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Published on 19 March 2025

L'entretien du Crif – Questions militaires en Europe et à Gaza : analyses du Général Trinquand et de l’écrivain Vincent Crouzet

Le Général Dominique Trinquand, formé à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, a occupé de nombreux postes stratégiques, notamment celui de chef de la mission militaire de la délégation française auprès des Nations Unies à New York. Vincent Crouzet, expert en renseignement – il a été dans le passé agent de la DGSE –, est depuis plusieurs années écrivain, auteur notamment du roman « Le Chevalier de Jérusalem » (coll. Service Action, Robert Laffont, 2024). Tous deux intervenants réguliers sur LCI, ils répondent aux questions de Jean-Philippe Moinet sur les réorganisations militaires en cours en Europe, sur l’actualité et l’avenir de Gaza.

Le Crif : Plus d’une trentaine de hauts responsables des états-majors de l’Union européenne et de l’OTAN se sont réunis récemment à Paris. Quel était l’enjeu de cette réunion concernant nos Armées et les principales décisions ou orientations prises ?

Général Trinquand : Cette réunion présidée par les Chefs d’états-majors des Armées (CEMA) britanniques et français permettait de faire le point sur les contributions pour soutenir l’Ukraine et tenter de se projeter à plus long terme sur le renforcement de la Défense de l’Europe. Cette réunion des CEMA avec des représentants de l’OTAN et de l’Ukraine est une première.

Vincent Crouzet : Tout d'abord, c'est en effet une réunion sans précédent dans l'histoire militaire des puissances occidentales, associant également le Canada, l'Australie et la Turquie. Mais c'est un format hors OTAN, sans les Américains, signifiant que d'autres alliances, sur la base de valeurs communes, peuvent se nouer. Cette réunion avait surtout pour objet de faire le point sur les moyens que chacun pouvait apporter, et, éventuellement, sur la mise en place d'une chaîne de commandement.

 

 

« Nos budgets de Défense additionnés en Europe sont supérieurs au budget des forces armées de la Russie »

 

 

Le Crif : Pour faire face aux menaces russes et compte tenu des positions prises par Donald Trump, l’OTAN peut-elle encore garantir la sécurité collective de l’Europe ou est-ce que la défense européenne doit désormais se concevoir de manière totalement autonome de l’OTAN ?

Vincent Crouzet : La défense européenne doit pouvoir être aujourd'hui autonome face à la menace russe. Nos budgets de Défense additionnés sont supérieurs au budget des forces armées de la Russie et nous disposons d'une avance technologique dans le domaine de l'aérien, notamment. Reste à définir la notion du « parapluie nucléaire » que la France pourrait assumer, dans un rôle de « chevalier blanc ». Cependant, ce rôle nucléaire a un coût et nous devrions à cet effet demander une participation financière, de principe, à nos partenaires européens.

Général Trinquand : La défense européenne doit se constituer en prenant en compte les doutes concernant l’engagement américain. L’OTAN avec son pilier européen est une bonne base de travail et la dissuasion française est une garantie qui doit être étudiée.

 

 

Le Crif : Le chef de l’État (et des Armées) Emmanuel Macron a aussi réuni les industriels français de l’armement. Au-delà de la dissuasion nucléaire française, très importante pour le continent européen, quelles sont les forces et les faiblesses de la France en ce domaine-clé de l’armement ? Quel secteur doit le plus rapidement progresser ? 

Général Trinquand : L’industrie d’armement française est importante (la France est le deuxième exportateur mondial). Des sociétés clés comme Dassault et Thales sont nationales mais d’autres sont déjà multinationales comme Airbus, MBDA ou KNDS. Pour mutualiser les moyens de Défense en Europe, il faut compter sur des intégrations entre sociétés européennes. L’industrie française est en bonne place. Les faiblesses constatées : missiles longue portée, défense antiaérienne, guerre électronique et drones sont probablement les premiers axes d’efforts à fournir.

Vincent Crouzet : L'industrie de défense française est un poids lourd mondial, avec son champion : le Rafale, moins cher que le F-35. Les compagnies d'envergure visibles (Dassault, Thales, KNDS, Nexter...) cachent souvent un maillage conséquent d'entreprises de taille intermédiaires et de PME performatives dans tous les domaines. Nous disposons d'atouts certains mais peinons sur un secteur qui pourtant révolutionne la guerre : celui des drones. Nous devrions dans ce secteur nous rapprocher des Ukrainiens devenus, par nécessité, leaders mondiaux.

 

 

« Le Hamas en tant qu’instrument militaire a été sérieusement affaibli. En revanche, son idéologie est encore très présente »

 

 

Le Crif : Concernant la situation au Proche-Orient. Quelles analyses faites-vous du rapport de forces militaires et sécuritaires, en particulier à Gaza, où l’armée israélienne a relancé une offensive. Est-ce que le Hamas est définitivement ou non mis hors d’état de nuire ?

Vincent Crouzet : À force d'entraver systématiquement les chefs du Hamas, Israël a réduit considérablement la capacité de nuisance du mouvement terroriste. Ces actions ciblées s'accompagnent aussi du « nettoyage » de l'environnement du Hamas, partout au Moyen-Orient. C'est un mouvement qui s'appuyait sur des financements extérieurs dont il ne dispose plus désormais. Les gesticulations obscènes à Gaza à l'occasion de la libération des otages ne masquent pas l'impossibilité militaire du Hamas à représenter un danger majeur conventionnel pour Israël. Par ailleurs, la population gazaouie est lassée d'être « gouvernée » par un mouvement qui se sert d'elle comme bouclier, et qui reste le seul responsable du drame vécu par les Palestiniens à Gaza.

Général Trinquand : Le Hamas en tant qu’instrument militaire a été sérieusement affaibli. En revanche, son idéologie est encore très présente en particulier compte tenu de l’intransigeance de Monsieur Netanyahu concernant l’existence d’un État palestinien.

 

Le Crif : Pour le long terme, divers scenarii se discutent concernant « l’après » guerre à Gaza. Quel type de gouvernance vous paraît le plus réaliste pour ce territoire palestinien à l’avenir et quel rôle peut jouer la France pour contribuer à une paix durable assurant la sécurité de l’État d’Israël ?

Général Trinquand : Une gouvernance « technique » contrôlée par quelques États clés de la région (Arabie Saoudite, Égypte, Jordanie) me semble une solution possible. La France peut être un appui sur ce sujet.

Vincent Crouzet : L'avenir de Gaza devrait être pensé dans le cadre d'une solution à deux États. La France œuvre à ce projet. Mais rien ne sera résolu si l'état d'esprit n'évolue pas dans la région. « Deux États » ne changeront rien si Israéliens et Palestiniens ne conçoivent pas leur avenir ensemble, ou côte à côte. Un projet commun doit être imaginé, sur la base d'une prospérité partagée. Gaza, au-delà des plans délirants de Trump, pourrait devenir une zone d'échanges méditerranéenne de premier ordre, qu'Israéliens et Palestiniens pourraient développer ensemble, apportant travail et stabilité à la population gazaouie.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n’engagent que leurs auteurs -

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