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Published on 15 April 2025

L'entretien du Crif – Nicolas Bouzou, économiste et essayiste : la guerre commerciale de Trump est « néfaste pour [tout] le monde »

L’économiste et essayiste Nicolas Bouzou, auteur de « La civilisation de la peur » (XO Editions) et fondateur du cabinet d’études Asterès, analyse pour nous les impacts économiques mondiaux de la guerre commerciale lancée par Donald Trump, ses effets déstabilisateurs et son pari. Répondant aux questions de Jean-Philippe Moinet, il évoque aussi les perspectives économiques pouvant être tracées au Proche-Orient, au-delà et malgré les crispations et blocages diplomatiques actuels concernant l’avenir de Gaza.

Le Crif : À propos de la guerre commerciale, annoncée par Donald Trump, puis suspendue ou atténuée après les fortes déstabilisations (boursières notamment) provoquées, partagez-vous l’opinion du Gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, selon lequel « l’imprévisibilité » du Président américain atteint gravement la confiance et la croissance ?

Nicolas Bouzou : Deux problèmes se cumulent, venant du Président américain : il y a sa politique elle-même qui, sur le plan commercial, est néfaste pour les États-Unis eux-mêmes et pour le monde ; et il y a, en effet, sa façon d’agir, qui provoque énormément d’incertitudes, d’allers-retours, de coups de menton, de coups de force. La logique de Donald Trump est de sortir des règles, du droit international car, il faut le rappeler, il y a un droit des relations commerciales, des traités qui ont résulté de longues négociations, ils constituent un droit placé sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Le Président américain s’est en quelque sorte mis volontairement « hors la loi », il rompt, sur la forme et sur le fond, avec le principe de prévisibilité des comportements, qui était précédemment la règle à ce niveau de responsabilité. Oui, je pense que François Villeroy de Galhau a tout à fait raison de le déplorer et de souligner que c’est une politique délétère.

 

« La perte de confiance dans l'économie américaine est spectaculaire et profonde »

 

Le Crif : Mais comment « lisez » vous cette instabilité, l’annonce d’énormes surtaxes douanières puis, deux jours plus tard, un retour en arrière, une suspension pour 90 jours…

Nicolas Bouzou : Je n’ai pas été surpris car j’observe, depuis le mois de janvier, les relations commerciales et diplomatiques chaotiques que Donald Trump a eu précédemment avec le Mexique d’une part, le Canada d’autre part, avec des va-et-vient et des à-coups, il annonce brutalement des droits de douane, il les suspend, puis les remet, etc. c’est sa manière de fonctionner.  La semaine dernière, après son annonce brutale de surtaxes au niveau mondial, il a apparemment été surpris par la flambée des taux d’intérêt à très long terme (trente ans) aux États-Unis, qui ont même dépassé les taux grecs. On a constaté que de grands investisseurs en Asie ont massivement vendu des titres de dette américaine, ce qui veut dire que la perte de confiance dans l’économie américaine est spectaculaire et profonde, que cette perte de confiance a des effets sur le dollar et sur le marché obligataire.

Cela l’a fait reculer. Même si, dans sa décision de recul, il ne s’agit que d’une pause de 90 jours qui génère énormément d’incertitudes car il reste très difficile de savoir ce qui va se passer. Donald Trump reste très protectionniste, en particulier à l’égard de la Chine et il maintient une surtaxe de 10 % à l’encontre de tous les pays de l’Union européenne (UE). Aujourd’hui, les droits de douane moyens qu’imposent les États-Unis sont de l’ordre de 25 % (en prenant en compte la pause), ce qui fait des États-Unis le pays le plus protectionniste au monde.

 

Le Crif : Pourquoi n’écoute-t-il pas la voix de beaucoup d’économistes américains, ou les voix qui ont commencé à s’élever au sein du parti républicain américain, dans sa majorité au Congrès ?

Nicolas Bouzou : Car son schéma est rigide, la volonté de Trump est de faire de l’économie américaine ce qu’elle était dans les années 70-80, c’est-à-dire une économie industrielle portée par des activités traditionnelles, avec des usines produisant des biens de consommation de masse, des activités par exemple du secteur de l’automobile, des machines-outils, etc. C’est son projet et une partie de son électorat, celui qui a subi la grande tendance à la désindustrialisation. Il voudrait donc revenir en arrière et, pour lui, le moyen de réindustrialiser est en quelque sorte d’obliger, par d’énormes taxes, une relocation aux États-Unis d’industriels et investisseurs qui s’étaient installés ailleurs. D’où son arme des droits de douane touchant tous ceux qui exportent vers les États-Unis. Dans son esprit, ces taxes inciteraient les industriels à « déménager » leurs productions et les installer aux États-Unis. À mes yeux, le moyen employé n’est pas le bon, on le voit dans le cas de la Chine, qui réplique en érigeant de nouvelles barrières douanières, ce qui tend à aggraver la situation d’ensemble. Mais Donald Trump y croit dur comme fer. Il n’écoute pas grand monde, y compris les membres du parti républicain, qui ont commencé en effet à exprimer de gros doutes sur les conséquences économiques et systémiques d’un tel protectionnisme.

 

« L’UE n’est pas tombée dans le piège de la précipitation et de la surenchère »

 

Le Crif : Tout cela, après les épisodes précédents de Donald Trump concernant l’Ukraine et le dialogue qu’il a ouvert avec Vladimir Poutine, conforte donc les décisions de renforcer rapidement les politiques de souveraineté européenne ?

Nicolas Bouzou : Tout à fait, c’est une direction qui se confirme, se conforte et s’accélère, y compris sur le plan monétaire car l’Europe et l’Euro inspirent davantage confiance du fait précisément des instabilités provoquées par les États-Unis. Sur le dossier des droits de douane, l’Union européenne gère d’ailleurs plutôt bien les choses, sans précipitation, sans surenchère ou escalade. L’UE n’est pas tombée dans ce piège. Les mesures de rétorsions sont bien ciblées, y compris dans le domaine du numérique, les GAFAM étant dans une situation compliquée à plusieurs égards. Comme le Canada, l’Union européenne a pour réponse de renforcer l’autonomie et la puissance de son économie, avec des politiques de simplifications réglementaires, de développement des échanges commerciaux dans le cadre d’autres accords et d’autres zones géographiques (discussions ouvertes avec la Suisse, avec la vaste zone du Mercosur) et de renforcement des sources d’énergies décarbonées, c’est très important aussi.
 

Le Crif : Tout cela rejoint le gros défi pour les Européens, qui consiste à assurer leur autonomie concernant la Défense et l’armement ?

Nicolas Bouzou : Cela va ensemble car investir davantage dans la Défense – et tout le monde en Europe a bien conscience de cette nécessité – cela passe, pour avoir davantage de ressources, par de la croissance économique. Être autonome, c’est acheter des équipements militaires que l’on peut produire nous-mêmes, c’est en effet devenu une priorité, à la fois logique et possible, puisque tous les États de l’Union européenne auxquels s’ajoutent le Royaume-Uni et le Canada, couvrent l’ensemble de la chaîne des capacités productives en matière de Défense. Il faudra certes renforcer le rythme des productions en ce domaine, les commandes publiques à l’échelle européenne ayant un effet d’entraînement vertueux : tout cela est à la portée de l’Union européenne et des alliés britanniques comme canadiens, qui ont fortement manifesté, on l’a vu ces dernières semaines, leur volonté de s’associer avec les Européens pour assurer la défense de l’Ukraine et celle du continent européen.

 

« Dans le contexte d’imprévisibilité [concernant les alliances des États-Unis], je pense que l’intérêt d’Israël est de ne pas s’éloigner de l’Union européenne »

 

Le Crif : Concernant le Proche-Orient et l’avenir de Gaza, on voit bien la complexité de la situation actuelle mais, à terme, certains protagonistes (qu’ils soient israéliens, du monde arabe, européens ou américains) considèrent qu’une perspective de paix dans la sécurité peut être tracée par le rétablissement de relations diplomatiques et économiques entre différents États de la région, notamment du Golfe arabique. Que pensez-vous, malgré les difficultés visibles actuelles, de la possibilité de nouer des accords entre Israël et des États arabes de cette région ?

Nicolas Bouzou : J’y suis très favorable, l’avenir de cette région en dépend largement. C’est l’esprit des Accords d’Abraham (signés entre Israël et certains pays arabes comme les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc) qui traçaient une voie pacifique avant le 7-Octobre et l’attaque terroriste du Hamas. Il faut sans doute, malgré toutes les difficultés, crispations et blocages actuels, aller plus loin dans cette voie. Il y a beaucoup de pays dans cette région qui souhaitent, une fois la guerre à Gaza terminée, normaliser les relations, économiques et diplomatiques conduisant au respect mutuel entre États, avec des garanties de sécurité pour l’État d’Israël. Toutes les discussions allant dans ce sens sont utiles.

Je pense par ailleurs que le gouvernement israélien actuel doit veiller, dans sa relation de proximité avec les États-Unis, à ne pas trop s’éloigner de l’Europe. Le gouvernement israélien voit les pays européens comme des pays où l’antisémitisme s’est beaucoup développé, ce qui n’est pas faux malheureusement, il voit aussi les États-Unis comme leur première protection militaire, ce qui n’est pas faux non plus, mais s’enfermer dans une relation exclusive avec les États-Unis cela veut dire aussi, dans le contexte géopolitique bouleversé des derniers mois, se rapprocher de la Russie de Vladimir Poutine, qui est l’allié de l’Iran, après avoir été le premier allié de la Syrie du dictateur Bachar El Assad, qui a fui à Moscou... Soulignons que l’armée russe utilise aujourd’hui du matériel militaire iranien dans son agression militaire de l’Ukraine. C’est pourquoi, dans le contexte d’imprévisibilité que nous évoquions au début de notre entretien, je pense que l’intérêt d’Israël, à court et moyen terme, est de ne pas s’éloigner de l’Union européenne, car une relation exclusive avec les États-Unis d’aujourd’hui l’amènerait à des alliances contre nature, totalement opposées aux intérêts stratégiques de l’État hébreu.

 

« Israël est un pays qui n’a d’autre choix de se tenir debout, et qui est un phare de démocratie dans cette région »

 

Le Crif : La France peut-elle jouer un rôle, sachant qu’il y a un gros écart actuellement entre les positions du Président français et celles du gouvernement israélien à propos d’une « solution à deux États » et de la reconnaissance d’un État palestinien ?

Nicolas Bouzou : La situation, sur le plan diplomatique, est compliquée bien sûr, on le voit bien. L’hypothèse de la reconnaissance d’un État palestinien, même si elle reposait sur un accord global de reconnaissance de l’État d’Israël par les Palestiniens et certains pays arabes qui ne l’ont pas fait, suscite une opposition tranchée du gouvernement israélien et des polémiques qui rendent l’atmosphère effectivement électrique.

Il ne reste pas moins que la France a un rôle à jouer pour relier des acteurs, européens et du monde arabe, qui peuvent contribuer à nouer des relations normalisées entre, d’un côté, d’importants États arabes de cette région, les Palestiniens et, d’un autre côté, l’État d’Israël qui doit assurément être sécurisé à l’avenir. Ces rapprochements de positions peuvent paraître utopiques à très court terme, ils ne le sont pas à moyen et long terme. La France et les Européens ont donc un rôle à jouer. C’est très difficile, la situation présente à Gaza paraît inextricable, bloquée même. Mais l’histoire montre que l’horizon peut bénéficier d’une éclaircie.

Au-delà de l’actualité politique immédiate, je souhaite dire que j’aime Israël, un pays qui n’a pas d’autre choix que de se tenir debout et qui est un phare de démocratie, de liberté et de progrès économique dans cette région. Je souhaite des relations toujours plus fortes entre Israël et la France.
 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

 

 

La civilisation de la peur – Pourquoi et comment garder confiance dans l'avenir, Nicolas Bouzou (XO Editions, février 2024)

 

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n’engagent que leurs auteurs -

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