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Le Crif : Huit mois après l’attaque terroriste du 7 octobre, quel est le rapport de forces à Gaza, d’un point de vue strictement militaire, entre Tsahal, l’armée israélienne, et les combattants armés du Hamas ?
François Heisbourg : En dehors de la communication officielle de Tsahal, on ne sait pas bien où en est précisément ce rapport de forces sur le terrain à Gaza même si le nombre de bataillons opérationnels du Hamas se compte probablement sur quelques doigts d’une main. Le niveau des forces militaires du Hamas est bien sûr beaucoup affaibli par rapport à ce qu’il était il y a huit mois. C’est une guerre que les spécialistes naguère auraient qualifiée de contre-insurrectionnelle et, dans ce cas, la notion d’unité constituée n’a pas la même sens que dans le cadre d’opérations militaires conventionnelles. Il y a encore, côté Hamas, des infrastructures militaires et des unités opérationnelles. Pour faire l’analogie avec la lutte contre Daech, on se souvient qu’il avait fallu du temps, prés de trois ans, pour démanteler les infrastructures de Daech en Irak et en Syrie.
Le Crif : L’asymétrie des forces militaires en présence – je ne parle pas du rapport de forces sur le terrain politique – ne militerait-elle pas en faveur de l’accélération d’une trêve provisoire (comme celle qui a eu lieu en novembre) ?
François Heisbourg : Je pense que, sur ce sujet, on ne peut pas se borner à une lecture militaire classique et au seul rapport de forces sur le terrain car il y a un autre but de guerre fixé par Israël, dés le début de sa riposte : la libération des otages. Il y a donc tension, depuis le début du conflit, entre le but de guerre militaire – le démantèlement des infrastructures du Hamas – et ce but de guerre humanitaire, la libération des otages, qui n’est pas de même nature. Cette tension entre ces deux buts est inévitable.
Le Crif : Dans ce contexte, quelle analyse faites-vous de ce qui est présenté comme le plan de paix de Joe Biden ?
François Heisbourg : Plan que Joe Biden présente comme le plan Netanyahou… chacun communiquant à sa façon. La lecture de Joe Biden n’est pas existentielle car ce n’est pas le sort des États-Unis qui est en jeu, c’est le sort de l’alliance stratégique entre les États-Unis et Israël qui est en jeu, auquel s’ajoute un enjeu de politique intérieure pour Joe Biden, qui joue une partie de sa réélection sur la manière de gérer ce conflit. Sa lecture ne peut pas être spécifiquement militaire, elle est en très grande partie politique et électorale, comme le fait d’ailleurs pour sa part Benyamin Netanyahou, c’est le propre des politiques de se comporter en politiques.
« Les Saoudiens poussent les négociations (avec les Américains) pour obtenir des garanties en matière de transfert de technologies »
Le Crif : Dans ce contexte géopolitique, est-ce que l’alternative au Hamas côté palestinien (pour la future gouvernance de la bande de Gaza) progresse, y compris dans l’esprit des dirigeants des pays arabes dits modérés de la région ?
François Heisbourg : J’ai tendance à récuser le terme de pays arabes « modérés », car modérés en quoi ?
Le Crif : Dans la mesure où une majorité de pays arabes voisins d’Israël ne veulent pas, contrairement au Hamas et à l’Iran, la destruction de l’État d’Israël…
François Heisbourg : De ce point de vue, effectivement et, là, beaucoup dépend de l’aboutissement des négociations qui ont lieu en ce moment entre les Américains et les Saoudiens, ces derniers poussant les discussions pour obtenir des garanties en matière de transfert de technologies, notamment dans le domaine nucléaire, auxquelles s’ajoute une volonté d’assurance concernant l’avenir de l’autorité palestinienne. On ne sait pas, aujourd’hui, si ces négociations vont aboutir ou non. Visiblement, le Président américain Joe Biden pousse très fort en ce sens mais je ne sais pas quel est le calcul de Mohammed Ben Salmane, le Prince héritier d’Arabie Saoudite : est-ce que, comme Benyamin Netanyahou, il préfère jouer la carte Donald Trump et donc ne pas conclure avant les élections américaines de la fin d’année ? Ou est-ce qu’il préfère empocher ce qu’il peut empocher sans trop tarder dans le cadre d’une administration Biden qui, sur ce terrain-là, ne sera pas mis en cause et en difficulté par Donald Trump ?
Le Crif : On a vu récemment la Chine tenter de prendre un rôle de médiateur dans la région ; quelle est la crédibilité de cette intention chinoise affichée ?
François Heisbourg : La Chine est prudente, elle s’est rendu compte que son rôle de médiateur n’aboutissait pas à grand-chose, que le Moyen-Orient est une source de difficultés. Je pense que la Chine continuera à avoir une politique opportuniste, au sens où quand une opportunité se présente elle l’utilise, par exemple pour nourrir ses affaires avec l’Iran et continuer à poser ses jalons, économiques notamment, en Arabie Saoudite, dans les Émirats... Avec, à ce stade en tous cas, peu d’ambition stratégique. Elle donne même plutôt l’impression que son pétard – qu’a été sous sa médiation un rapprochement entre l’Iran et l’Arabie Saoudite – était un pétard sérieusement mouillé.
Le Crif : On a vu, récemment encore, des attaques au nord d’Israël se perpétuer et s’amplifier venant du Hezbollah. Quel est le degré de dangerosité de ces attaques et le degré d’isolement de l’Iran par rapport aux pays arabo-musulmans de la région ?
François Heisbourg : Je pense que l’isolement de l’Iran par rapport au monde arabe est assumé et ancien, l’Iran poursuit sa politique avec ses investissements en Irak, au Yémen, en Syrie et au Liban, cela ne change pas, ce n’est pas cela qui surdétermine un éventuel feu vert ou une commande de l’Iran une action offensive du Hezbollah. L’actuelle période électorale en Iran, qui va durer au mois de juin, n’est probablement pas propice à un grand changement de posture à Téhéran. Ce qui renvoie à une autre question : est-ce que les dirigeants israéliens vont ou non profiter de la situation d’anomie côté iranien pour pousser ses pions face au Hezbollah au nord d’Israël et au sud du Liban ? C’est la question à cent shekels, actuellement en Israël.
Le Crif : Une puissante contre-offensive israélienne n’est donc pas à exclure à la frontière nord d’Israël ?
François Heisbourg : Non, elle n’est absolument pas à exclure. D’autant plus que le Hezbollah ne se prive pas d’attaquer les Israéliens dans la zone frontalière.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
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