Jean-Pierre Allali
LES AMNÉSIQUES, par Géraldine Schwarz (*)
Les Amnésiques, ce sont ces hommes et ces femmes qui, en Europe et partout dans le monde, jettent un voile sur un passé nauséabond et ne veulent plus entendre parler des méfaits accomplis par leur pays et, dès lors, par leurs proches.
Par delà l’histoire familiale de l’auteure, journaliste et réalisatrice franco-allemande, qui découvre un jour que ses grands-parents, plus particulièrement du côté allemand, n’ont pas eu une attitude très noble au cours de la Seconde Guerre mondiale, notamment à l’égard des Juifs, c’est une véritable enquête, en Allemagne, en France et à travers le monde, qui nous est proposée, à la rencontre de l’amnésie collective.
Géraldine Schwarz, très opportunément, nous rappelle qu’après leur victoire sur l’Allemagne hitlérienne, les Américains, les Français, les Britanniques et les Soviétiques avaient fixé quatre degrés d’implication dans les crimes nazis : 1/ Les incriminés majeurs 2/ Les incriminés 3/ Les incriminés mineurs 4/ Les Mitläufer. En théorie, seules les trois premières catégories justifiaient l’ouverture d’une enquête judiciaire. C’est à la quatrième catégorie qu’appartenait le grand-père de l’auteure, Karl Schwarz dont le grand tort fut d’acquérir à Mannheim, une entreprise « juive » la Mineralölgesellschaft appartenant à Julius Löbman.. Par ailleurs, « Karl Schwarz était d’autant plus au courant des persécutions qu’il avait fait de nombreux voyages avec Julius Löbman justement à un moment où la situation se dégradait à grande vitesse pour les Juifs. Il avait nécessairement vu les dégâts de la Nuit de Cristal à son retour de voyage d’affaires le 10 novembre… »
Dans son enquête minutieuse, Géraldine Schwarz ne manque pas de soulever des situations invraisemblables. En 1951, le haut-commissaire de la zone américaine en Allemagne, John Mac Cloy, qui amnistia à tour de bras des criminels avérés. On découvre également la situation catastrophique dans laquelle, après la défaite, vont se retrouver des millions d’Allemands. Ainsi, « les civils allemands qui payèrent le plus lourd tribut à la guerre furent les 12 à 14 millions d’expulsés des territoires allemands de l’Est, de Tchécoslovaquie, et dans une moindre mesure d’Europe du Sud-Est qui furent arrachés à des terres où ils étaient installés depuis des générations… » D’une manière plus générale, « L’Allemagne s’effondrait, brûlait, explosait, hurlait, se déchirait, et agonisait dans une enfer digne de Dante. »
En janvier 1948, le passé que Karl Schwarz espérait à jamais enfoui, ressurgit sous la forme d’un courrier d’une avocate, Madame Rebstein-Metz, agissant au nom de son client, Julius Löbmann de Chicago à propos de l’acquisition, pendant les années noires du nazisme de la firme « juive » Mineralölgesellschaft. Des années de tractations aboutiront à un arrangement financier très coûteux pour le grand-père Karl.
Du côté français, sa mère, Josiane, était la fille d’un gendarme de Blanc-Mesnil, Lucien. Pendant la Guerre, Lucien était gendarme à Mont-Saint-Vincent, en Saône-et-Loire. Géraldine Schwarz écrit : « Lucien avait nécessairement de par son métier, côtoyé l’ancien personnel de Drancy. Est-il possible que les gendarmes n’en parlaient pas entre eux… ». Ou encore : « Je ne saurai jamais si mon grand-père français, gendarme sous Vichy, a arrêté des résistants ou des Juifs sur la ligne démarcation qu’il devait surveiller au nord de son secteur d’activité, situé en zone libre, mais j’aurai tendance à penser que s’il l’a fait c’était à contrecœur et que, comme il le disait après la guerre, quand il le pouvait, il fermait les yeux. »
Á ce propos, l’auteure fait un sort à la croyance voulue et véhiculée à la Libération par le général De Gaulle, selon laquelle la majorité du peuple français avait résisté. La « propagande résistencielle » fit croire même que Paris avait été libéré par la Résistance, ce qui, historiquement, est faux. « Qui mieux que le général de Gaulle savait que le récit d’une France entièrement résistante tel que livré aux Français et au monde depuis l’après guerre était faux ? » s’exclame l’auteure qui, dans la foulée, s’en prend à ceux qui, comme Robert Aron, dans son Histoire de Vichy, tentèrent de blanchir le maréchal Pétain de ses crimes. La mythologie s’écroulera dans les années 70 avec la sortie du film de Marcel Ophuls, Le chagrin et la pitié et, surtout, avec le travail de l’américain Robert Paxton, auteur de La France de Vichy. Sans oublier Raul Hilberg et son ouvrage monumental sur La destruction des Juifs d’Europe. Plus tard, la série Holocauste qui sortira juste après le Mémorial de la Déportation des Juifs de France de Serge Klarsfeld contribuera fortement à la consolidation de la vérité historique avant qu’en 1985, Shoah, de Claude Lanzmann achève d’ébranler les consciences.
Si Géraldine Schwarz, ne manque pas de rappeler l’attitude pour le moins ambiguë des populations allemandes à l’Ouest comme à l’Est et française, dans leur volonté obsessionnelle de minimiser leur responsabilité dans la tragédie antisémite, elle étend la question et évoque la Roumanie du général Ion Antonescu, la Hongrie de l’amiral Miklos Hòrthy, la Slovaquie de Jozef Tiso, la Bulgarie, l’Autriche les pays baltes. Dans un autre domaine, l’auteure se penche sur les crimes de Staline et sur ceux de l’Italie fasciste, notamment en Afrique.
Enfin, plus près de nous, la montée en France, du Front national et le drame des millions de migrants qui fuient la guerre et la misère.
Un ouvrage très intéressant.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions Flammarion. Septembre 2017. 350 pages. 20 €