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Published on 10 March 2025

L'entretien du Crif – Bruno Fuchs : « la menace russe est existentielle pour l’Europe et la France »

Président de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale et député (Modem) du Haut-Rhin, Bruno Fuchs évoque pour le Crif le bouleversement géopolitique qui touche l’Europe, après la suspension de l’aide américaine à l’Ukraine et les prises de position de Donald Trump, qui a entamé des discussions avec Vladimir Poutine sans associer ni les Ukrainiens, ni les Européens : « Il y a la question de l’Ukraine mais derrière, et tout le monde doit en prendre conscience, il y a une menace existentielle pour l’Europe et pour la France ». Répondant aux questions de Jean-Philippe Moinet, il déclare que les deux dirigeants, Trump et Poutine, « cherchent à déstabiliser l’Europe, à mettre en place par des "proxis" des modes de gouvernance qui s’aligneraient sur "le modèle" russe », il souligne aussi le danger du soutien, proclamé par les plus proches du Président américain, aux mouvements d’extrême droite en Europe, comme l’AFD en Allemagne. Bruno Fuchs s’exprime également pour nous sur la résolution adoptée par sa Commission exigeant « la libération immédiate » de l’écrivain Boualem Sansal. Il évoque enfin la délicate situation à Gaza. À propos des divers scénarii en discussion pour, à terme, organiser une nouvelle gouvernance de ce territoire, il précise le rôle de médiation que la France peut, à ses yeux, jouer utilement.

Le Crif : Les Français réalisent-ils suffisamment que nous sommes dans une période historique de bascule en Europe où, après le lâchage de l’Ukraine par Donald Trump, la menace russe pèse comme jamais, en particulier sur l’Est de l’Europe ?

Bruno Fuchs : Les Français commencent à comprendre qu’il y a cette menace et que cette menace est existentielle. Il y a la question de l’Ukraine mais derrière, et tout le monde doit en prendre conscience, il y a une menace existentielle pour l’Europe et pour la France.

 

Le Crif : Menace existentielle, parce qu’elle est « hybride » avec la cyber-guerre menée par la Russie et qu’elle peut être militaire ?

Bruno Fuchs : La menace est de deux ordres. Compte tenu du niveau d’armement de la Russie (40 % de son Budget est consacré à son armée), oui elle peut être militaire, en particulier pour l’Est de l’Europe : les risques militaires hors Ukraine sont limités même s’il ne faut pas les négliger car des événements peuvent bouleverser les raisonnements rationnels.
L’autre menace, et elle est très importante à considérer dès à présent, vise le modèle de société dans lequel nous vivons en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Sur le dos de tous les Européens, nous assistons à une dangereuse complicité Trump-Poutine, à une convergence de tendances impérialistes de type autoritaire, qui pose la question de savoir quel modèle va l’emporter en Europe. D’où le grand plan d’investissements, de 800 milliards d’euros, adopté à l’unanimité par le Conseil européen exceptionnel consacré à la Défense. La très importante et inédite convergence des forces européennes en matière de Défense vise à permettre de contrebalancer la menace d’atomisation politique de l’Europe et à éviter sa vulnérabilité militaire.

 

 

« Par les mouvements d’extrême droite, l’objectif conjoint de Trump et Poutine est de soumettre l’Europe au "modèle" de régime autoritaire que veut imposer la Russie »

 

 

L’objectif de Donald Trump, en favorisant la Russie de Vladimir Poutine, est à l’évidence de réduire la puissance de l’Europe et de la fragiliser. Les deux dirigeants cherchent à déstabiliser l’Europe, à mettre en place, par des « proxis », des modes de gouvernance qui s’aligneraient sur « le modèle » russe. Il y a dans ce « modèle » l’exemple de la Biélorussie, système de vassalisation complète, tel que celui qui avait été mis en place par la Russie du temps de l’Union soviétique, avec des dirigeants potiches, soumis au diktat politique et militaire de Moscou. Il y a aussi dans ce « modèle » l’exemple en Europe de la Hongrie de Victor Orbán, qui depuis plus de dix ans a pris les mêmes décisions que celles qu’avaient prises Vladimir Poutine en 2019, après avoir pris le pouvoir en Russie : sur (ou plutôt contre) la Cour constitutionnelle et l’indépendance de la Justice, les Libertés publiques délibérément réduites, l’atteinte à l’autonomie des Universités, la liberté des médias, des ONG, etc.

On a vu aussi que Trump et ses plus proches tentent ouvertement de favoriser les mouvements d’extrême droite en Europe – en particulier l’un des plus radicaux et virulents, l’AFD en Allemagne ; c’était une incroyable ingérence à l’approche des élections générales dans ce grand pays européen, l’objectif étant d’affaiblir l’Europe, voire de la faire imploser politiquement et institutionnellement, ceci par tous les moyens possibles.
Là est aussi la grande menace qui pèse en Europe, nous devons la prendre en grande considération, avec volontarisme et solidarité pour resserrer les liens des démocraties européennes, dangereusement visées. Il est clair que par ces mouvements d’extrême droite, l’objectif conjoint, de Trump et Poutine, est non seulement d’affaiblir l’Europe mais de l’aligner, de la soumettre, au « modèle » de régime autoritaire qu’a expérimenté et que veut imposer la Russie.

 

 

« Une forte mobilisation est en train de se réaliser concrètement, au-delà même de l’Union européenne »

 

 

Le Crif : Une course de vitesse semble être lancée concernant l’Ukraine, qui apparait encore plus comme le rempart de protection des démocraties européennes, à renforcer. Après la décision de suspendre l’aide militaire américaine, les Européens sont-ils en mesure de renforcer rapidement les soutiens militaires qui vont manquer à l’Ukraine, attaquée chaque jour par l’armée russe ?

Bruno Fuchs : La question est en effet actuellement celle-là, est-ce que les Européens vont répondre assez vite à la nouvelle donne de l’ordre ou du désordre mondial ? Est-ce que les Européens collectivement, ou pays par pays et à géométrie variable selon les volontés, vont être capables de consolider les gains démocratiques et stratégiques, dont nous bénéficions depuis la Seconde Guerre mondiale avec la paix, la prospérité, les vertus du multilatéralisme ? C’est tout cela qui est en jeu aujourd’hui, et qui constitue le caractère existentiel des menaces actuelles. Si nous avons, en France par exemple, l’accession au pouvoir de l’extrême droite, dont on sait les liens de proximité avec le régime russe, toute une série de questions sur la défense de notre système démocratique et de l’État de droit ne seront malheureusement plus posées, elles seront tranchées, par la négative. Il faut en prendre pleinement conscience, avant qu’il ne soit trop tard.

 

Le Crif : Les dirigeants européens, dans leur très grande majorité, ont montré qu’ils en avaient fortement conscience mais êtes-vous confiant quant à l’ampleur et la solidité du contrefeu annoncé au Conseil européen exceptionnel sur la Défense ?

Bruno Fuchs : Une forte mobilisation est en train de se réaliser concrètement, au-delà même de l’Union européenne, avec l’apport de puissances occidentales de grande importance, qui ont la même conception de ce que doit être l’ordre mondial et la défense des démocraties, je pense au Canada et au Royaume Uni. Ce dernier a d’ailleurs, comme la France, une armée très puissante, en effectifs et en armements, et nos deux pays détiennent l’arme de dissuasion nucléaire.

À noter aussi que le futur Chancelier allemand, Friedrich Merz, a récemment pris des positions très fortes, montrant la volonté allemande de ne plus s’aligner sur les États-Unis mais, au contraire, de soutenir puissamment l’Ukraine, de rehausser rapidement le budget de la Défense (chiffré désormais à 100 milliards d’euros par an) et de participer à l’organisation d’une Défense européenne solide, en liens étroits avec la France.  

On a vu aussi la Turquie, membre de l’OTAN comme le Royaume-Uni et le Canada, se joindre aux réunions sur la défense européenne. Il y a aussi, côté Asie, le Japon, la Corée du Sud, peut-être l’Inde, qui pourront jouer un rôle auprès et avec l’Europe en ces domaines stratégiques, pour contrer les impérialismes autoritaires et illibéraux qui veulent déstabiliser les démocraties libérales, on le sait en Asie concernant Taïwan, dans le viseur de la Chine depuis des années. 

 

 

« L’Ukraine est un pays souverain agressé, dont le courage et les capacités de résistance sont toujours remarquables face au pays agresseur »

 

 

Le Crif : Quelles sont garanties de sécurité, qui conditionneraient un accord sur une trêve en Ukraine, certains dirigeants Européens ayant évoqué une présence de soldats européens en Ukraine, pour garantir une paix et une sécurité durable en Ukraine ?

Bruno Fuchs : Le premier facteur à analyser sera la capacité de résistance de l’Ukraine, dans les nouvelles circonstances restrictives imposées par les Américains. Faudra-t-il que l’Ukraine fasse des concessions à la Russie dans les discussions, pour l’instant engagées par d’autres que les Ukrainiens ?

l faudra en effet garantir une sécurité durable pour l’Ukraine et l’Europe. La présence de forces européennes (et d’autres pays) en Ukraine est une option. Il y en a d’autres. Quand on regarde ce qui s’est passé après les accords de Minsk, le cessez-le-feu a été interrompu des dizaines de fois, et la durée la plus longue de son application a été deux semaines ! Des garanties de sécurité sont à mettre dans les discussions futures, une partie de la probabilité de leurs mises en œuvre – et d’acceptation par la Russie, rien n’est sûr à ce sujet – dépend du rapport de force sur le terrain et de la capacité ukrainienne à résister sur le front.

Donald Trump avait promis de régler le problème « en 24 heures ». On voit bien qu’en entrant en complicité avec Vladimir Poutine et en voulant imposer un cessez-le-feu qui ressemble à une capitulation sans garanties de sécurité, il a abouti à l’effet inverse : il a placé quasiment tous les pays européens en situation de réaffirmer une solidarité renforcée avec l’Ukraine, dont il faut rappeler qu’elle est, depuis trois ans, un pays souverain agressé, dont le courage et les capacités de résistance ont été et sont toujours remarquables, face au pays agresseur, qui s’était présenté en 2022 comme la deuxième armée la plus puissante du monde pouvant envahir son voisin en quelques jours.

 

 

« L’Algérie n’a pas respecté ses engagements en refusant à plusieurs reprises le retour en Algérie de ressortissants algériens, islamistes radicaux et dangereux »

 

 

Le Crif : Sur un tout autre sujet, la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale que vous présidez a pris récemment une position exigeant la libération de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, emprisonné en Algérie. Cette libération vous semble-t-elle possible prochainement, compte tenu de l’attitude du régime algérien, pour l’instant fermé à toute conciliation ?

Bruno Fuchs : Il y a heureusement en France une quasi-unanimité, dans la classe politique et à l’Assemblée nationale, pour demander de libérer immédiatement et sans condition l’écrivain Boualem Sansal. La question est de savoir comment on peut y arriver car les dirigeants algériens, cela n’a échappé à personne, n’ont pas cette intention-là et invoquent un droit, qui choque mais qui est la réalité qu’ils opposent pour emprisonner l’écrivain.

Pour notre part, il y a des principes intangibles sur lesquels nous ne pouvons transiger, notamment en ce qui concerne la liberté d’expression d’un écrivain qui ne peuvent être mêlés à des enjeux politiques, diplomatiques, migratoires ou sécuritaires. Le drame de Mulhouse montre d’ailleurs que l’Algérie porte une claire responsabilité dans la mort du citoyen portugais attaqué, l’Algérie n’a pas respecté ses engagements en refusant à plusieurs reprises le retour en Algérie de ressortissants algériens, islamistes radicaux et dangereux.

Il ne reste pas moins que la résolution des problèmes entre nos deux pays doit pouvoir s’envisager par le dialogue. Pour l’instant, les dirigeants algériens ne veulent rien entendre. Il faudra trouver un moyen, à un moment donné, de discuter. Ce dialogue, au niveau de l’Assemblée nationale, nous essayons aussi de le favoriser. Nous soulignons l’importance des principes de sécurité qui s’imposent sur notre territoire, ils ne peuvent être mis en cause et doivent, au contraire, être renforcés. Cela n’empêche pas de chercher à réunir les conditions favorables au retour à un dialogue responsables entre les deux pays pour sortir de cette crise aigüe.

 

Le Crif : Sachant qu’il faudrait permettre l’application d’une règle élémentaire de droit, à savoir que l’avocat français de Boualem Sansal puisse simplement voir et discuter avec son client en Algérie, ce qui est toujours empêché par les autorités algériennes…

Bruno Fuchs : Oui, c’est la base.

 

 

« Une médiation internationale sur Gaza permettrait de commencer à assurer la sécurité de tous et à retrouver le début d’une vie économique et sociale qui se rapprocherait d’une vie normale »

 

 

Le Crif : Au sud Liban, la France et les États-Unis assurent une présence qui garantit l’absence d’attaques de ce qui reste du Hezbollah sur le nord d’Israël. À Gaza, le principe d’une trêve semble beaucoup plus fragile. Comment voyez-vous « l’après », et quel rôle la France peut jouer ?

Bruno Fuchs : On voit bien que les conditions de restitution des otages du Hamas perturbe le processus de trêve tel qu’il avait été imaginé. Le processus n’est pas stabilisé car tous les otages ne sont pas libérés et il y a de fortes divergences sur ce que doit être, à l’avenir, la gouvernance de cette région et, en particulier, sur le sujet de l’émergence à terme d’une entité palestinienne pouvant être respectueuse de la sécurité de l’État d’Israël. Le plan Trump paraît inconcevable et surréaliste, il paraît impossible, historiquement, humainement et politiquement, à réaliser. Aucun des pays arabes de la région, pourtant alliés des États-Unis, de l’Égypte à l’Arabie saoudite en passant par la Jordanie, n'y a souscrit.

Diverses questions se posent. Doit-il y avoir à terme, et sous quelle forme, une seule entité palestinienne qui assure la gouvernance à la fois en Cisjordanie et à Gaza ou deux entités distinctes ? Beaucoup de questions restent sans réponse.

 

Le Crif : Pour une période transitoire, est-ce qu’à moyen terme une future gouvernance de Gaza, sans le Hamas bien sûr, pourrait se concevoir avec des garanties de sécurité durable, assurées par des pays pouvant jouer de leur influence et même avoir une présence, comme la France et d’autres pays européens, les États-Unis et des pays du Golfe, les Émirats Arabes Unis ou l’Arabie saoudite ?

Bruno Fuchs : Ce n’est pas impossible, sachant qu’il y a encore beaucoup de questions à régler. Des acteurs ne souhaitent pas, ou ne souhaitent plus, reprendre l’idée, même à terme, d’un État palestinien. D’autres mettent au contraire cette reconnaissance comme condition pour favoriser une nouvelle gouvernance à Gaza. Il y a bien sûr la situation sécuritaire actuelle, qui n’est pas réglée, la libération de tous les otages du Hamas n’étant pas accomplie. Il y a aussi la situation humanitaire, qui reste dramatique. On voit bien les difficultés. Les Saoudiens ont par exemple avancé leur volonté de voir l’Autorité palestinienne assurer la gouvernance future de Gaza, mais on voit bien que cette Autorité palestinienne n’a pas l’assise politique pouvant lui permettre de le faire, pour l’instant.

Reste en effet l’hypothèse d’une médiation internationale qui, transitoirement, permettrait un processus susceptible de stabiliser la situation, de calmer le climat, de commencer à assurer la sécurité de tous, de rétablir une vie économique et sociale qui se rapprocherait du début d’une vie normale, d’engager les grands travaux de reconstruction, de former des dirigeants aptes à assurer une gouvernance future, respectueuse du voisin israélien.

On voit bien que nous sommes encore loin, sur le terrain, d’une telle perspective. Mais la France, oui, peut jouer un rôle utile en cette période et dans cette direction, notre pays étant en forte capacité d’assurer la médiation entre toutes les parties en présence, qui peuvent converger pour avancer dans cette direction. Sachant que le Hamas doit être bien sûr à l’avenir dans l’incapacité de se reconstituer et d’agir en aucune façon sur le plan politique et décisionnel à Gaza.

C’est le préalable que tous les acteurs évoqués partagent, ce qui doit permettre de rétablir la confiance et de préparer un avenir meilleur. Pour les Israéliens qui, le 7 octobre 2023, ont subi la plus terrible attaque terroriste depuis la création de l’État d’Israël en 1948. Pour les populations palestiniennes aussi, qui ont terriblement souffert à Gaza des conséquences de la guerre, provoqué par le fanatisme armé du Hamas et des effets infernaux que lui seul a produit.

Mais ne perdons pas espoir en l’avenir. À nous aussi, Français et Européens, de contribuer à tracer pas à pas un chemin, où le chaos et la haine seront exclus.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

 

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n’engagent que leurs auteurs -

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