Dimanche 14 janvier 2024, quelques mois avant les Jeux Olympiques Paris 2024, une délégation de sportifs et de dirigeants du monde du sport q"es, avec le Crif, pour un voyage de la mémoire dans le camp d’Auschwitz-Birkenau, en partenariat avec le Mémorial de la Shoah.
« Chers amis,
Il y a 80 ans presque jour pour jour, le 20 janvier 1944, le convoi 66, quittait le camp de Drancy pour emporter vers l’enfer d’Auschwitz-Birkenau, 1 153 hommes, femmes, enfants dont le seul tort fut d’être nés juifs.
Dans les entrailles de ces wagons plombés, se trouve alors le recordman du monde du 200 mètres brasse, Alfred Nakache, détenteur de ce titre depuis sa course à la piscine du Cercle des Nageurs de Marseille, le 7 juillet 1941. Célébré et adulé pour ses performances, il sera dès 1943 honni et conspué par la presse antisémite.
Déporté avec sa femme Paule et sa fille Annie, deux ans, il rentrera en France en avril 1945. Seul et anéanti. Il reprendra la natation, ou plutôt il revivra par la natation, redeviendra recordman du monde et sera le seul rescapé des camps nazis à participer aux Jeux Olympiques (JO) de Londres en 1948, douze ans après sa participation aux funestes Jeux de Berlin.
Alfred Nakache était le frère de ma grand-mère. C’est de la conscience de ce destin singulier qu’est né pour moi de longue date l’espoir qu’un jour le Crif emmène des champions français à Auschwitz-Birkenau.
C’est Pierre Fraidenraich, que j’ai eu la chance de rencontrer il y a quelques mois, qui a fait magistralement de cette idée une réalité, en cette année olympique. Pierre, dont trois oncles ont été assassinés ici-même et qui vient aujourd’hui symboliquement accompagné de ses trois fils.
Ce projet, Pierre l’a partagé immédiatement avec Richard Dacoury, icône du sport français et parrain de notre délégation aujourd’hui. Au nom du Crif, au nom de tous les participants à ce voyage inédit, je veux remercier Pierre, Richard et les membres de la commission Sport du Crif de leur engagement courageux et déterminé pour cette initiative. Une initiative dont le message nous dépasse, tant il est universel.
Car, oui, vous l’avez vu de vos yeux, comprendre Auschwitz, ou plutôt tenter de comprendre Auschwitz, c’est accepter à la fois la singularité de ce qu’il s’est passé en ce lieu il y a 80 ans, et sa portée universelle.
De la Judenramp où nous nous trouvions tout à l’heure, au « Canada » devant lequel nous nous sommes rendus, nous tentons d’appréhender pas à pas ce processus terrifiant de fabrication de cadavres et de destruction de tout résidu d’humanité.
Ce parcours a été celui de millions de Juifs, non seulement ici à Birkenau, mais aussi dans les centres de mise à mort où il n’y avait pas de sélection : Treblinka, Sobibor, Belzec, Chelmo.
Chers amis,
Le sport est-il plus fort que la haine ? Ce qu’Auschwitz révèle de la nature humaine, la part de Mal qui habite l’humanité et peut à tout moment ressurgir, est à l’opposé des valeurs du projet olympique et, plus généralement du monde du sport.
La Shoah a démontré que l’Homme peut parfois se surpasser pour atteindre des sommets d’inhumanité.
Les valeurs du sport et de l’olympisme, au contraire, invitent avant tout l’Homme à se surpasser pour faire œuvre de fraternité et de générosité.
En pensant à cette opposition absolue entre ces deux mondes, j’imagine ce qui a pu traverser l’esprit des athlètes engloutis par la Shoah, de ceux qui ont connu les sommets des Jeux Olympiques et l’abîme des camps d’extermination.
Car oui, contrairement à ce que les clichés antisémites ont toujours voulu faire croire, il y a eu et il y a de grands athlètes juifs.
Il y a une tradition juive de la culture physique : ainsi, au deuxième congrès sioniste, à Bâle en 1898, Max Nordau lance : « Nous devons aspirer à créer de nouveau un « judaïsme du muscle », nous devons devenir de nouveau des hommes aux torses saillants, avec des corps d'athlète […] à l’image de nos ancêtres, les Hasmonéens, les Maccabées et Bar Kokhba. » et dès 1935 se tiendra la première édition des Maccabiades, l’équivalent des Jeux Olympiques juifs.
Des athlètes juifs médaillés olympiques, il y en eut.
Je veux évoquer ici le destin de la fabuleuse équipe féminine de gymnastique des Pays-Bas, médaillée d’or aux Jeux Olympiques d’Amsterdam de 1928, pour l’apparition de l’épreuve féminine par équipe. Quatre des gymnastes et l’entraîneur étaient juifs.
Mais l’Histoire, c’est malheureusement surtout une question de date et lieu de naissance… Nés juifs à la mauvaise période, sur le mauvais continent…
Stella Agsteribbe fut déportée et assassinée à Auschwitz.
Ses coéquipières Jud Simons, Anna Polak et Helena Nordheim, ainsi que leur entraîneur Gerrit Kleerekoper, furent déportés et assassinés à Sobibor.
Seule Elka de Levie survivra à la Shoah.
Je veux aussi rappeler la mémoire d’un immense champion : Attila Petschauer, escrimeur hongrois surdoué, double médaillé d’or olympique en 1928 et 1932, surnommé le nouveau D’Artagnan par son entraîneur.
Suspendu à un arbre dans un camp de travaux forcé en Ukraine, il fut aspergé d’eau par ses tortionnaires jusqu’à ce que son corps glace et qu’il meure.
C’est le lutteur Karoly Karpati, lui aussi juif hongrois, qui raconte sa mort atroce dans ses mémoires. Karpati qui, lui, a arraché, la médaille d’or à un Allemand aux JO de Berlin de 1936, devant une foule pro nazie.
Sa victoire fit alors écho, dans une mesure moindre, à celles de Jesse Owens, athlète noir américain, qui fut quatre fois médaillé d’or aux mêmes Jeux Olympiques, devant la même foule fanatique et sous les yeux d’Hitler.
En remportant ces victoires, non seulement ces athlètes entraient dans l’Histoire, mais ils faisaient acte de résistance à l’idéologie nazie.
Il y eu bien sûr aussi le célèbre boxeur français Young Perez, 1m55, le little big man du ring, plus jeune champion du monde poids mouche de l’Histoire en 1931. Lui a tout connu : la gloire, la chute, l’amour mondain, puis la déportation à Auschwitz où, pour contenter le goût du commandant du camp pour la boxe, il fut contraint de combattre face à des gardiens allemands poids lourds et surtout en bien meilleure condition physique.
Young Perez sera abattu pendant les marches de la mort lors de l’évacuation du camp en janvier 1945.
Parmi nous aujourd’hui, se trouve un homme à qui je veux rendre un hommage particulier, Léon Lewkowicz. Cher Léon, vous nous faites l’immense honneur de participer à ce voyage pour témoigner. Vous qui avez été enfermé dans le ghetto de Lodz à dix ans et qui n’aviez que quinze ans lors des marches de la mort. Vous qui avez été champion de France d’haltérophilie, cinq ans à peine après la Libération. Vous êtes l’incarnation de la volonté et de la résistance par le sport, vous savez son pouvoir de reconstitution psychique.
Chers amis,
Je crois, nous croyons, à la force du sport à et à ses valeurs.
À vous tous, athlètes, cadres sportifs, qui avez tenu à entreprendre ce voyage à Auschwitz pour mieux comprendre comment notre monde s’est fendu en deux ici, j’adresse mes remerciements. Nous faisons désormais tous partie de la même équipe, celle qui a la responsabilité de transmettre.
Alors que l’antisémitisme réapparaît, renforcé notamment par les attaques du 7 octobre en Israël, alors que partout la haine et la défiance de toutes sortes progressent, ce passage de témoin, comme dans les courses d’athlétisme, n’est jamais simple.
En vous voyant ici si nombreux, je sais que nous réussirons l’immense défi de la transmission de la Mémoire de la Shoah, de la vigilance face à toutes les haines et les discriminations, et de l’engagement pour ensemble, essayer demain de rendre le monde meilleur. »
Yonathan Arfi, Président du Crif