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Réponse : Vous avez raison d’employer le terme de « stratégie ». La disproportion objective des forces – sur le papier – entre Israël d’une part et l’OLP/Autorité palestinienne d’autre part, masque une réalité incontournable : Arafat n’a jamais cessé d’entretenir une authentique stratégie lourde, ce qui, du reste, est logique. Simplement, après Camp David II (juillet 2000), celle-ci a radicalement changé : tandis qu’au cours des années d’Oslo Arafat avait adopté une stratégie d’apaisement destinée à obtenir, de guerre lasse et avec succès, des concessions israéliennes, il décida avec la seconde Intifada d’obtenir davantage par la force ; or cette « guerre de libération nationale », comme l’appellent eux-mêmes les Palestiniens, exigeaient l’unité. C’est ainsi que l’OLP s’est délibérément allié, sur le terrain, au Hamas et au Djihad islamique. Quant à l’aura dont jouissaient ces groupes terroristes islamistes grâce à leurs attentats-suicides, Arafat se l’est largement appropriée en permettant la création – fait inouï et sans précédent dans l’histoire de l’OLP laïque et nationaliste – d’un groupe de « kamikazes », la tristement fameuse Brigade des Martyrs d’Al Aksa.
Mais cette stratégie de la confrontation à outrance, qui a pu sembler médiatiquement payante les premiers mois, a privé Arafat du puissant levier politique constitué par la gauche israélienne ; autrement dit, c’est la formation et le maintien d’un gouvernement d’union nationale, bien davantage que la personnalité de Sharon, qui a marqué le véritable échec de cette stratégie du pire. Avec le 11 septembre et l’inertie arabe face à la fermeté de Washington, l’échec s’est transformé en désastre. A telle enseigne que les principaux négociateurs palestiniens de Camp David II, et dans une certaine mesure Arafat lui-même, l’ont reconnu : cette stratégie fut une lourde erreur. Il est pourtant bien tard pour la corriger. Je pense que ce sera l’ultime dans la longue carrière du leader palestinien.
Question : Pensez-vous qu’une guerre contre Irak est inévitable ?
Réponse : Sauf disparition politique subite de Saddam Hussein ou autre bouleversement politique majeur improbable de ce type, elle me paraît en effet inévitable. Plusieurs paramètres ne trompent pas : la présence désormais massive des forces aéronavales américaines sur zone ; l’accord de paix inter-kurdes au nord irakien ; ouverture récente des bases de l’OTAN par la Turquie ; coopération pétrolière russo-américaine ; etc.
Question : En cas de conflit, quel scénario régional envisagez-vous ?
Réponse : Question difficile ! Excluons déjà deux scénarios fort peu vraisemblables : un enlisement américain de type « vietnamien », et une conflagration générale. Seuls les américanophobes obsessionnels tentent de nous faire croire à un risque de cataclysme. En réalité, la plupart des Etats arabes du Moyen-Orient et même l’Iran se réjouissent de la probable chute de ce régime néfaste et dangereux à leurs yeux, pour des raisons tant idéologiques que militaires. A court ou moyen terme, je crois au contraire à un apaisement régional qui passerait par la constitution d’un Irak fédéral composé de trois entités : kurde au nord, sunnite au centre, chiite (majoritaire) au sud, et, pourquoi pas, à un retour sur le trône d’un rejeton hachémite qui satisferait Jordaniens, Turcs, Iraniens et évidemment Israéliens.
Mais on doit garder à l’esprit que pour Washington, l’affaire irakienne est en fait une affaire saoudienne. Car derrière le régime de Bagdad, c’est l’OPEP et en définitive le pouvoir wahhabite faible et corrompu des Saoud qui constituent la vraie cible ; le traumatisme du 11 septembre a provoqué une prise de conscience du fléau islamiste dont la source idéologique et financière se trouve à Riyad. Une exportation tous azimuts du pétrole irakien, parallèlement à celle de l’or noir russo-kazakh et vénézuélien, pourrait ainsi permettre l’effondrement intérieur du régime islamiste saoudien.
Question : La Russie a mis en garde les Etats-Unis le 5 janvier contre une action militaire en Irak sans l'aval de l'Onu, la jugeant « illégitime ». Comment comprenez-vous les réactions au Conseil de sécurité de l’ONU, de la Russie, de la Chine et de la France ?
Réponse : Il faut absolument distinguer les intérêts respectifs de ces trois diplomaties. La France devait montrer à ses clients et partenaires commerciaux arabes qu’elle avait tout fait pour freiner les Américains ; mission accomplie avec la 1441 obtenue par le président Chirac. La Russie du pragmatique Poutine cherche avant tout à accroître ses devises et à obtenir des avantages commerciaux et financiers directs des Etats-Unis après la défaite de l’Irak ; ses coups d’esbroufe ne servent qu’à rappeler à Washington qu’en contrepartie du vote russe au Conseil de sécurité – tout comme en 1990 d’ailleurs – il faudra mettre généreusement la main à la poche. Enfin Pékin craint surtout pour son approvisionnement en pétrole ; le considérable renforcement de la présence US dans la zone du Golfe, qui résultera nécessairement d’une chute de Saddam, contraint la Chine à temporiser. Mais là encore, des accords ponctuels (notamment sur la liberté d’action chinoise totale au Tibet et au Xin-Kiang) interviendront sous la pression américaine.
Question : Le Premier ministre israélien Ariel Sharon a mis en garde ses concitoyens contre la menace d'attaques irakiennes en cas d'offensive militaire américaine contre Bagdad, mais leur a garanti que toutes les mesures avaient été prises pour parer à cette éventualité. En cas de conflit, pensez-vous que les Irakiens tireront des missiles à têtes conventionnelles mais aussi chimiques ou biologiques contre Israël ? A la demande de Washington, Israël s'était abstenu de répliquer aux tirs de missiles irakiens lors de la Guerre du Golfe en 1991. Estimez-vous que cette fois, Israël se sentira libre de répliquer si l'Irak utilisait des armes non conventionnelles ou infligeait de lourdes pertes à l'Etat hébreu ?
Réponse : Je répondrai « non » à la première question. On ne peut bien entendu jamais présumer des actes d’un dictateur cynique tel que Saddam. Mais objectivement, pourquoi cet adepte rationnel des rapports de force bruts chercherait à frapper Israël ? Il n’y a plus de coalition arabo-occidentale à briser comme en 1991, puisqu’Américains et Britanniques interviendront vraisemblablement seuls cette fois. Par ailleurs, Saddam Hussein sait fort bien ce qu’il adviendrait de Bagdad – lui compris – en cas d’attaque non conventionnelle sur l’Etat juif… Cela dit, encore une fois, il faut être prudent.
Quant aux éventuelles pressions américaines sur Israël en cas de volonté de riposte à une agression de Scud irakiens, je n’y crois pas un instant : d’abord Bush fils n’a pas le même objectif ni les mêmes sentiments que Bush père, ensuite le rapport de force régional s’est renforcé au profit de Jérusalem. J’ajoute que les engins anti-missiles de type Patriot seraient plus performants qu’en 1991.
Question : Vers la fin du mois de décembre, le Premier ministre israélien Ariel Sharon a déclaré qu'Israël soupçonnait l'Irak d'avoir transféré des armes chimiques et biologiques en Syrie, hors de portée des inspecteurs de l'Onu chargés de vérifier le désarmement irakien. Vous semble-t-il que les Syriens ont intérêt à protéger le régime de Saddam Hussein ? Comment se comporterait la Syrie si les Américains s’engageaient dans un conflit contre l’Irak ? Plus généralement, quel rôle joue aujourd’hui la Syrie dans la région ?
Réponse : Même forts, en effet, de leur potentiel chimique, les Syriens ne feront rien. Comme ils n’ont rien fait pour s’opposer à l’adoption de la résolution anti-irakienne 1441 (ils ont même voté pour !). Comme ils n’ont rien fait suite aux attaques israéliennes contre leurs positions dans la Bekaa en février et juillet 2001. La réalité géostratégique de la Syrie est consternante : gabegie économique, fragilité interne du régime, vétusté des matériels militaires, faiblesse stratégique chronique sans Golan et du fait de l’étau turco-israélien, relatif isolement diplomatique… Même au Liban vassalisé l’occupation syrienne commence à être sérieusement menacée. A la limite, la seule puissance à accorder encore du crédit à Damas est, malheureusement, la France !
Question : Selon les informations publiées le 6 janvier 2003 par le quotidien New York Times, la Maison Blanche met la dernière main aux plans destinés à administrer le futur Irak, après l'éviction de Saddam Hussein, impliquant le stationnement de l'armée américaine dans le pays pendant au moins 18 mois. Le plan de démocratisation de l'Irak, que les responsables américains mettent au point depuis plusieurs mois, représenterait l'effort américain le plus ambitieux pour administrer un pays étranger depuis l'occupation du Japon et de l'Allemagne après la fin de la seconde guerre mondiale, selon le quotidien. Comment estimez-vous l’engagement et la détermination américaine d’en finir avec le régime de Saddam Hussein ?
Réponse : L’administration américaine entretient une détermination sans faille à l’égard du régime irakien, et possède les moyens pour parvenir (sans certitude toutefois) à ses objectifs. Mais entre déloger Saddam Hussein d’une part, démocratiser le pays d’autre part, y demeurer dix-huit mois au moins enfin, les nuances sont de taille ! Les modèles japonais et allemand de 1945 ne me paraissent en l’occurrence pas pertinents, et je ne vois pas les Américains courir le risque immense d’occuper l’Irak manu militari après la guerre. Je le répète : l’objectif suprême demeure l’Arabie saoudite, et non l’Irak.
Dans cet esprit, le conflit qui se prépare et qu’il faut bien sûr souhaiter le moins meurtrier possible, pourrait correspondre à l’acception de « guerre juste » prévalant depuis l’Antiquité. Après tout, les Wahhabites de Riyad ont déjà inspiré et/ou financé des carnages en série et, en trente-cinq années de pouvoir tyrannique, Saddam Hussein s’est rendu directement responsable de la mort violente de centaines de milliers de civils et de militaires. Les victimes ? Des Arabes pour la plupart, des musulmans dans presque tous les cas…
Frédéric Encel à écrit plusieurs ouvrages, notamment : Géopolitique du Golan, Flammarion, 1999 et Géopolitique de l’apocalypse, Flammarion, 2002.
Propos recueillis par Marc Knobel
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