- English
- Français
Réponse : J’ai commencé par enquêter sur Thierry Meyssan, l’homme qui a écrit un phénoménal best seller expliquant que les attentats du 11 septembre étaient le coup d’un groupe secret au sein du gouvernement américain et qu’Al Quaida était leur invention. Et je me suis aperçu que le problème était bien plus vaste, je me suis aperçu que la version sur les attentats qui ont eu lieu le 11 septembre 2001 était remise en cause, de façon souvent plus insidieuse que l’outrancière théorie du complot de Meyssan, un peu partout dans le monde, et en particulier en France et dans le monde arabe.
Je me suis aperçu aussi que l’idée qui constitue la vraie matrice de la théorie du complot -l’existence de groupes secrets qui tirent les ficelles en coulisse, qui mènent des actions souterraines pour dominer le monde- cette idée s’était diffusée dans l’opinion public, au travers bien sûr de l’action d’extrémistes, mais aussi de certains médias, certaines émission de divertissement ou bien encore d’internet.
Je me suis rendu compte enfin que les évènements internationaux récents, le terrorisme islamiste, le conflit irakien ou l’enlisement de la question israélo-palestinienne, étaient l’objet d’une lecture totalement conspirationniste, délirante, dans certains milieux. Bref, que le mythe du complot, loin de disparaître dans les poubelles de l’Histoire, à la faveur des progrès de l’éducation ou de l’information, était toujours bien là. C’est tout cela qui m’a décidé à écrire les « Nouveaux imposteurs ».
Question : Jadis monopole de l’extrême droite, la théorie du complot a changé de main. Pensez-vous qu’elle séduise maintenant l’extrême gauche et qu’elle prospère dans le monde arabe ?
Réponse : La théorie du complot (mondial), dans sa forme actuelle, fut instrumentalisée par l’extrême droite. C’est le complot judéo-maçonique. Aujourd’hui, on parle toujours de ce complot là, à l’extrême droite, mais on parle aussi, dans une partie de l’extrême gauche, du complot des financiers, des multinationales, des Américains ou des sionistes. Les tireurs de ficelles changent, les principes demeurent. Cela dit, si la rhétorique a changé de main, cela ne signifie bien sûr pas que les buts et les doctrines de l’extrême droite soient devenues celles de l’extrême gauche. Leurs différences l’emportent largement sur leurs convergences.
Quant au monde arabe, il recycle toutes les théories du complot produites en Occident, des Protocoles des Sages de Sion qui sont aujourd’hui adaptés en séries télévisés aux thèses sur le 11 septembre, lesquelles sont très largement relayées et défendues. Mon enquête pointe les liaisons dangereuses qu’entretiennent des théoriciens du complot, Thierry Meyssan, l’américain Lyndon Larouche ou Roger Garaudy avec des institutions ou des pays arabes. Ceux-ci leur servent de véritables bases arrières. En retour, les professionnels de la théorie du complot alimentent les gazettes ou les télévisions par satellite en thèses les plus folles.
Question : Que se dessine-t-il derrière le fantasme du complot ?
Réponse : Un refus de l’intelligence, d’abord. Un refus de prendre en compte la complexité du monde, l’Histoire, le hasard, les rapports de forces, bref, toutes ces choses qui font notre réalité. Le mythe du complot, parce qu’il simplifie tout, est une « béquille de l’intelligence », selon le joli mot du philosophe Marcel Gauchet. Il ne faut pas être naïf, bien sûr : de vrais complots existent mais la théorie du complot, elle, outrepasse la logique de la preuve, elle se passe de la rationalité, elle affirme sans ne rien prouver. Se dessine un défi à la démocratie ensuite : pour les conspirationnistes, nous vivons dans un monde où le pouvoir nous échappe. Alors la démocratie ne sert à rien, rien ne sert de voter, les hommes politiques sont des pantins entre les mains des fameux tireurs de ficelles, des maîtres du monde.
Si l’on considère les théories les plus récentes, se dessine aussi l’idée que le véritable terrorisme n’est pas celui qu’on croit. Al Quaida et le terrorisme islamiste n’existent pas puisqu’ils sont des créations de l’Amérique. Le vrai ennemi est ailleurs. Vous imaginez bien les ravages de telles théories. En dernier lieu, se dessinent des idéologies que l’on connaît bien : l’anti-américanisme primaire et l’antisémitisme. Ces idées, qui mêlent haine, mythes et paranoïa, sont consubstantielles de bien des théories du complot.
Question : En somme, les théories du complot ne serviraient que de funestes dessins : l’antiaméricanisme et la haine d’Israël ?
Réponse : Elles servent ces desseins là, entre autres. Elles servent aussi à rassurer à bon compte, à désigner des boucs émissaires, à désigner une source unique au mal, à dénoncer les élites, le pouvoir, à faire des scoops, à vendre du papier, elles sont des ressources de propagande pour les démagogues de tout poils, des sujets vendeurs pour des médias peu regardants, des slogans faciles pour des manifestants ignares, elles servent à justifier des actes violents ou la bêtise la plus crasse. Elles servent à tout ce que l’on veut, et là est sans doute leur danger principal.
Propos recueillis par Marc Knobel
(*) Antoine Vitkine, Les Nouveaux imposteurs, Editions de la Martinière, 2005, 237 pages, 12 euros.