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Le Crif : Sciences Po a subi une crise grave. Cette institution académique a été bloquée par des activistes, ostensiblement soutenus par les dirigeants de La France Insoumise (LFI) venus sur place, qui invoquent leurs convictions « propalestiniennes » et « la paix ». Quel sens et quelle représentativité ont, selon vous, ces dérives et radicalités dans la France d’aujourd’hui ?
Dominique Reynié : L’expression d’opinions politiques radicales n’est pas nouvelle, c’est même une donnée constante de la vie des idées et de l’action politique. La radicalité reflète l’existence de courants idéologiques de type révolutionnaire appelant à des formes d’engagement absolu. On sait qu’au sein du mouvement ouvrier, la politique radicale, au sens initial de politique de la radicalité, s’est opposée frontalement au gradualisme du réformisme. L’antagonisme entre le réformisme et la révolution se cristallisera dans l’opposition bien connue, et qui fut historiquement déterminante, entre le socialisme révolutionnaire, plus tard le bolchevisme, et la social-démocratie réformiste. De la même façon, mais à droite, on a pu distinguer un nationalisme patriotique d’un nationalisme raciste.
Aujourd’hui, les radicalités politiques se multiplient, à travers des causes telles que l’écologie, les animaux – je songe aux partis et aux militants animalistes – la décroissance, les droits LGBT, le refus d’une conception sexuée de la nature humaine ou encore les luttes dites intersectionnelles qui ont pu émerger au croisement de certaines de ces revendications. Notre époque s’est aussi alourdie du retour de radicalités qui n’avaient pas disparu mais qui avaient perdu beaucoup de leur force ; elles n’étaient pas sorties de l’histoire mais de notre champ de vision, l’antisémitisme en est l’expression la plus tenace et la plus brutale.
La résurgence de ces radicalités prend place dans un cadre historique marqué par une nouvelle visibilité des religions ; elles sont bel et bien en phase ascendante, dans le monde arabo-musulman, en Inde, en Turquie, sur tout le continent africain, aux États-Unis ou en Israël, confirmant que le XXIème siècle est de plus en plus confronté à la question religieuse . Or, la religion est, par nature, un registre des représentations et des opinions qui, s’organisant autour d’un absolutisme, conduit aisément à la plus grande intensité de croyance, à la ferveur, que l’on ne rencontre en politique que dans la ferveur révolutionnaire et totalitaire.
Le Crif : Face à ces radicalités, nos démocraties seront-elles solides ?
Dominique Reynié : Les démocraties doivent s’apprêter à vivre une épreuve redoutable. Si cette forme de régime a pour condition le pluralisme et la diversité, la coexistence des représentations est moins gouvernable avec les croyances religieuses qu’avec les opinions politiques profanes puisqu’il faut que les croyances religieuses acceptent toutes de se placer d’une manière ou d’une autre sous l’autorité de la loi commune. Le retour au premier plan de la diversité des religions engendre inévitablement un pluralisme singulier, incomparable avec le pluralisme des opinions profanes tandis que l’idée d’un compromis n’a guère de sens, en dehors de laïcité à la française.
Le nouvel espace public ajoute à cette radicalisation du monde. L’espace public numérique, le web, dématérialise, déterritorialise et universalise les interactions sociales, via les réseaux sociaux et les supports mobiles (téléphones etc.). Nous commençons à voir émerger dans le monde des responsabilités les premières générations exclusivement socialisées par cet espace public aisément et constamment accessible, où les vies sont immergées dans une culture des écrans.
Le Crif : Cette culture des écrans pose quels types de problèmes ?
Dominique Reynié : L’hypermédiatisation des existences est une pure nouveauté et nous ne savons pas ses conséquences sur la nature humaine ni même si elle est capable de le supporter. Sous l’apparence de l’individualisme maximum, cet espace public tend à la dissolution des espaces privés. Nos gouvernements et nos systèmes de régulation n’ont encore presque aucune prise sur cette modalité de formation, de circulation et d’expression des opinions, malgré les efforts déployés par la Commission européenne (le DMA et le DGA). Or, il est admis que ce nouvel espace public est producteur de polarisation et de radicalisation d’une partie significative des individus connectés, ceux qui finissent par confondre l’espace public numérique, l’espace virtuel, avec l’espace public réel. C’est en ce sens que l’espace public numérique est propice à la violence, aux discours de haine. Certes, ces discours n’ont pas été inventés par le web ou les réseaux sociaux mais ils y prolifèrent et y circulent avec une puissance encore jamais connue.
Au sein de nos sociétés démocratiques, ce monde est porteur de risques inédits ; la modération cède devant l’extrémisme et le pluralisme des discussions ne résiste pas à la confrontation. Ce monde augmente les risques de violence interne et de guerre externe, chacun le ressent. Nous sommes entrés dans une ère de radicalité ; les gouvernants et les citoyens doivent réviser leurs manières de voir et de penser pour s’adapter à ce changement d’époque qui nous fait passer d’une relative civilité régulatrice à une incivilité tendancielle et menaçante.
Les étudiants ne sont qu’une partie des jeunes générations, une partie minoritaire, et les jeunes gens radicalisés que nous voyons défiler depuis quelques semaines ne sont qu’une petite minorité des étudiants. Il est clair qu’ils sont prisonniers d’une instrumentalisation conçue et actionnée par des organisateurs usant d’un grand cynisme. Ce sont des chefs de partis – je pense à Jean-Luc Mélenchon, à La France Insoumise et à ses députés –, mais je pense aussi à ceux qui manipulent le levier de l’islam et de l’islamisme.
Le Crif : Plus généralement, au-delà de quelques lieux universitaires, on voit bien qu’un « antisémitisme d’atmosphère » se propage dangereusement dans notre pays depuis le 7 octobre. Vous qui avez beaucoup étudié ce sujet de l’antisémitisme, quels champs de mesures estimez-vous les plus importants et efficaces pour endiguer ce fléau ?
Dominique Reynié : L’antisémitisme n’a jamais disparu, il s’est replié, au moins dans le monde occidental et démocratique. La résurgence de l’antisémitisme est notable depuis la fin du XXème siècle et sa réaffirmation est largement confirmée par le premier quart du XXIème siècle. En Europe, en France, des personnes ont été assassinées parce que juives, y compris des enfants, cela s’est passé à Toulouse le 19 mars 2012. En France métropolitaine, il n’y avait pas eu d’enfants assassinés parce que juifs depuis le régime de Vichy. L’antisémitisme s’exprime massivement à travers des insultes, des menaces, des agressions, sur les réseaux sociaux, dans la rue, à l’école, au travail, au sport ; ce sont aussi des inscriptions griffonnées sur les murs, dans la rue mais parfois sur les portes d’appartements identifiés par une mezouzah. À la Fondation pour l’innovation politique nous avons consacré de nombreuses études, souvent en partenariat avec AJC, permettant de documenter cette évolution, et que l’on peut consulter sur le site (www.fondapol.org).
Ma deuxième remarque concerne la dynamique démographique. Pendant plusieurs décennies, après 1945, l’antisémitisme a été contenu. L’effondrement du nazisme, la découverte de la Shoah et le choc du premier procès de Nuremberg ont imposé une ligne de partage entre deux époques, l’avant et l’après 1945. Pour les générations nées après, l’antisémitisme est peu à peu devenu la figure de l’opinion inacceptable, celle qui alimente les préjugés les plus destructeurs et dont il faut surveiller avec attention les risques de propagation car ils sont capables de libérer l’une des formes les plus extrêmes de violence. Il y a eu un gigantesque progrès de l’esprit public. C’est le grand œuvre de nos politiques mémorielles ; elles ont su séparer deux époques et contribuer à l’avènement d’une conscience nouvelle. On doit ce résultat à l’école, à ses programmes et à ses enseignants, aux Fondations et je pense notamment à la Fondation pour la mémoire de la shoah, mais on le doit aussi au monde de la télévision, de la radio, du cinéma, de l’édition, à la recherche en sciences sociales, aux historiens en particulier.
L’effort mémoriel n’a pas cessé, et ni l’École ni les enseignants n’ont renoncé à diffuser la connaissance de l’histoire et l’importance de ces enjeux.
Le Crif : Ces progrès, cette époque, seraient-elles révolues ?
Dominique Reynié : Cette époque est révolue, oui. Force est de constater que les générations montantes redeviennent plus perméables aux préjugés antisémites et même plus disposées qu’auparavant aux insultes, voire aux agressions. Pour comprendre ce lent retournement, il est impossible de ne pas établir un lien avec la globalisation et la numérisation de l’espace public ainsi qu’avec la recomposition ethnoculturelle de notre pays. Or, celle-ci, en tant que problème, est moins la conséquence de l’immigration que la conséquence d’une immigration sans régulation ni intégration.
C’est dans ce nouveau contexte historique qu’il faut chercher à comprendre la portée du 7 octobre 2023. En fait, il faut distinguer deux événements : le premier est celui du 7 octobre à proprement parler, et il constitue le premier massacre antisémite au cœur même de l’État d’Israël ; le second événement est le déchaînement d’antisémitisme consécutif à ce pogrom, visible à travers le monde, tandis que l’on pouvait attendre l’expression d’une stupeur, d’une compassion et d’une immense colère contre les assassins. Au contraire, on a vu s’imposer rapidement l’indifférence d’une large partie du monde et une certaine insensibilité au sein des sociétés démocratiques, une insensibilité au sort des victimes du 7 octobre, aux conditions atroces dans lesquelles elles ont été assassinées, aux viols qu’ont subis les femmes, aux actes de torture, aux exécutions d’enfants et de vieillards, aux enlèvements, à la destruction de familles entières, autant de scènes nous ramenant indiscutablement à la violence nazie, celle dont nous nous appliquions à garder la mémoire pour que cela ne recommence pas.
Je pense aux survivants de la Shoah qui sont contraints d’être à nouveau les témoins, au seuil de leur vie, les témoins d’un retour qu’ils ont tout fait pour rendre impossible.
Telle est la réalité politique et humaine de notre situation historique. Le 7 octobre s’est presque aussitôt retourné en une nouvelle raison de détester les Juifs.
On a vu le déferlement de propos antisémites, de menaces et d’agressions dans les rues de nos pays démocratiques, et jusque dans nos universités. On a vu s’exprimer une forme de jubilation. La question est, pour nous désormais, de savoir ce que dit de notre condition historique le fait qu’un massacre antisémite, perpétré le 7 octobre 2023 dans l’État d’Israël, ait, parmi ses conséquences immédiates, révélé l’insensibilité d’une partie de nos contemporains, la jubilation d’une autre partie et qu’il coïncide avec une résurgence de l’antisémitisme en Europe.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
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