacien qui habitait en zone occupée mais professait en zone libre, d’un métayer qui amenait de nuit de la nourriture dans les bois pour nourrir les Juifs cachés, réquisitionnant toutes les charrettes disponibles dans le village… Ils m’ont permis de rendre un nom (ou un surnom) à de nombreux anonymes, mais de nombreux sauveurs ne seront probablement jamais identifiés. La clandestinité stricte qui prévalait dans quantité de sauvetages a du même coup condamné leurs auteurs à un oubli total. Ces notices écrites et les photos récoltées, il nous restait à planter le décor.

Les pages d’introduction par le Dr Hervé Rehby, donnaient le contexte général français des sauvetages et la définition de « Juste de France ». Bernard Lhoumeau, avec lequel j’ai travaillé en tandem, a réalisé deux cartes : une carte de France délimitant la zone libre et la zone occupée et une carte d’Aquitaine montrant la ligne de démarcation et l’implantation des camps dans la région.

Pour donner un ancrage régional, de petits textes rappellent ce que sont les camps d’internement. Ils donnent des informations sur les camps de Gurs, de Mérignac et ils décrivent la dispersion des enfants dans le Sud-Ouest. Il est également question du travail de l’Organisation de Secours aux Enfants grâce à Katy Hazan, historienne, parlant de la résistance juive dans la région, du rôle des femmes dans la résistance, du déplacement des Alsaciens en Aquitaine, de la difficulté du passage des frontières et des filières vers l’Espagne et la Suisse… et les repères chronologiques que Serge Klarsfeld nous a autorisé à reproduire.

Pour finir, nous avons décidé lors de la mise en page des livrets, de mettre en exergue, sur chaque page, des mots de Justes, petites phrases si émouvantes. Celle de Raoul Frédez, « Par solidarité avec les Juifs, j’aurais aimé être nommé Juif d’honneur » ou d’Anne-Marie Estève, « Je n’ai rien accompli de bien extraordinaire. Je me suis contentée de me faire quelques amis »… ou encore les mots de Simone Veil : « Vous n’avez pas cherché les honneurs. Vous n’en êtes que plus dignes » et tant d’autres.

HK : Ce livret répond à la mission de mémoire engagée par le CRIF Sud-Ouest Aquitaine depuis trois ans, sur l’histoire des Juifs de la région et de transmission pédagogique auprès des générations futures.

Nous avons réalisé en 2005 un livret sur les Marranes, en 2006 un livret sur la citoyenneté. Fin 2007, ce livret sur les Justes complète chronologiquement cette série.

Ce travail de mémoire local pourra être utilisé comme un complément utile dans les dispositifs pédagogiques de lutte contre le négationnisme et le révisionnisme et combler les lacunes des livres scolaires qui n’évoquent pas « encore » ces actes de courage, « ces histoires d’amour » pour paraphraser Bernard Lazare, encore largement méconnus de nos concitoyens et plus particulièrement des jeunes générations.

Ce livret, illustré avec des photographies et des affiches antisémites d’époque et accompagné d’éléments chronologiques permettra aux enseignants d’aborder des thèmes tels que la résistance, la désobéissance, la transmission, la commémoration, la mémoire, les témoignages, les persécutions, l'antisémitisme et le négationnisme.

Connaître l’histoire et en tirer les enseignements restent les meilleurs moyens de prévenir ou d’empêcher la barbarie pour demain.

HK : Bien sûr. Chaque région doit honorer « ses Justes » et accomplir ce travail afin que personne n’oublie ni ne soit oublié selon la charte de Yad Vashem : « Reconnus ou non, les Justes incarnent le meilleur de l'humanité. Tous considèrent n'avoir rien fait d'autre que leur métier d'homme. Ils doivent servir de phares aux nouvelles générations ».

HK : Toutes. Bien sûr, ceux pour qui sauver à tout prix devenait une priorité absolue tels Madeleine Barot, le pasteur Marc Boegner ou Aristide de Sousa Mendès sont magnifiques.

Mais j’ai été aussi très touchée par cette dame à Orthez qui ouvre grand sa porte et offre l’hospitalité au jeune Maurice-David Matisson accompagné de sa sœur Cécile et de leurs trois neveux âgés de cinq, huit et dix ans alors qu’ils s’étaient trompés d’adresse, par ces personnes qui ont recueilli et choyé des enfants confiés par des mères désespérées, par religieux, ces secrétaires de mairie, ces enseignants et directeurs d’écoles qui ont mêlé aux autres des enfants juifs et les ont protégés, par toutes ces rencontres d’amour et d’amitié, et ces chaînes de solidarité et de générosité… Toutes m’ont marquée et toutes sont exemplaires.

HK : Je suis très reconnaissante au CRIF Sud-Ouest Aquitaine de m’avoir donné l’occasion de remercier et d’honorer la mémoire de tous ceux qui en Aquitaine nous ont sauvés. Aujourd’hui, transmettre ces trésors d’humanité est un devoir absolu et qu’ils servent de phare à nos enfants afin qu’ils soient élevés dans les valeurs de fraternité et d’humanité qui seules présagent d’un avenir meilleur.

* Hellen Kaufmann est rédactrice de « Connus ou inconnus mais Justes », une publication du CRIF Sud-Ouest Aquitaine.