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Publié le 23 décembre dans Le Point
La cour d'appel de Paris (chambre de l'instruction) a conclu à l'irresponsabilité pénale de Kobili Traoré, qui a roué de coups puis défenestré Sarah Halimi en 2017, à son domicile parisien. À la lumière des expertises psychiatriques, les magistrats ont fait application de l'article 122-1 du Code pénal, estimant que l'auteur, pris d'une « bouffée délirante aiguë », était atteint d'un « trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement » au moment des faits. Pour Me Francis Szpiner, qui défend la famille de la victime, le débat judiciaire a été « escamoté ». Entretien.
Le Point : Que vous inspire cette décision de déclarer Kobili Traoré pénalement irresponsable ?
Me Francis Szpiner : Elle m'a mis en colère. Les magistrats de la chambre de l'instruction auraient pu renvoyer M. Traoré devant la cour d'assises et laisser celle-ci se prononcer sur sa responsabilité pénale, à l'issue d'un débat public fouillé, dans lequel auraient pu être entendus les policiers, les voisins, les personnes séquestrées avant le meurtre de Mme Halimi, d'autres experts, M. Traoré lui-même… Au lieu de quoi, nous avons dû nous contenter d'un débat escamoté, mené sur la base de trois expertises sujettes à caution, présentant des divergences manifestes et, pour l'une d'elles au moins, des erreurs grossières. Je vous dis mon sentiment : la justice a été volée à mes clients.
Dans quel état d'esprit se trouvent-ils ?
Que voulez-vous que je vous dise ? Ils sont écœurés.
Les cas où « l'abolition du discernement » (l'ancien « état de démence ») est reconnue à raison de l'autoadministration d'un produit stupéfiant sont rares, en jurisprudence. La plupart du temps, le juge refuse de voir dans l'intoxication et ses effets une cause d'irresponsabilité ou d'atténuation de la responsabilité. Comment expliquez-vous ce revirement ?
Je ne me l'explique pas. On crée une « jurisprudence Sarah Halimi » qui, demain, permettra éventuellement à un individu qui aura pris le risque conscient de consommer un produit dangereux d'échapper à sa responsabilité. Dans l'affaire qui nous préoccupe, M. Traoré a été examiné par trois collèges de psychiatres différents. Le Dr Daniel Zagury, qui est sans doute l'un de nos meilleurs experts, dit la chose suivante : « Au moment de l'acte, M. Traoré était saisi d'une bouffée délirante aiguë de nature à lui faire perdre conscience de ce qu'il faisait ». À la lecture de ce diagnostic, on aurait pu penser qu'il allait conclure à l'irresponsabilité pénale du sujet. Mais le Dr Zagury précise que cette bouffée délirante s'inscrit dans « une origine exotoxique ». En clair : une absorption volontaire et massive de drogue. Ainsi, le Dr Zagury conclut qu'« en dépit de la réalité indiscutable du trouble aliénant, l'abolition ne peut être retenue du fait de la prise consciente, volontaire et régulière de cannabis en très forte quantité ».
Il s'en tient, du coup, à une « altération » du discernement. Selon lui, M. Traoré demeure punissable.
Absolument.
Pour vous, le passage à l'acte découle directement de cette intoxication volontaire.
En effet. Les choses sont assez simples, à dire vrai : je consomme un produit illicite, je suis comptable des conséquences que cette consommation peut avoir par la suite. M. Traoré a pris le risque de se retrouver dans une situation qui l'a conduit à commettre l'irréparable. En première instance, le procureur de la République avait d'ailleurs suivi le même raisonnement : « Par son comportement volontaire de consommation de stupéfiants, Kobili Traoré a directement contribué au déclenchement de sa bouffée aiguë. Le fait qu'il n'ait pas souhaité être atteint de ce trouble et commettre les faits ne peut suffire à l'exempter de toute responsabilité. » On ne saurait être plus clair : Traoré ne peut se prévaloir de l'état de démence dans lequel il se trouvait, celui-ci résultant d'un comportement fautif préexistant.
Si j'étais journaliste, je demanderais au parquet général de Paris ce qui a pu le conduire à prendre des réquisitions totalement opposées à celles qu'avait prises le parquet de Paris à l'issue de l'instruction.
Reste que les deux autres collèges d'experts missionnés par le juge d'instruction n'ont pas eu la même lecture et ont conclu, d'une même voix, à l'abolition du discernement.
Parlons-en ! L'inénarrable Paul Bensussan s'est planté magistralement en indiquant, d'abord, que Traoré présentait « un trouble psychotique de nature vraisemblablement schizophrénique ». Réalisant sa méprise et reconnaissant s'être trompé, il a déclaré à La Croix qu'il fallait rendre hommage à son honnêteté intellectuelle. Qu'il se rassure, nous nous serions manifestés s'il n'avait pas daigné l'exprimer ! Le même expert fait valoir ensuite que Traoré n'avait pas conscience, comme l'immense majorité des consommateurs de cannabis, de la dangerosité du produit auquel il était dépendant. Nous contestons cette affirmation, bien entendu. Quant au troisième collège d'experts, il se contente d'évoquer une bouffée délirante aiguë et conclut, sans aucune explication, à l'abolition du discernement. Tout ceci n'est pas sérieux. Encore une fois, un débat aussi difficile, pour des faits aussi graves, aurait mérité que la cour d'assises se prononce.
L'avocat de la défense salue la décision de la chambre de l'instruction. Selon Me Thomas Bidnic, Traoré n'était pas en mesure d'anticiper la crise qui allait advenir (une bouffée délirante aiguë) puisqu'il n'avait jamais rien connu de similaire auparavant. Il avait perdu la maîtrise de lui-même, il n'y aurait donc pas de causalité entre cette consommation illicite et le passage à l'acte.
M. Traoré fume du cannabis, il n'ignore pas que c'est un produit dangereux qui peut avoir des effets. Il ne les mesure peut-être pas tous, mais qu'importe. On ne recherche pas forcément le delirium tremens lorsqu'on consomme de l'alcool, c'est même rarement le cas ; pour autant, on ne peut pas nier que ce délire est dû à l'alcool. Dans cette affaire, la bouffée délirante n'a qu'une cause : la consommation massive de stupéfiants. Le lien de causalité est établi à 100 %.
Pensez-vous que l'élément moral, l'intention criminelle, préexistait chez M. Traoré, avant l'abolition ou l'altération du discernement découlant de sa bouffée délirante ?
Il est clair que le caractère particulier de ce crime interpelle. Nous n'avons pas affaire à un malade mental qui tue aveuglément un passant dans la rue sous l'effet d'une bouffée délirante. Pourquoi Traoré n'a-t-il pas tué les gens qu'il avait séquestrés, avant de jeter Mme Halimi par la fenêtre ? Comment a-t-il pu, comme il l'a fait, enjamber son balcon avant de s'en prendre à elle ? Pourquoi a-t-il déclaré avoir « tué le démon », puis hurlé « Allah akbar ! », s'il n'avait pas conscience de commettre un crime antisémite, comme il le prétend ? Pourquoi s'est-il rebellé lors de son interpellation, s'il avait perdu tout discernement ? Et comment a-t-il pu prétendre que Mme Halimi s'était suicidée, si ce n'est pour échapper à une responsabilité dont il avait pleinement conscience ?
Je n'ai pas la réponse à toutes ces questions, je ne demande pas que l'on cède à la dictature de l'émotion, je dis juste que tout ça aurait mérité d'être débattu plus amplement, devant une cour d'assises. J'espère que la Cour de cassation (un pourvoi a été formé contre l'arrêt de la chambre de l'instruction) nous entendra.
Vous avez déclaré samedi sur Europe 1 que le suspect restait « dangereux ». Qu'entendez-vous par là ?
Je veux dire que la décision de la chambre de l'instruction pose un problème d'ordre public. Il est établi que M. Traoré ne souffre d'aucune pathologie mentale. La cour d'appel a rendu un arrêté d'internement, mais on voit mal, en l'absence de maladie psychiatrique, comment il pourrait être maintenu dans la durée en hospitalisation sous contrainte. À l'audience, nous avons eu affaire à un homme qui savait où il était, qui comprenait les enjeux et s'exprimait clairement. On imagine mal, à court ou moyen terme, ce qui pourrait justifier son maintien dans un hôpital psychiatrique.