Tribune
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Published on 5 April 2012

Perversité

Par Yann Moix

 

On est en droit de s’étonner qu’une semaine après les attentats antimilitaristes de Montauban (où sont morts des musulmans) et les attentats antisémites de Toulouse (où sont morts des enfants), Le Monde des livres (daté du vendredi 30 mars 2012) ait cru bon de proposer (ce fut aussi le cas du Point) à un écrivain de se mettre « dans la tête du tueur », à savoir : lire dans les pensées de Mohamed Merah. Cet exercice appelle plusieurs commentaires, tous désagréables.

Il est intéressant, bien que peut être inutile, de rappeler que Le Monde des livres fait intégralement partie du Monde, du Monde tout court, qu’il est un supplément du Monde (« Ne peut être vendu séparément »). Et que par conséquent, il semble ici prendre le relai idéologique de ce que le reste du quotidien, dont c’est pourtant le rôle, ne semble pouvoir exprimer au grand jour, ne semble vouloir afficher clairement : Mohamed Merah, devrait bénéficier de circonstances atténuantes : « (…) la nuit, quand les fils à papa se gobergeaient, entourés de donzelles à la croupe rebondie, jolies meufs, affalés autour de comptoirs ou entrés dans des boîtes de nuit où j’étais refoulé une fois sur deux, voire deux fois sur deux lorsque le videur, un putain de Black ou d’Arabe retourné comme ces paras de Montauban qui me ressemblaient et ne me ressemblaient pas et que j’ai troué[s] pour leur apprendre que nous n’étions pas du même monde. » La barbarie dont il a fait preuve, autrement dit, ne serait pas complètement de sa faute. C’est la société qui l’a exclu, c’est la politique d’ostracisme pratiquée au plus haut niveau qui est, dans les grandes lignes, coresponsable du massacre. Mais Le Monde est trop propre sur lui, dans ses habits du soir, pour décliner cette thèse de manière strictement éditoriale. Il va donc, avec une perversité notable, utiliser un supplément pour faire le sale boulot à sa place — et le supplément le plus inoffensif qui soit en apparence : celui des livres. Il s’agit, avant que la doxa du Monde ne s’affirme en une (ce qui ne saurait tarder), de préparer le terrain dans les pages anodines. Le Monde des livres a vocation de rendre compte de la manière dont les écrivains, dans leurs romans, conçoivent la réalité, les événements, les attentats : pas de faire de leurs pages une tribune improvisée où les écrivains deviennent des commentateurs en direct de l’actualité ; pour cela, il y a les pages « Idées », les pages « Opinions », les pages « Débats ». Mais les pages « Débats » présentaient, ici, un inconvénient : elles sont trop identifiées comme des pages déconnectées de la ligne éditoriale ; elles ne sauraient en aucun cas traduire la tendance idéologique du journal. Publier les positions d’un écrivain dans les pages littéraires a donc l’avantage de fondre sa prose dans un réceptacle adapté et cohérent : les journalistes décryptent l’actualité dans la partie journalistique du quotidien, les écrivains décryptent cette même actualité dans la partie littéraire. Ce qui crée une sorte d’équivalence dans la légitimité : l’écrivain, parce qu’écrivant dans le supplément littéraire, devient en quelque sorte intégré à la rédaction. Son avis vaut donc article — il n’est plus un électron libre exprimant une liberté indépendante ; il est raccroché au journal.

 

D’ailleurs, il est bien spécifié ceci, sous le titre spectaculaire Moi, Mohamed Merah qu’illustre un dessin (tons rouge, fumées, silhouettes, têtes de mort, visage de Ben Laden), tout aussi racoleur, tout aussi prostitutionnel, qui semble sorti d’un exemplaire de Métal hurlant des années 80 : « À l’invitation du Monde des livres, l’écrivain Salim Bachi, auteur de Moi, Khaled Kelkal, est entré dans la tête du tueur, mort le 22 mars à Toulouse. » C’est donc « à l’invitation du Monde des livres » que Salim Bachi a écrit son texte. Effectivement, Le Monde tout court, Le Monde-Monde ne pouvait peut-être pas, ne pouvait sans doute pas, étant donné la proximité de l’événement, se permettre d’inviter quiconque d’autre qu’un écrivain, ni d’inviter ailleurs que dans cette annexe peu lue qu’est ce supplément : n’empêche que le mot « invitation » ne trompe pas. Quand on invite un écrivain, Salim Bachi, qui s’est autrefois mis « dans la peau » de Khaled Kelkal, on sait très bien ce qu’il adviendra : on sait, quasiment à la virgule près, quel texte nous sera remis. La perversité continue le chemin entamé : à une demande assise dans la réalité, on apporte une réponse qualifiée de fiction. Le tour de passe-passe est grossier : le même texte, dont la teneur eût choqué (du moins l’espère-t-on) quelques lecteurs s’il avait été publié en d’autres endroits du journal, en des colonnes non littéraires, ne peut choquer ici puisque son contenu est immédiatement, est officiellement neutralisé par cette petite barre noire qui le précède, sur laquelle est inscrit ceci : « Fiction ». Un éditorial maquillé en fiction, c’est toujours ça de pris. L’inacceptable, ainsi travesti, vaut ligne de conduite, vaut fil rouge de pensée. Bien joué. Tariq Ramadan doit faire partie des lecteurs du Monde heureux : il y a signé, en quelque sorte, sans la rédiger, via un prête-nom et un drôle de tour de prestidigitation, une éclatante tribune, illustrée qui plus est. Et en une. Pas en une du véritable Monde, mais en une de cette excroissance du Monde qu’est le supplément littéraire « délittérarisé » pour l’occasion. On rajoute même un peu d’outrances pour que la fiction garde sa belle parure de fiction — on injecte des facilités, des insanités, pour qu’il ne vienne à l’esprit de personne d’intenter le genre de procès que je suis pourtant en train d’intenter. Sur le jeu pervers, un écran de fumée est jeté.

 

Nul n’a pensé à demander à un écrivain de se mettre dans la peau de la petite Miriam Monsonego, 7 ans, qui fut tirée par les cheveux par Merah avant que ce dernier ne lui explose la cervelle avec un pistolet automatique, à bout touchant. Nul ne peut se mettre dans la peau, nul ne peut se placer dans la tête (éclatée), dans le cerveau (réduit en bouillie de sang) de cette petite fille (ou des deux autres enfants), nul surtout ne voudrait le faire — mais pour Merah, aucun problème, on accepte la pige, on répond favorablement à l’invitation. Et on y répond rapidement : parce que l’explication est toute prête. L’explication, somme toute, était déjà là avant qu’il ne commette ses crimes dégueulasses. La preuve en est que Salim Bachi, Le Monde des livres en fait l’aveu, n’a plus qu’à remplacer le nom de Khaled Kelkal par celui de Mohamed Merah : Moi, Mohamed Merah n’est que l’actualisation, comme un programme actualise mécaniquement un logiciel, de Moi, Khaled Kelkal. On voit ici que, dans l’esprit du Monde comme dans l’esprit de Bachi (qui sont en adéquation de pensée puisque l’invité a, stricto sensu, répondu à une invitation bien précise), il y a interchangeabilité des deux terroristes, indépendamment des différences et, surtout, des dix-sept années qui séparent leurs actes. L’explication sociologisante, psychologisante de 1995 vaudrait donc aussi pour celle de 2012, comme si entre-temps le monde avait été figé, comme si rien n’avait changé, comme si les choses et la réalité n’étaient qu’un décor immuable dans lequel la société française n’était qu’une machine à créer incessamment les mêmes inégalités, à isoler les mêmes catégories, à ostraciser infiniment les mêmes profils sans jamais envisager de solutions neuves ; comme si, entre-temps, le terrorisme lui-même ne s’était pas modifié, comme s’il n’avait pas muté. Interchanger les deux terroristes, c’est confondre le XXe siècle et le XXIe, mélanger un monde d’avant Al-Qaïda et un monde d’après — un monde d’avant la guerre avec un monde de pendant la guerre. Depuis le 11 Septembre 2001, une organisation, et non plus un pays, a déclaré la guerre à l’Occident ; c’est une troisième guerre mondiale, qu’on ne nomme jamais ainsi parce qu’on n’y reconnaît pas les modalités des guerres de jadis, des guerres nation contre nation, avec un début, un milieu et une fin, et surtout, des géographies déterminées, des cibles clairement identifiées de part et d’autre. Merah n’est pas un simple avatar de Kelkal ; ils n’appartiennent pas au même siècle. Kelkal faisait un djihad en temps de paix — dans un monde en paix qui ressemblait parfois à un monde en guerre, Merah fait un djihad en temps de guerre — dans un monde en guerre qui ressemble parfois à un monde en paix.

 

En comparant les deux, on sait ce qu’on fait : on souligne les ressemblances, la déshérence sociale, due aux humiliations de la société française envers une population qu’elle se refuse à intégrer et qu’elle stigmatise à longueur de journée au lieu que de lui tendre la main. L’explication kelkalienne a valeur d’idéal type weberien pour expliquer Merah et ceux qui, hélas, ne manqueront pas de suivre. Ainsi, plutôt que de penser le nouveau, la part d’inédit dans le cas Merah, on applique la grille de lecture de l’ancien monde : et le bourreau, alors, sans cesser il est vrai d’être bourreau, est malgré tout doté lui aussi d’un statut de victime. C’est une victime qui a fait des victimes. Les petits enfants morts sont victimes d’une victime. Les victimes du sort (et de la barbarie) sont le résultat d’une victime de la société (et de l’incurie). Il n’y aurait donc plus sur le terrain de ces scènes atroces qu’un ballet de victimes, un rapport étrange de victimes entre elles, qu’un processus cancéreux de cellules victimes dégénérant. Il n’y a plus aucun responsable : si ce n’est nous, nous tous, ceux qui ont la chance de pouvoir entrer en boîte de nuit et à Polytechnique, ce qui semble à peu de choses près, pour Le Monde des livres et Salim Bachi, être la même chose. D’ailleurs, lisez bien : « À l’invitation du Monde des livres, l’écrivain Salim Bachi, auteur de Moi, Khaled Kelkal, est entré dans la tête du tueur, mort le 22 mars à Toulouse. » Celui qui est mort, c’est le tueur. Celui dont la date de décès est ici précisée, imprimée, rappelée, ce n’est pas Miriam, ce n’est pas Arieh Sandler, ni Gabriel Sandler, ce n’est pas Jonathan Sandler, ni ces pauvres militaires, mais Merah. C’est Merah qui est mort.

 

Enfin, Le Monde des livres, adoubé par Le Monde tout court, vaguement conscient, non pas que son discours soit indigne mais que quelques-uns pourraient le trouver indigne, publie deux remarquables textes, l’un signé Olivier Rolin (intitulé « Tribune »), l’autre Marc Weitzmann (baptisé « analyse ») — relégués en page deux, et qu’on sent fort bien avoir été publiés pour amortir le choc. La « fiction » de Salim Bachi est ainsi contrebalancée par deux textes (vraiment parfaits) qui, eux, sont situés dans la réalité. Preuve supplémentaire que cette soi-disant prose littéraire de Bachi n’est pas (du tout) fictionnelle : auquel cas, deux autres fictions, signées Rolin, Weitzmann (eux-mêmes romanciers), eussent pu faire un match équitable avec l’auteur de la une du supplément. Auteur qui, notons-le, également, est à peu près inconnu, non seulement du grand public, mais également du milieu littéraire — ce qui ne fait que renforcer l’impression de malaise : on aura été, d’une part, chercher une petite main pour exécuter la basse besogne (préparer les esprits, incidemment, à accepter la thèse immonde selon laquelle Merah est le pur produit de choix politiques nationaux) ; et, d’autre part, par l’utilisation d’un écrivain sans grande notoriété, on aura commis un papier signé, non d’une prestigieuse plume issue de la fiction, mais d’un nom pratiquement aussi anonyme que celui d’un journaliste. CQFD.